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DEVENIR UN HOMME.

Publié le 29/07/2011

Extrait du document

Assis auprès du lit, veillant le dernier sommeil de Melchior, dont le visage avait pris maintenant une expression sévère et solennelle, il sentait la sombre tranquillité du mort entrer en lui. Sa passion enfantine s'était dissipée, comme un accès de fièvre; le souffle glacial de la tombe avait tout emporté. Minna, son orgueil, son amour, hélas! quelle misère! Que tout était peu de chose auprès de cette réalité, la seule réalité : la mort! Etait-ce la peine de tant souffrir, désirer, s'agiter, pour en arriver là!... Il regardait son père endormi, et il était pénétré d'une pitié indéfinie. Il se rappelait ses moindres actes de bonté et de tendresse. Car, avec toutes ses tares, Melchior n'était pas méchant, il y avait beaucoup de bon en lui. Il aimait les siens. Il était honnête. Il avait un peu de la probité intransigeante des Krafft, qui, dans les questions de moralité et d'honneur, ne souffrait pas de discussion et n'eût jamais admis ces petites saletés morales, que tant de gens de la société ne regardent pas tout à fait comme des fautes. Il était brave et, en toute occasion dangereuse, s'exposait avec une sorte de jouissance. S'il était dépensier pour lui-même, il l'était aussi pour les autres : il ne pouvait supporter qu'on fût triste; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait, -et de ce qui ne lui appartenait pas, - aux pauvres diables qu'il rencontrait sur son chemin. Toutes ces qualités apparaissaient maintenant à Christophe : il les exagérait. Il lui semblait qu'il avait méconnu son père. Il se reprochait de ne pas l'avoir assez aimé. Il le voyait vaincu par la vie : il croyait entendre cette malheureuse âme, entraînée à la dérive, trop faible pour lutter, et gémissant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable prière, dont l'accent l'avait déchiré naguère : - Christophe, ne me méprise pas! Et il était bouleversé de remords. Il se jetait sur le lit et baisait le visage du mort, en pleurant. Il répétait, comme autrefois : - Mon cher papa, je ne te méprise pas, je t'aime. Pardonne-moi! Mais la plainte ne s'apaisait pas et reprenait, angoissée : - Ne me méprisez pas! Ne me méprisez pas! Et brusquement, Christophe se vit couché lui-même à la place du mort; il entendait les terribles paroles sortir de sa bouche, il sentait sur son cœur peser le désespoir d'une inutile vie, irrémédiablement perdue. Et il pensait avec épouvante : « Toutes les souffrances, toutes les misères du monde, plutôt que d'en arriver là!... « Combien il en avait été près! N'avait-il pas failli céder à la tentation de briser sa vie, pour échapper lâchement à sa peine! Comme si les peines, toutes les trahisons, n'étaient pas des chagrins d'enfant auprès de la torture et du crime suprêmes de se trahir soi-même, de renier sa foi, de se mépriser dans la mort! Il vit que la vie était une bataille sans trêve et sans merci, où qui veut être un homme digne du nom d'homme doit lutter constamment contre des armées d'ennemis invisibles : les forces meurtrières de la nature, les désirs troubles, les obscures pensées, qui poussent traîtreusement à s'avilir et à s'anéantir. Il vit que le bonheur et l'amour étaient une duperie d'un moment, pour amener le cœur à désarmer et à abdiquer. Et le petit puritain de quinze ans entendit la voix de son Dieu : - Va, va, sans jamais te reposer. - Mais où irai-je, Seigneur? Quoi que je fasse, où que j'aille, la fin n'est-elle point toujours la même, le terme n'est-il point là? - Allez mourir, vous qui devez mourir! Allez souffrir, vous qui devez souffrir! On ne vit pas pour être heureux. On vit pour accomplir ma Loi. Souffre. Meurs. Mais sois ce que tu dois être : un Homme. Romain ROLLAND. Jean-Christophe. Le matin. Ed. Albin Michel.

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