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Dissertation Sur "Les Aventures De Télémaque", Fénelon

Publié le 18/09/2010

Extrait du document

 

Personnage de l'Odyssée rendu célèbre par Fénelon, Mentor – transposition fictive de la figure tutélaire qu'a été Fénelon pour le Duc de Bourgogne –, est passé par antonomase dans le langage courant comme « personne servant de conseiller sage et expérimenté à quelqu'un «. Mais qui assimile encore aujourd'hui ce mot au préceptorat du Duc de Bourgogne, confié à l'auteur en 1689 ? Les multiples lectures d'un texte que Fénelon n'avait – de ses dires – jamais souhaité publié, l'ont inscrit dans une continuité de la réception au point de finalement l'arracher à son contexte immédiat d'écriture : l'éducation d'un prince, dont découlait une visée, une posture, et une dynamique textuelles.

Pierre Barbéris radicalise cet arrachement en le postulant à la fois en diachronie et en synchronie : à propos des Aventures de Télémaque, il écrit : « Le texte n'est jamais et n'a jamais été directement en prise sur un réel en place et celui-ci ne pèse jamais sur lui. Par-delà d'immédiates leçons de morale à l'adresse d'un jeune Prince, il est évident que Fénelon rêve. «

L'énoncé met en jeu deux plans du texte, celui du rêve et celui de la leçon de morale, entre lesquels il postule une coupure définitive. Au moyen d'une double négation, qui provoque une redondance avec un effet de variation aspectuelle (« n'est jamais «/ « n'a jamais été «), l'auteur entend non seulement relire à l'aune de cette coupure le texte dans son intégralité, mais il prétend également lui soumettre  les modalités de  sa réception, de 1695 à nos jours, pour jamais, dans une lecture se veut exclusive de toutes les autres. Dans la deuxième phrase, Barbéris explicite les termes en jeu, et établit entre les deux plans évoqués un rapport de hiérarchie. « Un réel en place « est ainsi repris par « d'immédiates leçons de morale à un jeune Prince «. Cette précision nous permet de limiter la définition du « réel en place « au contexte du préceptorat du Duc de Bourgogne, en tant qu'il imposerait à Fénelon la double contrainte d'une forme (le traité didactique, la leçon de morale) et d'un contenu (un ensemble de préceptes à teneur morale et politique, tirés d'une observation critique de son temps et d'une réflexion générale sur l'exercice de la royauté). La « leçon de morale « aurait alors trait au premier degré du texte, pris dans la contingence d'un contexte « immédiat « – lecture de surface appelée à être dépassée par un argument de rang supérieur : « il est évident que Fénelon rêve «. Un tel dépassement relègue la « leçon de morale « au rang de prétexte du rêve – mouvement assimilé cette fois à une logique intrinsèque de l'oeuvre : pour Barbéris, sa seule dynamique comme sa véritable motivation. Le dépassement invoqué revient ainsi à un véritable renversement, puisqu'il renvoie dos à dos deux systèmes de valeurs antithétiques : d'un côté le « réel en place «, l'immédiateté, la fonctionnalité, la pensée arrêtée et l'organisation logique de cette pensée soutenue par un discours de maîtrise ; de l'autre le « rêve «, c'est-à-dire la distance au réel, la gratuité, la vision diffuse, l'état d'absence et les possibles incohérences qui sont le propre de la fiction. Outre la question de la profondeur du texte de Fénelon, se pose dès lors celle de sa durée de vie : comment expliquer en effet que d' « immédiates leçons de morale à un jeune Prince « aient acquis une telle postérité – comment expliquer le simple fait qu'elles fassent l'objet d'un sujet d'agrégation de Lettres Modernes en 2009 –, autrement qu'en postulant leur relative autonomie par rapport au contexte historico-politique qui les a vu naître. La distance du texte par rapport « au réel en place « serait alors un argument en faveur de la littérarité du texte, arraché au statut éphémère du simple traité, à la mort programmée de la « fusée lancée dans le siècle « (Voltaire).

Or, ce que Barbéris semble se refuser à faire ici, c'est, pour gloser une belle formule de Michel  Deguy, de cultiver la différence entre un Fénelon pour soi et pour son temps, et un Fénelon pour nous. Cette coupure invoquée entre le texte et le « réel en place «, avant d'être pensée comme un principe dynamique du texte, ne nous dirait-elle pas en premier lieu quelque chose de sa réception, caractérisée par la coupure inévitable des critiques contemporains avec le « réel en place « de l'auteur, quelques trois siècles plus tôt ? Ainsi, derrière la revendication d'une lucidité immédiate de la réception quant à la nature profonde du texte (« il est évident que «), l'auteur court le danger de s'établir dans la négation de la distance fondamentale d'un texte qui, pour se penser comme un produit littéraire à part entière, n'en est pas moins un phénomène historiquement daté qui, plus que tout autre, semble nécessiter un effort de contextualisation. En recourant à deux indéfinis (« un réel en place «, « un jeune Prince «), l'écriture de Barbéris participe de ce gommage référentiel qu'elle postule dans le texte de Fénelon, ce qui lui permet d'en arriver sans trop de heurts à l'énoncé de sa thèse. Or, si l'on procède à cet effort de recontextualisation du texte, cette coupure à l'oeuvre, par son évidence même, devient symptomatique d'un rapport beaucoup plus complexe, c'est-à-dire plus contraint, avec le « réel en place «. Quelques années avant la rédaction de notre texte, dans son Traité de l'éducation des filles, Fénelon écrit : « les enfants aiment avec passion les contes ridicules. On les voit tous les jours transportés de joie ou versant des torrents de larmes au récit des aventures qu'on leur raconte. Ne manquez pas de profiter de ce penchant « [nous soulignons].

Une telle théorisation semblerait nous inviter à poser la problématique du genre, et plus largement de la forme, sous un jour original : la question du destinataire de l'oeuvre conduit en effet l'un des genres les plus contraints à passer par la médiation du discours apparemment, évidemment le plus libre et le plus léger. Nous devons alors nous demander si l'évidence, qui vaut argument d'autorité dans cette critique de Barbéris, n'est pas justement le noeud problématique nous permettant de repenser le rapport entre les deux pôles évoqués :  non plus en termes de contingence mais de contrainte, et ce jusque – ou surtout ! – dans la coupure apparente entre le « texte « et « un réel en place «.

Afin de mettre à l'épreuve cette hypothèse, nous montrerons dans un premier temps la coupure manifeste entre le texte et le « réel en place «, avant de postuler que cette coupure manifeste relève chez Fénelon du paradoxe d'un rêve calculé. Ce mouvement nous invitera dans un troisième temps à valider la notion de « rêve « comme dynamique à l'oeuvre dans Les Aventures de Télémaque (Tel), sous la condition de sa transitivité. Au terme de cette démarche, nous serons ainsi amenés à repenser l'utopie de Fénelon, non comme une cité imaginaire gouvernée par le rêve, mais par un plan imaginaire de gouvernement, gouverné par un idéal.

 

   I. Une coupure manifeste avec le « réel en place «

 

   1) Le problème du référent

 

Par son titre, Les Aventures de Télémaque possède une inscription générique immédiate qui l'éloigne radicalement du traité pédagogique, dont il se distingue par la plaisante gratuité et la ligne brisée apparente de la fiction, mais surtout par la distance que cette dernière entretient avec le « réel en place « du destinataire. Le récit prend place en effet au chant IV de l'Odyssée, et son déroulement coïncide avec la suite de l'épopée d'Homère, dont il déplace l'attention sur le fils d'Ulysse, Télémaque, occupé à chercher son père. Cette inscription a pour effet d'inscrire au coeur du texte une coupure manifeste, non seulement avec le contexte immédiat du préceptorat – dont les visées semblent très éloignées de celles du récit d'aventure –, mais aussi avec l'univers de croyance du destinataire – qui ne saurait inférer « directement « des références et des schémas connus à partir d'une histoire en apparence si éloignée. L'activité de lecture, en tant qu'elle est thématisée et mise en abyme par le texte, prend acte de cet éloignement par la surprise : aussi, à la fin du récit de Télémaque sur l'île de Calypso, les nymphes se regardent l'une l'autre et s'écrient : « A-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses ? «

Très récurrent dans notre texte, un leitmotiv du je ne sais quoi semble fonder, du point de vue logique, un principe d'approximation entre un thème support de prédication, et l'information qui lui est apportée. L'absence de coïncidence exacte entre la nature de l'objet observé et l'expérience qui en découle établit un mouvement propre au rêve : l'alternance entre le précis et le flou fait trembler la référence. Il y a toujours dans le je ne sais quoi quelque chose de la vision qui, sur le point de se saisir, se dérobe. La locution marque la tension asymptotique (donc vaine) vers une élucidation de la nature profonde de l'objet perçu, qui semble voué à toujours se dérober pour, la plus grande jubilation d'une parole qui tâtonne : Calypso enflammée par l'amour a dans les yeux « je ne sais quoi de vif et de farouche «, le discours de Mentor a pour Télémaque « je ne sais quoi de pur et de sublime «, « je ne sais quoi de ferme et d'élevé « confère au visage de Mentor une dimension  presque surnaturelle, qui laisse pressentir sa divinité (ce « je ne sais quoi au dessus de l'homme «) Dans les yeux de Protésilas, « je ne sais quoi d'agité, de sombre et de farouche « reprend les mêmes termes que ceux employés pour désigner l'égarement de Calypso, bien que ce dernier ait une origine très différente. Cela nous conduit à affirmer que, dans Tel., le je ne sais quoi est plus important que l'information qu'il introduit sur la chose. Ce qui prime n'est pas l'élucidation de la référence, mais le balancement indécis autour d'elle, un principe de non coïncidence totale avec le référent. Je ne sais quoi est important pour le trouble qu'il insinue, le doute ou la fascination qu'il interpose entre le sujet et la saisie qu'il fait d'un procès, d'un caractère, d'une image ou d'une sensation.

A l'aune de ce principe d'approximation, l'on peut formuler l'hypothèse que, dans le Tel, les images ne valent pas en ce qu'elles sont « directement en prise sur un réel « qu'il s'agirait de fixer, mais simplement en tant qu'images, dans un lien beaucoup plus lâche – et qui pourrait apparaître comme contingent – avec le réel.

 

   2) Le règne des images

 

Il y a chez Fénelon une certaine complaisance dans l'image. D'illustration d'un précepte ou d'une situation type, cette dernière finit souvent par se replier sur elle-même, valorisée pour sa puissance suggestive. Cette puissance d'évocation, le fait qu'elle s'adresse à la sensibilité et non à la raison,  n'est pas sans poser problème dans une oeuvre à dimension pédagogique au 17ème. Le règne des images dans le Tel. tire ainsi ce texte du côté de la rêverie, de l'imagination. Ainsi au livre VII, après leur fuite de l'île de Calypso, Télémaque et Mentor sont recueillis sur un bateau phénicien gouverné par Adoam, le frère de Narbal. Ce dernier fait alors preuve d'une grande hospitalité à leur égard en donnant un somptueux repas, ponctué de chants et de danses. Or la description de cette liesse générale se clôt sur une évocation de l'harmonie entre les hommes et le cosmos, auquel fait écho l'harmonie du texte lui-même : « De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau. «  L'allusion finale au spectacle renvoie, dans une perspective largement métatextuelle, non seulement à la scène vue, mais à la scène vue en tant qu'elle est peinte par Fénelon, composée comme un tableau : disposition, jeu sur les matières et les couleurs, etc. La description chez Fénelon s'exhibe en tant que peinture – discipline à laquelle elle emprunte certaines de ses techniques, mais aussi qu'elle cite ou retranscrit parfois, à la manière de la première description de Calypso, qui emprunte les traits de la Vénus du Triomphe de Flore, de Poussin.

Mais cette même scène est également composée comme une musique : la musique y est présente en tant que thème – c'est l'écho des trompettes, qui annonce la Béatitude prochaine de Télémaque – mais également comme dynamique de la phrase, impulsée essentiellement par la rythmique. Dans un moment de prose poétique, le texte se construit à la fois sur des groupements de six syllabes (le/cal/me/de/la/mer ; le/sombre/a/zur/du/ciel ; la/lu/miè/re/tremb/lante), et sur des groupes syntaxiques en amplification : [GN-CDN] x 2 puis [GN-adj-CDN-participe passé-cplmt circonstanciel] x2. Ainsi, dans la notion de spectacle, évoquée au coeur même d'un moment de prose poétique, le texte se désigne dans sa propre littérarité.

 

   3) Désignation du texte dans sa propre littérarité

 

Jusque dans les discours porteurs d'un projet ouvertement politique, le texte fait retour sur sa propre littérarité.

Ex : La réforme de Salente, Livre X :

 – tentation du lyrisme.

 – références mythiques (Cérès, Bacchus, etc)

 –  pastorale : « les creux vallons retentiront du concert des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leur voix avec leurs flûtes, pendant que leurs troupeaux bondissants paîtront sur l'herbe et parmi les fleurs, sans craindre les loups «

 – Sources littéraires sans cesse exhibées;

 

Si le rêve est en effet exhibé et thématisé dans notre texte, « évident « car mis en évidence, son principe de construction ne paraît pas pour autant aller de soi. Cela reviendrait à faire abstraction de l'abondante théorisation pédagogique qui a entouré, chez Fénelon, la génèse du Tel. L'existence de cette théorisation nous permet d'arriver à la thèse suivante, dans une perspective métacritique : s' « il est évident que Fénelon rêve «, si Barbéris a pu produire cet énoncé, c'est justement parce que Fénelon ne rêve pas. Nous aboutissons alors à ce paradoxe que, en disant « il est évident que Fénelon rêve «, la critique dit moins quelque chose du texte de Fénelon qu'elle ne se désigne elle-même, en tant qu'elle est prévue par le texte. La parole de Barbéris, qui résume un peu trop aisément un rapport problématique entre le texte et le réel, serait dès lors happée par le texte de Fénelon, piégée par lui en quelque sorte : car dans le Tel., le rêve est/fait diversion.

 

  II. Le paradoxe d'un rêve calculé

 

   1) Le rêve comme ruse du pédagogue

 

Dans son Traité de l'éducation des filles, en 1687 (deux ans avant le début du préceptorat du Duc de Bourgogne), Fénelon écrit : « Rendons l'étude agréable, cachons-la sous l'apparence de la liberté et du plaisir «. La tournure optative est celle du pédagogue conscient de sa démarche et prônant une méthode : il s'agirait, pour rendre l'étude efficace, de la faire passer pour quelque chose d'autre. Il y a dans l'énoncé de cette méthode quelque chose qui a trait à une éthique pédagogique de la ruse : parler autour ou à côté, pour mieux arriver au but par la force de l'image. C'est sous cette impulsion que le texte prend la forme d'un rêve conscient de lui-même, destiné à faire passer en contrebande son enseignement politique et moral auprès du jeune Duc.

Avec le Tel., Fénelon réactive ainsi le précepte traditionnellement attaché au roman, celui d' « instruire en amusant «. Ainsi, après une apparente digression sur la vie de berger menée par Apollon après qu'il a été chassé de l'Olympe par Jupiter, Termosiris affirme à Télémaque que « cette histoire doit (l')instruire. [...] Défrichez la terre [...] cultivez [...] «. Cette histoire se présente comme une parabole : court récit symbolique qui cache un enseignement religieux ou moral, et où la ligne brisée de l'image qui cache la ligne droite de la leçon. Une succession de verbes d'actions à l'impératif ponctue d'ailleurs le récit de Termosiris, montrant ainsi à Télémaque le lien immédiat qui existe entre cette belle fable et la façon dont ce dernier doit se comporter dans son exil.

Nous aboutissons au constat d'une parole d'autant plus maîtrisée qu'elle sait prendre l'apparence du rêve pour arriver à ses fins. L'art de Fénelon se développe aux confins du préceptorat et de la littérature, dans la maîtrise d'un discours très « en prise sur un réel en place «, jusque (et surtout) dans son apparent laisser-aller dans l'imaginaire.

 

   2) Une utopie soigneusement administrée

 

ex 1 : Salente (livre X)

Soin de Mentor de tout dénombrer, tout régler.

 

Ex 2 : La Bétique (livre VII)

Complaisance dans la description contrebalancé par le soin qui y est apporté à administrer chaque détail de la vie quotidienne : ainsi au livre VII : « Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques : le mari règle toutes les affaires du dehors ; la femme se renferme dans son ménage ; elle soulage son mari ; elle paraît n'être faite que pour lui plaire « Le présent oscille entre une valeur de description et une valeur de prescription.

 

   3) « L'apparence de la liberté et du plaisir « : une nécessité pédagogique ?

 

La fin du livre VI marque pour Télémaque la validation de la connaissance par l'expérience.

« Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé « : cette efficacité de l'expérience peut également se comprendre dans une perspective métatextuelle : Malgré son attachement à la force du précepte, le précepteur du Duc de Bourgogne soutient, par le truchement de Mentor, que l'on apprend rien sans la force de l'expérience.

Ce passage capital pourrait bien avoir une conséquence sur la forme même du texte. Le roman est en effet le genre par excellence au moyen duquel on éprouve. Le récit d'aventure, par son esthétique de la ligne brisée, affirme en matière de pédagogie sa grande supériorité sur la forme sévère et argumentée, dépouillée d'images, du traité. Dès lors, le roman ou la fable ne seraient plus seulement des formes plaisantes enveloppant d'un voile un enseignement à transmettre, mais bien une nécessité : l'efficacité de la leçon soutenue par l'épaisseur de l'expérience. Ce qui permet de donner corps aux discours et préceptes de Mentor (« j'éprouve ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire, faute d'expérience «). Le texte ne prend une forme détournée, ne se détache paradoxalement du contexte de son écriture que pour mieux y retourner. Un détour nécessaire.

La mise en abyme, au coeur du roman, de l'activité de lecture témoigne de cette charge émotionnelle à valeur hautement didactique, véhiculée par le récit d'aventures : « Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. [...] elle trouvait une grandeur et une noblesse étonnantes dans ce prince qui s'accusait lui-même, et qui semblait avoir si bien profité de ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. « (livre 3)

 

La critique de Barbéris serait ainsi la meilleure illustration de l'efficacité de la méthode de Fénelon, puisqu'elle a vu dans ce texte ce que Fénelon aura bien voulu y exhiber. Ainsi, cet énoncé est intéressant dans la mesure de son exemplarité : son aveuglement paradoxal – programmé par un texte à double détente – le rend irréfutable. Dès lors il nous intéresse moins en tant que vérité sur le texte de Fénelon dans sa complexité, qu'en tant qu'expérience de réception. Ce faisant, il laisse en chemin la possibilité d'une transitivité de la parole fénelonienne.

 

 III. Un rêve transitif.

 

Chez Barbéris, rêve employé en construction absolue laisse envisager un décrochage complet. En magnifiant la parole de Fénelon, Barbéris l'annule dans ce qu'elle a de profondément transitif. C'est cette transitivité qu'il convient de rendre à la parole de Fénelon, par le truchement de la parole de Mentor, son double à de nombreux égards.

 

   1) Des préceptes moraux

 

Des préceptes incarnés dans une vision manichéenne du monde

    ➢ Le bon et le mauvais conseiller, corrompu par son amour propre

      Philoclès et Timocrate

    ➢ Les plaisirs amollis et les plaisirs raisonnés

      Chypre/ Ile de Calypso - « fuyez, Télémaque, fuyez! « vs bateau d'Adoam - « réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous!

    ➢ Le nécessaire et le superflu

      Salente avant la réforme et la Bétique

 

Les préceptes légués par Fénelon au Duc de Bourgogne sont incarnés en des modèles et contre modèles, en fonction desquels le prince doit se déterminer. Ces modèles entendent fournir au futur souverain une grille de lecture pour un bon exercice de la fonction royale.

 

   2) Un traité politique

 

J. Le Brun, au sujet de Salente, s'oppose à la notion d'utopie en tant que « pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux «. S'il y a utopie ici, c'est bien au sens qu'en donne le Dictionnaire de l'Académie en 1672 « plan d'un gouvernement imaginaire, à l'exemple de La République de Platon «. Une utopie bien ancrée en un lieu et une époque (cf Tables de Chaulnes rédigées pour le Duc de Bourgogne)

On pourrait donc corriger la deuxième partie de la citation de Barbéris, en réhabilitant le verbe rêver dans sa transitivité : F. rêve à... (un meilleur gouvernement, peut-être tout simplement un meilleur roi, en lequel il place tous ses espoir puisqu'il a accepté la charge de son éducation)

On repère une structure d'adresse à double niveau (question de l'incidence du rêve) :

 – Duc de Bourgogne : on apprend à la fin de la réforme de Salente que Mentor a mis ces changements en oeuvre, « moins pour faire fleurir le royaume d'Idoménée, que pour montrer à Télémaque un exemple sensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux et pour donner à un bon roi une gloire durable. « (fin livre XI)

 – Louis XIV : Que penser, si « le texte n'a jamais et n'a jamais été directement en prise sur un réel en place «, des vives réactions qu'a suscitées sa parution. Les contemporains y ont souvent vu une critique acerbe de la monarchie de Louis XIV. On sait en outre que ce dernier était sans complaisance auprès de ce souverain.

 

Au milieu du livre VII, Télémaque s'exclame, suite à la description qu'a faite Adoam des peuples de la Bétique : « nous regardons les moeurs de ce peuple comme une belle fable, et ils doivent regarder les nôtres comme un songe monstrueux «. Cette réflexion pourrait bien fournir une clé de lecture pour l'ensemble du texte. Elle prend acte du décalage entre le vrai et le vraisemblable, et met en garde contre ce qui, pour prendre les apparences de la fable ou du songe, n'en est pas moins vrai (Télémaque ne peut regarder les moeurs de son propre peuple comme appartenant à une vérité contrefactuelle.) Derrière la fable utopique de la Bétique se cache en creux une critique des plaisirs trompeurs et des guerres conquérantes menées sous Louis XIV.  Semble nous dire que tout réside dans la question de la distance du regard. Peut être réinterprété dans une perspective métatextuelle : c'est notre regard qui, dans la distance avec la chose perçue (vue/lue/entendue), érige la réalité en « fable « ou en « songe «. Faisant preuve d'une grande lucidité, Télémaque prend acte de cet écart et remet les choses à leur juste place : ces deux modèles (dont l'un au moins ne peut être rejeté comme contrefactuel, puisqu'il appartient à son propre univers de pensée) ne paraissent fabuleux que l'un vis-à-vis de l'autre, parce qu'ils sont considérés à distance (cf Platon, Gorgias  : Socrate – écoute donc, comme on dit, une belle histoire. Toi, tu estimeras, j'en suis convaincu, que c'est une fable, mais selon moi, c'est une histoire, et c'est avec la pensée que ce sont des vérités que je te dirai ce que je vais te dire)

 

   3) Une réflexion sur le pouvoir de la parole

 

La parole, le chant.

Livre VII, « En disant ces paroles, Mentor prit une lyre et en joua avec tant d'art qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit «. Orphée

 

Réforme de Salente : nombreuses incohérences, qui ne peuvent être légitimées que par la fiction. C'est que le passage repose essentiellement sur la force de persuasion de la parole de Mentor. Ainsi il s'agit moins d'un projet cohérent que d'une réflexion sur le pouvoir de la parole politique.

 

Conclusion

 

Les Aventures de Télémaque font état de l'utilisation, mais aussi de la recréation de mythes, comme médiations pour penser « un réel en place «. Originellement, le mythe n'est pas une fuite mais la recherche d'une explication. Aux mythes de l'Antiquité, Fénelon en ajoute de nouveaux.

Les Aventures de Télémaque est un texte à double détente, toujours réactivée ; il produit deux lectures qui ne peuvent s'exclure mais coexistent. La critique de Barbéris, là où elle fait état du rêve et du « réel en place « comme deux  pôles séparés, devrait les penser dans leur tension, dont découle à notre sens toute la composition du texte. Le texte et le réel en place entretiennent un rapport beaucoup plus complexe que celui évoqué par Barbéris, qui n'y voit que pure contingence. Il y a bien un rapport contraint, qui se joue justement au noeud de « l'évidence « invoquée par le critique.

De cette tension découle un genre nécessairement composite, dû à ce balancement permanent entre le plus fort ancrage contextuel, et la plus grande clôture sur soi. Ce texte permettrait alors de montrer que la question du genre peut se trouver problématisée par la question de la distance du texte au réel.

 

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