Devoir de Philosophie

Difficile Liberté

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Il serait urgent de défendre l'homme contre la technologie de notre siècle. L'homme y aurait perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres. Désormais, exister équivaudrait à exploiter la nature ; mais dans le tourbillon de cette entreprise qui se dévore elle-même, ne se maintiendrait aucun point fixe. Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s'appartenir ne serait, en fait, que le client d'une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. Personne n'existerait pour soi. Il y a du vrai dans cette déclamation. La technique est dangereuse. Elle ne menace pas seulement l'identité des personnes. Elle risque de faire éclater la planète. Mais les ennemis de la société industrielle sont la plupart du temps réactionnaires. [...] Je pense à Heidegger et aux heideggériens. On voudrait que l'homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde. Ils ne connaîtraient plus que la matière dressée devant eux, objectée en quelque façon à leur liberté, ils ne connaîtraient que des objets. Retrouver le monde, c'est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu, s'ouvrir à la lumière des grands paysages, à la fascination de la nature, au majestueux campement des montagnes ; c'est courir un sentier qui serpente à travers champs ; c'est sentir l'unité qu'instaure le pont reliant les berges de la rivière et l'architecture des bâtiments, la présence de l'arbre, le clair-obscur des forêts, le mystère des choses, d'une cruche, des souliers éculés d'une paysanne, l'éclat d'une carafe de vin posée sur une nappe blanche. L'Être même du réel se manifesterait de derrière ces expériences privilégiées, se donnant et se confiant à la garde de l'homme. Et l'homme, gardien de l'Être, tirerait de cette grâce son existence et sa vérité. [...] La technique supprime le privilège de cet enracinement et de l'exil qui s'y réfère. Elle affranchit de cette alternative. Il ne s'agit pas de revenir au nomadisme aussi incapable que l'existence sédentaire, de sortir d'un paysage et d'un climat. La technique nous arrache au monde heideggérien et aux superstitions du Lieu. Dès lors une chance apparaît : apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés, laisser luire le visage humain dans sa nudité. Socrate préférait à la campagne et aux arbres la ville où l'on rencontre les hommes. Le judaïsme est frère du message socratique. [...] Dans l'exploit de Gagarine [...], ce qui compte peut-être par-dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans' l'absolu de l'espace homogène. Emmanuel LÉVINAS.

Liens utiles