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Dissertation: Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?

Publié le 22/02/2012

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«C'est proprement vivre les yeux fermés que de vivre sans philosopher« (Descartes, Principes de la philosophie, préface). 

Descartes propose une définition de la philosophie: c'est de vivre les yeux ouverts. C'est donc le contraire du sommeil, qui symbolise l'ignorance, et du rêve, qui nous présente des illusions; c'est plutôt la connaissance, ou du moins la recherche de la vérité. C'est chercher à voir les choses telles qu'elles sont, sans se laisser influencer par des préjugés. Si l'on admet que la philosophie est l'exercice de la pensée, il semble difficile de rejeter comme stérile une telle activité. Vivre sans philosopher, ce serait préférer se laisser guider par les opinions des autres plutôt que se conduire par son propre esprit. Une telle attitude serait comparable à celle d'un homme doué de bons yeux mais qui préférerait les tenir fermés et se laisser guider par autrui. Le choix de cette dépendance intellectuelle paraît incompréhensible. On pourra l'expliquer par la paresse, car penser par soi-même exige un effort. Mais un seul argument sérieux semble capable de justifier une réticence à l'égard de la philosophie: vouloir supprimer les illusions dont les hommes vivent , n'est-ce pas dangereux? La philosophie ne risque-t-elle pas de conduire à la désillusion? Certes, les préjugés sont mauvais parce qu'ils sont une entrave à la découverte de la vérité. De plus, lorsqu'ils portent sur d'autres hommes, ils constituent une violence. Le préjugé est toujours réducteur, il donne à celui qui en fait l'objet le sentiment qu'on ne lui laisse pas sa chance, qu'on lui retire la liberté de modifier ce jugement en niant sa singularité. Mais l'interrogation philosophique ne risque-t-elle pas de constituer elle-même une violence? A mettre en doute ses opinions, ne risque-t-on pas d'en venir à douter de soi? Plus grave, cela ne va-t-il pas conduire à douter du sens de tout ce que l'on fait? La vie exclut les questions. A mettre sa vie en questions, on finit par ne plus la vivre. Doit-on obliger les hommes à contempler leur propre néant? Le refus de l'effort de penser pourrait s'expliquer par le sentiment d'une incompatibilité entre, d'une part, l'exercice de la raison, dont relève la philosophie et, d'autre part, le bonheur. Faut-il donc abandonner l'effort de penser et adopter le slogan -- c'est bien d'un slogan qu'il s'agit, puisque avant qu'il ne traîne dans toutes les bouches, il fut lancé par une chaîne de supermarchés -- selon lequel il faut positiver? Ou bien l'opposition entre la connaissance de la vérité et le bonheur n'est-elle qu'une apparence? Après tout, entre bonheur et vérité, faut-il choisir? I. La conscience malheureuse Il semble à celui qui se tracasse, pour qui un souci est devenu une idée fixe obsédante dont il ne parvient plus à se délivrer, que la raison, et même la conscience, sont un fardeau, une source de tourment qui compromet la possibilité du bonheur. Faut-il donc renoncer à penser pour être heureux? 1. La conscience de l'avenir La conscience de soi est source de conflits intérieurs. a. Le déchirement. La conscience est par nature déchirée. Elle implique une division à l'intérieur de soi. J'ai conscience de mon présent, mais aussi de mon passé et de mon avenir. Et me voilà dispersé dans les trois "dimensions" du temps. Par exemple, il y a une scission entre ce que je suis et ce dont j'ai conscience que je pourrais l'être. La conscience implique ainsi le sentiment de la séparation entre le présent et le moment de l'accomplissement de mon désir, la conscience de ce dont je manque, qui rend ce manque d'autant plus douloureux. Conscient de mon désir, j'éprouve du coup la distance qui me sépare du plaisir. D'où des sentiments comme l'impatience ou l'inquiétude, qui troublent la paix de l'âme. Aussi la frustration et la privation. Une fois le but atteint, j'ai conscience qu'il est passé et j'en éprouve du regret ou de la nostalgie. Si j'ai mal agi, la composante morale de ma conscience engendrera un sentiment de culpabilité. «Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre«, dit  Pascal. Mais le plaisir passe vite, on y goûte à peine. Une fois qu'il est passé, l'on est déçu. La vie se trouve partagée entre l'inquiétude et le regret. L'esprit, occupé par l'anticipation de l'avenir et le souvenir du passé, laisse ainsi s'échapper le présent.

b. La mort. De plus, la conscience de l'avenir nous porte vers la pensée de la mort. L'homme, qui, de toutes les créatures, est au plus haut point doué de conscience, fait preuve aussi d'une attitude sans pareille devant la mort: il est le seul à ensevelir ses morts; le spectacle de la mort suscite chez lui des conduites de peur dont les animaux ne témoignent pas. Si la condition humaine est misérable, c'est principalement à cause de la certitude de la mort.(Pascal, Pensées,Br. 199). Ce qui est épouvantable, c'est que nous savons que notre tour viendra. Nous sommes tous en sursis, et cette effrayante vérité ne nous est même pas cachée. Pour peu que l'on y pense, l'idée de la mort inévitable est désespérante. C'est pourquoi les hommes la fuient dans ce que Pascal appelle le divertissement, qui consiste, selon l'étymologie, à détourner sa pensée des idées noires. 2. « Heureux les pauvres d'esprit ! « La lucidité semble donc une source de malheur. Qui ose contempler en face la réalité de la condition humaine se condamne au désespoir. Le savoir ne sera donc pas un remède, au contraire. Que je réfléchisse un peu, et je saurai que mon existence n'a pas de sens: rien ne justifie mon existence. Je suis né par hasard, sans raison. La méditation fournit assez facilement des raisons de désespérer. Rien n'a vraiment de sens, de valeur absolue. Tout ce que j'accomplis est voué à la disparition. C'est le constat dressé par l'Ecclésiaste: «Tout est vanité«. La richesse, la gloire, les femmes, tout cela est éphémère et ne m'empêchera pas d'y passer comme les autres. Quant au savoir, il ne fournit nulle consolation: «Qui accroît son savoir accroît son malheur«. La lucidité conduit en effet au constat de la vanité de l'existence. C'est pourquoi Erasme fait l'Eloge de la folie: le fou est finalement plus raisonnable que le sage. C'est la volonté de savoir, de percer des secrets qui nous ont été cachés, qui est folie. Le fou est bien plus heureux de son inconscience. Erasme cite le cas d'un fou qui regrette d'avoir été guéri de ses illusions. C'est pourquoi aussi l'enfance apparaît comme un paradis perdu: c'est l'âge de l'ignorance, mais aussi de l'insouciance. Le savoir ne rend pas plus heureux, au contraire. Déjà Platon se désolait que le monde, vidé par le savoir rationnel de divinités qui le peuplaient, soit "désenchanté". Pythagore croyait entendre la "musique des sphères", le son harmonieux produit par les sphères célestes dans leur mouvement. Le progrès de la science détruit l'illusion; ne détruit-il pas aussi la beauté du monde? Au XVIIème, Pascal n'entend plus rien, que "le silence éternel de ces espaces vides", source pour lui de frayeur. Il est vrai que l'univers n'est pas silencieux. Mais le rayonnement capté par les radiotélescopes n'a rien de musical ni d'harmonieux. Ainsi, le chercheur Steven Weinberg conclut les Trois premières minutes de l'univers sur un ton désabusé: le progrès de l'astrophysique ne nous a dévoilé aucun dieu, aucune présence réconfortante, seulement le jeu de forces aveugles et de particules sans âme. "Plus l'univers nous devient compréhensible, et plus il semble absurde", dit-il à la fin de son livre. La Mélancolie de Dürer: La science, symbolisée par les instruments, source de mélancolie. 3. Une foi instinctive La conscience, donc, semble compromettre le bonheur. La vie suppose une adhésion, une foi instinctive sans laquelle l'existence devient un fardeau. On vit sans s'interroger sur le sens de son existence. On vit d'autant mieux que l'on se pose moins de questions. On s'implique dans des tâches, on se donne à des occupations sans mettre en question leur valeur. Il est étonnant que les gens ne pensent pas plus à cet événement qui les attend pourtant de façon inévitable: leur propre mort. C'est probablement que la nature, pour que la vie puisse continuer, nous a fourni un instinct qui nous détourne de cette idée. Mais parfois le voile de l'illusion se déchire. La rupture de cette foi dans la vie, de cette tendance naturelle à vivre sa vie sans s'interroger sur son sens est pathologique, c'est la dépression. Dès que l'on s'interroge sur le sens de ce que l'on fait, apparaît la vanité de toute entreprise. Ainsi, celui dont on dira qu'il pense trop, se gâche le plaisir présent par la considération des soucis à venir. Il ne parvient pas à vivre le bonheur présent, parce qu'au lieu de le vivre, il le pense. Ainsi caricature-t-on le philosophe: comme un "chevalier à la Triste-Figure". A prendre trop de recul par rapport à toute situation, il ne parvient à adhérer à aucune, il est trop détaché, ne parvient pas à s'oublier pour un moment. Il lui faudrait, pensera-t-il, arriver à s'engager dans ce qu'il vit au point de coller à ses expériences, à se laisser enfin aller. Il enviera la légèreté de celui qui sait s'oublier pour se donner tout entier au moment présent. Il tiendra la conscience pour une sorte de frein ou de poids qui l'empêche de s'abandonner. Il est incapable de s'enthousiasmer. Il pourra même éprouver la tentation de se réfugier dans l'inconscience: la frivolité, le divertissement, l'illusion qui, repoussant le doute et les questions qui nous rongent et nous hantent, semblent procurer tranquillité et consolation. Baudelaire, dans ses périodes de spleen, espère trouver cet apaisement dans la contemplation de la beauté, peu importent sa nature et son origine. Tant pis si le paradis trouvé n'est qu'un paradis artificiel: « De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends -- fée aux yeux de velours --, L'univers moins hideux et les instants moins lourds?« (Hymne à la beauté) II. L'illusion est amère La conscience semble compromettre le bonheur, elle rend toute existence inquiète. D'où la tentation de la réduire au silence. Mais, en supposant même qu'il soit possible de faire taire sa conscience, est-ce bien là la condition du bonheur? Ne suppose-t-il pas la conscience d'être heureux? L'efficacité de l'illusion en vue du bonheur est discutable. Elle ne pourra jamais être si complète qu'elle obnubile (couvrir de nuages) tout à fait la conscience. Je peux à la rigueur mettre ma conscience en sourdine momentanément, mais elle reviendra pour troubler l'illusion, et susciter le mécontentement de soi-même. On s'apercevra alors que l'on s'est menti, ce qui ne peut pas être satisfaisant pour l'esprit. Je me suis quelquefois proposé un doute: savoir s'il est mieux d'être gai et content, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu'on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou les étourdissent avec du pétun. Mais (...) voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. (...) Ainsi je n'approuve point qu'on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme , laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux (Descartes, Lettre à Elisabeth, 6 oct. 1645). Descartes formule un dilemme qui correspond précisément à notre problème. Sa thèse, c'est qu'à choisir entre savoir et illusion, mieux vaut le savoir, même si l'illusion semble consolante. Car, en réalité, le pouvoir consolant de l'illusion est éphémère. Il n'est pas bon de se mentir sur la valeur des biens que l'on possède. Un bien, c'est quelque chose que l'on souhaite posséder, quelque chose qui a de la valeur. Les biens ne sont pas tous matériels: la joie, la santé sont des biens. Le souverain bien, expression que l'on trouve déjà employée par Aristote, désigne le bien suprême, le plus estimable, celui qui dépasse en valeur tous les autres, celui dont la possession mérite que l'on sacrifie tous les autres biens. Si le souverain bien était la joie, il faudrait tout faire pour la posséder. Et, s'il fallait, pour être joyeux, renoncer à son savoir, alors ce sacrifice en vaudrait la peine. Par exemple, l'attitude de celui qui s'enivre et perd sa lucidité serait justifiée. (Le pétun désigne le tabac). Mais il s'agit seulement d'une hypothèse. Descartes préfère la connaissance de la vérité, même si elle est parfois difficile à affronter. Pour lui, le souverain bien, c'est le savoir. Qu'est-ce qui justifie cette préférence? Pourquoi l'illusion est-elle un mauvais remède au malheur? Il faut penser, comme nous y invite Descartes, au modèle de l'ivresse. L'illusion est définie sur le modèle de l'ivresse. C'est que l'étourdissement sera suivi d'un retour à la réalité d'autant plus dur qu'elle avait été oubliée. Dans le bonheur, j'oublie la souffrance, si bien que, quand elle se présente à nouveau, je suis d'autant plus vulnérable que j'en avais perdu l'habitude. Ce n'est pas en se réfugiant dans ce qu'il y a de plus vain que l'on pourra se consoler de la vanité de toute chose. De plus, le mensonge à soi est une gymnastique difficile: comment peut-on se mentir à soi-même? Pour mentir, en principe, il faut être deux. L'un qui sait ce que l'autre ignore, sans quoi le mensonge ne peut pas prendre. Mais dans le cas de la mauvaise foi, je me cache ce que pourtant je connais. Le mensonge à soi ne peut qu'être imparfaitement réalisé. Enfin, ce n'est pas l'attitude la plus courageuse ni la plus digne. Si l'homme dispose de la raison et du savoir, à titre de virtualités, son devoir n'est-il pas de les développer? La fuite ne peut être que provisoire. La conscience, dit Kant, «accompagne toutes mes représentations«: elle accompagne toutes mes idées. Aussitôt que je pense quelque chose, j'ai conscience que je le pense. Par conséquent, il est impossible de se passer de conscience, elle est consubstantielle à mon être. "Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse: j'existe(...)J'existe. Je pense que j'existe... Si je pouvais m'empêcher de penser! J'essaie, je réussis: il me semble que ma tête s'emplit de fumée...et voilà que ça recommence: 'Fumée...ne pas penser...Je ne veux pas penser. Je pense que je ne veux pas penser. Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser. Parce que c'est encore une pensée.' On n'en finira donc jamais?"(Sartre, La Nausée, Folio p. 145). Des jours, on voudrait s'arracher la tête pour faire taire ce bourdonnement incessant qui nous empêche de dormir , mais c'est impossible. Quand on y parvient, c'est provisoire seulement. Et, même si l'on y parvenait tout à fait, il est douteux que l'état ainsi atteint coïnciderait avec le bonheur. La conscience d'être heureux semble nécessaire au bonheur. Le bonheur, selon Aristote, c'est d'accomplir sa fonction propre. Le propre de l'homme, c'est la pensée. A ne pas penser, on sent bien que l'on se gâche soi-même. Inconscient, on ne serait pas plus heureux qu'une pierre. On ne serait ni heureux ni malheureux, mais plutôt dans un état situé en-deçà de la distinction entre bonheur et malheur. III. Le "gai savoir" S'efforcer de se faire semblable à une chose n'est pas un remède contre le malheur de la conscience. Outre que c'est une solution peu digne, tendre vers la simple vie biologique en se donnant pour modèle de vie l'insouciance animale, à la façon de Diogène, est voué à l'échec. Le bonheur n'est-il donc qu'une idée vaine, un idéal impossible à atteindre? Le divorce entre la conscience et la vie est-il irréparable? Puisque la conscience est inaliénable, autant essayer d'en faire l'instrument de notre bonheur, essayer de la retourner à notre avantage, par l'analyse de ce qui nous fait souffrir. 1. Une pensée du plaisir D'une part, le malheur vient moins de la privation elle-même que de la conscience du manque. On éprouve un manque par rapport à un besoin. Il faut donc travailler à réduire ses besoins afin de sentir moins de privation. C'est la leçon que nous donne Epicure. Sa morale est fondée sur la notion de plaisir. Le plaisir est selon lui le souverain bien. Mais, dira-t-on, la recherche du plaisir est une cause de tourments. Le désir m'expose à la déception. C'est pourquoi Epicure ne propose pas du tout un modèle semblable au slogan soixante-huitard «jouir sans entraves«. Au contraire, il préconise de subordonner le plaisir à la pensée. Il ne s'agit pas de saisir toutes les occasions de plaisir pour vivre comme un débauché, mais de faire preuve de simplicité et de modestie dans ses désirs. Si l'objet de mon désir est inaccessible, la sagesse veut que j'y renonce. Il faudra donc éviter les désirs trop nombreux et difficiles à satisfaire. En effet, à mesure que l'on s'y habitue, on devient plus exigeant et du même coup plus difficile à contenter. Il faut apprendre à distinguer les plaisirs nécessaires, à la fois indispensables au bien-être, comme les besoins vitaux, et plus faciles à satisfaire, des désirs superflus, dont on risque de se rendre dépendant. Le bonheur repose donc sur la sagesse, sur l'exercice du discernement. Tout plaisir n'est pas bon. La morale d'Epicure ne se confond nullement avec un hédonisme vulgaire qui inviterait à une jouissance effrénée. Un plaisir peut engendrer une douleur. Un plaisir inaccessible suscitera la déception. On doit donc savoir juger si un plaisir est bon. C'est bien souvent la comparaison avec ce que l'autre possède qui engendre l'envie et l'insatisfaction. Il s'agit donc de faire taire en soi la jalousie, et de ne pas écouter ceux qui affichent leur bonheur trop bruyamment, mais se contenter de ce que l'on a, en évitant de se comparer avec autrui. Se contenter de vivre, c'est se contenter de peu, à savoir de l'essentiel. L'Ecclésiaste, ayant constaté que la poursuite de la gloire, de la richesse et l'accumulation des plaisirs était la poursuite du vent et que posséder plusieurs femmes et un grand nombre de chameaux ne procure que des déceptions, recherche désormais le bonheur dans des plaisirs simples, faciles à obtenir: «La lumière est douce, et il est agréable de voir le Soleil« (chap. 11). Une fois ce plaisir tranquille atteint, il ne faut pas le gâcher par le souci du lendemain, mais profiter du moment présent, savourer pleinement la conscience du bonheur présent sans se laisser troubler par l'inquiétude du lendemain. La morale d'Epicure est une «pensée du plaisir«. La pensée n'est pas incompatible avec le bonheur. La pratique de la philosophie elle-même n'est pas incompatible avec le bonheur. La méditation procure un plaisir qui ne dépend que de moi. Je peux me le procurer facilement, sans devoir compter sur autrui ou les circonstances. Ici, une étude complète de la Lettre à Ménécée 2. La conscience narcissique En outre, si la source du malaise de la conscience vient de la conscience que l'on a de soi-même, de ses propres soucis qui deviennent obsédants, ou de l'écart entre ce que l'on est et ce que l'on devrait ou voudrait être, il n'est pas nécessaire pour le supprimer de se réfugier dans une torpeur indigne d'un être qui, écrit Kant (Théorie et pratique) «était fait pour se tenir debout et contempler le ciel«. Il suffira d'affaiblir non la conscience ou la pensée, mais seulement la conscience de soi-même, le souci exclusif de soi. Ce n'est pas la conscience elle-même qui est source de tourment, mais la conscience inquiète de soi-même, la conscience narcissique. L'aphorisme socratique, «connais-toi toi-même« est souvent cité. Mais Socrate invitait non à pratiquer l'introspection, non à l'analyse individuelle, mais plutôt à la connaissance de l'homme en général. L'auto-analyse, surtout lorsque l'on souffre, conduit rarement à comprendre et à aller mieux. Elle a plutôt pour effet d'entretenir le mal qui nous ronge par le ressassement. C'est cette conscience égoïste qui est conscience malheureuse, conscience d'un déchirement, par exemple d'une division entre ce que je suis pour moi-même et ce que j'ai conscience d'être pour les autres. En société, il arrive ainsi d'éprouver le sentiment de jouer un rôle, dont résulte un malaise. On a alors le sentiment de ne pas être ce que l'on est, du moins ce que l'on est censé être pour autrui, de ne pas coïncider par exemple avec son rôle social, de jouer la comédie, et de la jouer d'autant plus mal que l'on a conscience que ce n'est pas vrai. Une telle impression vient peut-être d'une difficulté à se prendre au sérieux. Elle suscite une sorte de «mauvaise conscience«. Par exemple, lors d'une réunion, celui qui s'engage de façon passionnée dans le débat n'aura pas le loisir de s'interroger ainsi; mais celui qui reste en retrait et contemple la réunion comme un spectacle sans s'y impliquer pourra éprouver ce genre de gêne, qui pourrait disparaître si l'on se contentait d'agir sans y penser. La conscience de soi, contrairement à ce qu'on pense parfois, n'est pas un perfectionnement de la conscience. Ce n'est pas parce que l'on a affaire alors à une «conscience au second degré«, une conscience de conscience, que l'on a affaire à une forme supérieure, plus parfaite ou même plus efficace. Si, par exemple, je suis en train de lire, et que je prends conscience que je suis en train de lire, cette conscience va troubler mon activité. Mais ce redoublement de la conscience n'est pas un signe de perfection. C'est plutôt lorsque je suis tout entier à ce que je fais que ma conscience atteint son plus haut degré. Si ma conscience est concentrée sur le livre lui-même, et lui seul, c'est alors que je suis le plus attentif et que ma lecture est la plus efficace. Si mon attention au texte se double de la conscience d'être attentif au texte, elle s'en trouve perturbée. C'est qu'en fait je ne suis plus concentré sur le livre seul, mais en plus je pense à moi-même lisant ce livre. C'est l'attention inopportune ou excessive à soi qui est source de trouble. S'oublier soi-même n'impliquera donc pas que l'on renonce à la conscience, mais plutôt qu'on la détourne de soi-même. L'engagement dans des actions utiles, l'ouverture aux autres permettra d'obtenir cet oubli. On pourra atteindre ainsi la légèreté sans pour autant être frivole, renoncer non à toute conscience mais seulement à une conscience inquiète et narcissique. Si la conscience peut être une source de tourment, renoncer à cultiver sa raison ne pourra conduire qu'à mener une vie peu digne d'être vécue. Pour qu'elle ne soit pas un fardeau, il ne s'agit pas d'essayer de fuir dans la frivolité, mais plutôt de se servir de sa raison pour se rendre la vie plus légère. Cette légèreté ne se confond pas avec l'inconscience de celui qui ne s'est jamais posé de questions, puisqu'elle est consciente au contraire de la gravité de l'existence, et qu'elle aura été conquise sur cette conscience tragique. CONCLUSION : La raison n'est pas incompatible avec le bonheur. Par conséquent la philosophie elle-même peut être lavée du soupçon de rendre les hommes malheureux. Au contraire, on devrait se méfier de tout discours qui tend à rejeter l'effort de penser sous prétexte que penser rend triste. Un tel discours vise peut-être à justifier la paresse de son auteur. Peut-être aussi, et c'est plus grave, cherche-t-il à décourager la pensée critique. Dans 1984 , G. Orwell décrit une société totalitaire qui dévalorise la pensée grâce à cet argument, afin de rendre ses sujets dociles et manipulables. Quant à la fameuse distinction entre "positif" et "négatif", qui traîne dans toutes les bouches, elle est pour le moins manichéenne! Et ce qui vaut pour les ions ne vaut pas forcément pour la personne. Et ce n'est pas non plus en niant la réalité d'un problème qu'on parviendra à le résoudre. Au contraire, pour trouver la solution, il faut commencer par bien le poser (voir méthode de la dissertation). Choisir entre bonheur et vérité, c'est donc un faux problème: penser ne rend pas forcément triste. En outre, c'est en faisant du bonheur sa fin principale que l'on risque de se rendre malheureux. Car alors on se soucie d'être heureux, et on s'inquiète si on ne l'est pas, ce qui est un comble! Ainsi vaut-il mieux poursuivre d'autres buts, en pensant que le bonheur viendra peut-être couronner nos efforts. Faire son devoir, tenir le bonheur pour secondaire.  

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