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Va, va, je te le donne (ce louis d'or) pour l'amour de l'humanité. Molière

Publié le 22/02/2012

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amour
Cette phrase appartient à Dom Juan, comédie de Molière (1622-1673) représentée seulement quinze fois au XVIIe siècle (de février à mars 1665), probablement pour avoir suscité un scandale de même nature et de même ampleur que Tartuffe (1664). Non publiée du temps de Molière, cette pièce a été réécrite et, de surcroît, mise en vers par Thomas Corneille, avec l'accord, du reste, de la veuve de Molière, de La Grange (interprète de Don Juan) et des comédiens de la troupe. C'est dire que la pièce que nous connaissons, publiée tardivement, en 1841, s'est imposée au public grâce à Louis Jouvet qui, en 1947, à l'Athénée, la représente, après une éclipse de près de trois siècles. Nous avons donc le privilège de découvrir un chef-d'oeuvre inconnu de Molière.
amour

« affaires.LE PAUVRE.

- Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.DON JUAN.

- Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins.

Ah! ah! je m'en vais te donner un louisd'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVRE.

- Ah! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un telpéché?DON JUAN.

- Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or.

ou non : en voici un que je te donne, si tu jures.Tiens, il faut jurer.LE PAUVRE.

— Monsieur!...DON JUAN.

— A moins de cela tu ne l'auras pas.

SGANARELLE.

— Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.DON JUAN.— Prends, le voilà; prends, te dis-je; mais jure donc.LE PAUVRE.

— Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.DON JUAN.

— Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.

Mais que vois-je là? Un homme attaqué par troisautres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

» Don Juan prétend faire don du louis d'or au pauvre moyennant rétribution.

Contrairement au Ciel qui, sup-pose-t-il,ne donne rien en échange des prières qui lui sont adressées, Don Juan, quant à lui, se montrera généreux etcharitable, non pas «pour l'amour de Dieu», comme il est permis de le supposer suivant la formule chrétiennecourante, mais «pour l'amour de l'humanité», formule qui supplante parodiquement la précédente.

Le blasphèmeexigé («jure un peu») en retour de l'offre faite du louis d'or et, en conséquence, du morceau de pain convoité qui enest la promesse, souligne donc la rivalité qui, par pauvre interposé, met aux prises Don Juan et le Ciel.

Don Juan sepropose, en effet, par ce don intéressé du louis d'or, d'évincer le Ciel avec la complicité du pauvre.

En d'autrestermes, un tel geste revient à récuser la foi en un autre monde, en un monde surnaturel.Par suite, Don Juan affirme la primauté des satisfactions matérielles sur la croyance en un monde idéal.

Il tente lepauvre en jouant le corps contre l'âme.

La formule arithmétique énoncée par Don Juan et, dans cette scène, reprisepar Sganarelle (Don Juan «ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit») rappelleopportunément que les seules vérités qui comptent aux yeux de Don Juan, ce sont les vérités démontrables, quirelèvent, non de la foi, mais de la raison et de l'expérience.

Cette démarche de la libre pensée individuelle se nommeau XVIIe siècle le libertinage.

Cette remise en cause des vérités établies par la tradition religieuse traverse le XVII'siècle sous l'influence d'un courant de pensée issu du XVIe siècle — en France : Rabelais, puis Montaigne, sous lesformes les plus diverses et avec les précautions d'usage — , pour s'épanouir chez les philosophes du XVIIIe siècle.Don Juan échoue pourtant dans sa tentative de corruption : le pauvre possède la foi du charbonnier et se montreprêt au sacrifice d'un besoin matériel vital plutôt que d'abjurer et de perdre son âme.

S'il prie, comme il l'affirme,pour la prospérité des «gens de bien», c'est au nom de l'amour de l'humanité, que cautionne expressément l'amourde Dieu invoqué dans ses prières.

Amour du prochain et amour de Dieu, en bonne doctrine chrétienne, sontéquivalents mais ne sauraient être disjoints.

Pour Don Juan, à l'inverse, l'amour de l'humanité ne coïncide pas avecl'amour de Dieu, ils sont même exclusifs l'un de l'autre.

Confronté, ultérieurement, à la menace du châtiment divin,Don Juan, le libertin, ne s'avoue pas vaincu.

Il se prévaut de traiter d'égal à égal avec le Ciel, comme il en fait laconfidence à Sganarelle dès le début de la pièce : « C'est une affaire entre le Ciel et moi et nous la démêlerons bien ensemble.

»(acte I, scène 2)» Esprit fort qui fait fi du code religieux et moral, Don Juan ne veut se régler, en pensée comme en action, que sur saraison, en toute indépendance.

Quant à sa vie amoureuse, Don Juan ne connaît d'autre loi que celle de son désir.

Demême qu'il transgresse le code amoureux et religieux de fidélité en abandonnant Elvire (le mariage est unsacrement), de même il se révèle réfractaire au code aristocratique dont son père et les frères d'Elvire, non sansnuances, se veulent les défenseurs.

Contraint, tout au long de la pièce, à une fuite en avant qui l'amène, à soncorps défendant, au désaveu de sa propre conduite, Don Juan se voit astreint à emprunter une attitude défensivede pure commande, fondant sur l'hypocrisie sa liberté d'action.

Mais il refusera jusqu'au bout de reconnaître lespéchés qu'on lui impute : «Il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.»(acte V, scène 5) On le verra même éprouver de son épée la réalité du Spectre, présence surnaturelle (acte V, scène 5) ou, ultimedéfi, se mesurer à la stature surhumaine du Commandeur.Quand Don Juan donne le louis d'or au pauvre, il n'établit pas, à vrai dire, comme il le proclame, une relationpersonnelle fondée sur « l'amour de l'humanité» ou sur la commisération.

Son amour pour l'humanité ne se manifesteà aucun moment.

On se convainc que, selon toute vraisemblance, l'amour de l'humanité n'est que le prétexte dont ilse sert pour faire pièce à la puissance occulte et surnaturelle dont tous les personnages de la comédie, en guised'intimidation, brandissent la menace dès le début de la pièce : l'âme du pauvre devient l'enjeu symbolique du conflitentre le Ciel et Don Juan.

Le louis d'or représente, dès lors, dans cette perspective, les richesses temporelles de cemonde, que Don Juan, tentateur diabolique, fait miroiter aux yeux du pauvre, à l'instar du démon qui, dans l'Evangile,s'adresse à Jésus, au terme d'un jeûne de quarante jours, pour lui promettre, en gage de sa soumission, « tous lesroyaumes du monde et leur magnificence» (Mathieu, IV, 8).

Don Juan se montre insensible à l'échec que lui inflige la. »

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