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La dualité dans le concept de la modernité baudelairienne

Publié le 24/09/2010

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« Il faut être absolument moderne «, disait Rimbaud. Le concept de la modernité fut inventé par Charles Baudelaire. Il se situe entre deux courants littéraires de l’époque : le parnasse et le romantisme. Avec son concept de modernité, il  réussit à éviter la rigueur parnassienne ou les excès sentimentaux des romantiques. Il définit la modernité dans Le Peintre de la vie moderne comme un moyen de  “ dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, [...] tirer l’eternel du transitoire”.  Sorte de précurseur du symbolisme avec sa théorie des correspondances, il joue avec les signes. La forme de ses poèmes elle aussi est animée par une double énergie : entre un certain classicisme avec ce choix de l’alexandrin et du sonnet principalement ( chose que lui reprochera Rimbaud : “les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles”) et un nouveau pannel de thèmes ayant un rapport avec le morbide, cherchant a choquer la bourgeoisie (Caïnisme ou Satanisme). Il choisit de faire une poésie de la souffrance, du mal. C’est donc une nouvelle voie qui surgit. Le spleen, force créatrice chez Baudelaire reste néanmoins une sensation destructrice. Ce n’est pas pour rien que la dernière section des Fleurs du Mal est la mort. La première étant Spleen et Idéal, tout part du spleen. Dans Spleen et Idéal, la définition de la beauté est un habile mélange entre l’idéal antique et l’idéal moderne, qui est morbide et amoral. Baudelaire admire l’antiquité (on le voit surtout dans son poème “J’aime le souvenir...”) mais il est nostalgique de cet idéal puisqu’il sait qu’on n’arrivera plus à égaler ce niveau. Derrière les associations de concepts antithétiques et les contradictions, quelle est l’unicité qui se cache derrière un dualisme de la définition de la modernité chez Baudelaire ? Si il y a deux exemples de héros, il n’y a qu’une seule définition du héros moderne. De même, si la théorie est caractérisée par deux conditions fondamentales et contraires, la voie qui mène à la modernité reste unique. Enfin, Baudelaire esthéticien et poète ne se contredisent finalement pas.

 

Malgré une paradoxalité évidente chez Baudelaire dans sa théorie de la modernité, définie dans son Salon de 1846, il est parfaitement accepté que son explication reste non seulement cohérente mais aussi particulièrement originale. Une des particularités propres à cet écrit reste son intention qui a maintes fois été interprétée de façon erronée. Car ce qui crée l’ambivalence de la part des critiques, c’est certainement cette abilité qu’a Baudelaire à exprimer son opinion de manière contrastée, voire contradictoire. Il est apparu qu’en réalité, Baudelaire change de ton au fil de ses idées : parfois ironique lorsqu’il veut s’adresser à cette bourgeoisie qu’il déteste, il se montre particulièrement sérieux quand il s’agit de parler aux artistes. La difficulté principale réside sûrement dans le fait qu’il faille déceler cette ironie baudelairienne pour ne pas interpréter son message de façon erronée. C’est ce que nous explique Dolf Oehler dans son article « Le caractère double de l’héroïsme et du beau moderne « .  En effet, celui-ci cite l’exemple du dernier chapitre de l’ouvrage et affirme que Baudelaire « prône l’héroïsme moderne d’une façon elliptique, allusive et même hypocrite «.   Le principal défaut si l’on peut dire que tant de critiques ont trouvé à redire dans cette fin est cette pauvreté de l’argumentation que même Walter Benjamin lui a reproché.   Prenons par exemple cet article de Charles Asselineau dans Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre   : « Par malheur,  le dernier chapitre, la conclusion, De l’héroïsme de la vie moderne, ne conclut pas… L’argumentation faiblit dans la définition de ce beau moderne tant préconisée, et de la révolution qu’il est appelé à produire dans les arts plastiques. Ici on pouvait se plaindre que l’affirmation remplaçât trop absolument la démonstration. Beauté moderne, soit ! mais quant à l’opposition du beau moderne et du beau ancien, il m’a toujours semblé que la question se réduisait à des différences de climat et d’habitude qui ne comportent qu’une préférence relative et non absolue «. Pour Dolf Oehler, il s’agit avant tout d’un discours simplifié, ambigu qu’adresse Baudelaire à cette bourgeoisie (et qu’il affirme vouloir éduquer dans sa Dédicace, mais qui y croit réellement ?) et rempli de sous-entendus dans cette dernière partie sur  l’héroïsme moderne. On peut le voir plus précisément dans ce passage : « N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; - une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. «  Cet éloge de l’habite noir reste des plus ambigus, mais selon Oehler, la clé réside dans un essai de Baudelaire contre un autre ennemi des bourgeois qu’il admirait tant, le caricaturiste Honoré Daumier : « Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu’elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et affamé, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n’y manque. «  Ce que Baudelaire veut avant tout exprimer, ce n’est donc pas cette opposition si commune entre le beau classique et le beau moderne, mais « le beau politique, le beau, signe de l’état d’âme d’une société « . Le bourgeois est donc tout autant cadavérique que le pauvre en haillons. Il ne peut s’agir que d’une expression ironique de Baudelaire, sinon nous ne pourrions expliquer cette contradiction par rapport à la Dédicace, louant le bonheur des repus d’un côté puis cette expression du deuil permanent d’un autre dans ce dernier chapitre, méprisant le suicide et affirmant enfin qu’il est la première passion moderne. Tout le Salon de 1846 est pourvu de cette dualité, cette antithèse qui n’est pourtant pas paradoxale si on en comprend toutes les allusions ; sa représentation la plus explicite intervient lorsque Baudelaire met en relation deux personnages totalement opposés afin d’exprimer sa définition de l’héroïsme moderne : le ministre et le grand criminel. Plus que leur rapport au dandysme, ils sont d’abord une incarnation d’un système politique. Certes, la figure du ministre est en contradiction avec ce que Baudelaire avait décrit comme le héros moderne, qui n’est pas au devant de la scène, plutôt caché dans les « souterrains de la capitale « . Ce ministre, qui n’est pas nommé, a suscité quelques interrogations chez certains critiques qui ont pensé qu’il s’agissait non pas d’une figure inventée mais de sujets réels. En analysant le texte de plus près et surtout dans son contexte historique, Oehler s’est rendu compte d’une chose absolument originale de la part de Baudelaire : ce ministre dont il parle a de grandes chances d’être en réalité M. Guizot, homme le plus détesté du peuple au gouvernement, symbole d’un conservatisme extrême (il fut le défenseur de Louis-Philippe et de la monarchie parlementaire). Ce choix, certainement pris pour être provocateur, montre bien cette appartenance de Baudelaire au satanisme, exaspéré par une morale bourgeoise trop ronronnante et ne visant qu’à choquer cette classe dominante. Peut-être est-ce cette arrogance si propre à Guizot qui a inspiré Baudelaire pour en faire son exemple de héros moderne ? Personne n’oubliera ce jour du 24 janvier 1844 où l’opposition, mécontente des propos du ministre le provoqua en l’appelant « l’homme de Gand « en rapport avec une trahison de celui-ci avec Louis 18 dans cette ville. Lorsque Guizot avoue y être allé, il fait figure de grand homme : « Et, quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu’on voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain. «   Devant cette foule s’acharnant contre lui, il restera digne et beaucoup y verront une manifestation de courage. Dolf Oehler, investigateur hors pair réussit aussi à identifier le second personnage, ce criminel, que Baudelaire associe si scandaleusement (du moins en apparence) au ministre : il s’agit de Pierre-Joseph Poulmann. Son procès a eu lieu une semaine après le scandale à la Chambre des Députés ; Baudelaire semble rassembler ces deux procès et leur donner une interprétation héroïque. En effet, ce jeune Poulmann a fortement déstabilisé le tribunal lors de son procès, puisque même le président du jury a fait remarquer que « le caractère de cet accusé est un mélange bizarre de bons sentiments et de mauvaises passions «.  Faisant preuve d’un sang-froid presque inhumain puis  d’une dignité morale, la seule consolation de ce condamné à mort sera de voir sa maîtresse échapper à la peine capitale. Sa mort, qui est presque un suicide puisqu’il accepte parfaitement sa condamnation, « impatient, dit-il, d’en finir avec la vie « , ressemble à ces grands héros littéraires comme Julien Sorel affirme Oehler. Car pour ce dernier, le beau moderne n’a qu’un but : avoir des répercussions politiques. Ce que met Baudelaire en évidence, cette contradiction dans sa théorie n’est que le reflet de l’antithèse que la société montre déjà. Et cet épisode historique avec M. Guizot aura des conséquences négatives sur son propre parti. C’est ainsi que « la ruse, le satanisme de Baudelaire consiste précisément dans le fait qu’il encourage les classes moyennes […] à persévérer dans la carrière du Mal qui mènera tôt ou tard à la destruction de la civilisation bourgeoise. Le satanisme baudelairien […] qui invite la société impériale à assommer les pauvres, ce satanisme-là se veut au service de la révolution. Quel dommage, qu’il ai été fort peu compris ! «  C’est donc en flattant les hommes de pouvoir et en humiliant les gens du peuple que Baudelaire aspire à les faire réagir. Il fait une véritable caricature de la société contemporaine, tout comme le faisait Daumier lorsqu’il caricaturait le bourgeois habillé de vêtements antiques. « Baudelaire donne à comprendre qu’un héros moderne n’existe pas, étant donné l’incompatibilité des passions des classes dont se compose la société. Ce qui pour les bourgeois semble un acte d’héroïsme est considéré comme une perfidie « dit Oehler.  Il y a donc deux types de héros dans le monde moderne : les héros bourgeois et les héros populaires, qui se méprisent l’un l’autre (il ne fait pas de doute que l’inclination de Baudelaire est pour ce dernier). L’héroïsme que prône Baudelaire serait donc un héroïsme du juste-milieu (Oehler l’appelle « héroïsme de caricature «  ) qui serait cet artiste, homme du monde qui verrait les aspects si ridicules de ces bourgeois. Cet héroïsme moderne serait aussi celui du peuple, de l’anonyme, qu’un écrivain comme Balzac avait si bien glorifié en trouvant de la grandeur dans les côtés les plus sordides de l’humanité. La dualité que Baudelaire met en évidence est donc faussée et intentionnellement caricaturale, puisqu’elle cache une définition bien claire de ce que Baudelaire pense d’héroïque et qui reste composé de deux moitiés qui ne font qu’un seul héroïsme moderne : l’héroïsme caricatural et l’héroïsme anonyme.

 

Constantin Guys est pour Baudelaire la représentation même du peintre de la vie moderne avec ses esquisses des mœurs contemporaines, une représentation de cette beauté passagère, si importante dans le concept du beau moderne. La modernité s’inscrit donc avant tout dans une époque donnée, une société. La mode, l’art et l’histoire la composent et la définissent en tant que période avec ses moeurs propres. Cette caractéristique éternelle, que Baudelaire revendique à la modernité peut nous sembler tout à fait contradictoire avec son autre aspect qui est le côté éphémère d’une société en perpétuel mouvement. Ce qu’il faut avant tout préciser, c’est que Baudelaire cherche à montrer que l’homme ne fait que se dépeindre lui-même, peut importe les époques et par conséquent, ce qui reste immuable à la nature humaine ne change jamais. Ce sont toujours des hommes représentés par Raphael ou Delacroix, le style et les époques divergent, mais des traits fondamentaux subsistent : les guerres, les crises ne dépendent pas d’une société en particulier mais font partie de l’humanité ; c’est donc ainsi que l’on peut aisément combiner ces deux notions opposées, mais qui se rejoignent dans le concept de modernité baudelairienne. Dans Qu’est ce que les lumieres? Foucault, pour definir la modernite, se rapproche du sens que lui a confere Baudelaire. En effet, il la caracterise selon différents points : le premier est que pour arriver a concevoir la modernite, on doit etre completement implique dans son temps, arriver a y percevoir une specificite qui rend de cette mode originale ou “heroique” dans une certaine mesure. C’est ainsi qu’il aborde un second point qui est aussi paradoxal que la these baudelairienne, consistant a dire que puisqu’elle est specifique, elle s’inscrit automatiquement dans une historicite (il y a un “avant” et un “apres”). Il rejoint donc la théorie baudelairienne qui inclut l’historicité dans la modernité.

Ionesco dira dans Notes et contre-notes : “Un Renoir, un Manet, des peintres du XVII ou du XVIIIe siècle n’ont pas eu besoin de connaitre les peintures des autres époques pour retrouver et exprimer la même attitude, ressentir la même émotion devant cette attitude habitée par la même inaltérable grâce sensuelle.”

Dans ce sens, on pourrait considérer cette modernité comme une continuité logique du romantisme qui visait à mettre en valeur et déterminer quelles étaient les beautés intemporelles, mais qui prenait aussi à coeur d’aller à la découverte de nouvelles formes d’imagination.

Baudelaire critique d’art est tout-à-fait en harmonie avec Baudelaire poète puisqu’il met en avant sa théorie de la modernité et l’applique dans son écriture poétique. Dans le peintre de la vie moderne, il précise que l’oeuvre doit être en adéquation avec son temps, être l’expression d’une certaine époque, d’une éphémérité. 

 L’histoire a montré cette évolution des goûts, en particulier en ce qui concerne la mode dont la nouveauté et le changement agaçaient profondément Diderot par exemple qui s’exaspérait de « la platitude de nos manches retroussées, nos culottes en fourreau, nos basques carrées et plissées […] Je défie le génie même de la peinture et de la sculpture de tirer parti de ce système de mesquinerie. «  Baudelaire, au contraire, cherche avant tout à trouver la beauté dans les choses éphémères. Loin de la théorie platonicienne de l’Idée éternelle du beau et par là même, de la volonté classique de retrouver cet idéal antique, il recherche ce qui peut y avoir d’éternel dans toutes les choses transitoires. C’est ainsi que lorsqu’il contemple les modes d’autrefois, par exemple les costumes de la révolution, il juge tout autant ceux qui pourraient s’en moquer que la position extrême qu’adopte Diderot : « J’ai sous les yeux une série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie gravité, présentent un charme d’une nature double, artistique et historique «.  Car ce que Baudelaire apprécie dans ses gravures, c’est qu’elles représentent leur temps. Ce culte de la nature que l’on retrouve chez Diderot par exemple dans son Salon de 1767   (« Avez-vous jamais rencontré dans la nature des figures aussi belles, aussi parfaites que celles-là ? «… « Non. Je l’avoue. «) n’a plus du tout de place dans une société de l’artificiel et du maquillage. Cependant, il est important de noter cette hésitation chez Baudelaire qui ne semble pas savoir trancher entre une conception anthropologique ou historique de la modernité. En effet, est-elle le reflet d’une constance de l’humanité en en montrant les mœurs contemporaines ou est-elle particulièrement spécifique au milieu urbain, lieu moderne par excellence et donc rattaché au XIXe siècle et à l’âge industriel ? Bien entendu, l’hypothèse baudelairienne pencherait pour la première affirmation. Néanmoins, ce contexte de la vie urbaine dans lequel écrit Baudelaire peut nous aider à clarifier la démarche du poète ou de l’artiste pour toucher du doigt cette modernité ou cette beauté moderne. En effet, la beauté est bien souvent intimement liée au concept de l’attention ; car ce qui est beau est ce qui retient notre attention. Cependant, dans cette nouvelle société, dans laquelle l’homme est sans cesse entouré de nombreux stimuli de toutes sortes, de lumières, de foule, la possibilité de pouvoir accorder de l’attention aux choses est minime. Dans son chapitre « La modernité «, le philosophe Jean Lacoste préconise l’idée qu’il ne s’agit désormais plus d’un environnement propice à l’attention puisqu’il est « caractérisé par un principe bien différent, sinon antagoniste, qui est le choc «.   La seule possibilité de pouvoir créer dans une telle société n’est plus relative à l’attention mais à une attention inattentive dit Lacoste. Ce nouveau concept est représenté dans la peinture Musique aux Tuileries de Manet, dans laquelle personne ne semble attentif à l’orchestre : « Tout conspire, dans cette « vie moderne « dont parle prophétiquement Baudelaire et qui est la conséquence de la triple victoire de la technique, de l’urbanisation et de l’argent, à rendre en effet l’attention impossible, du moins sous la forme traditionnelle qui a donné naissance à l’attitude esthétique. «  affirme Lacoste. La ville représente un chaos de sensations, dans laquelle l’homme vagabonde distraitement, envahi par tant de stimuli auxquels il ne peut accorder toute son attention. Elle ne semble être qu’un ensemble de taches colorées (représentant les gens, les choses) et pourrait être représentée par des peintres impressionnistes comme Van Gogh avec ses magnifiques illuminations urbaines (Nuit étoilée sur le Rhône). C’est ainsi que l’homme moderne ne se fie principalement qu’à ses intuitions et ses réflexes ou habitudes. Il y a donc une réelle nécessité de l’inattention de l’homme des foules. Ces désirs spontanés, ces chocs de la vie urbaine seraient pour Lacoste le principe secret de la poésie de Baudelaire, la clé de ses tableaux parisiens. Le spleen est l’expression de l’ennui de la modernité, caractérisée par la vanité des nouvelles valeurs, des images multipliées. Nous ne sommes plus dans cet Idéal où la nature est belle et où toutes les choses se répondent (comme dans sa théorie des correspondances). Baudelaire a certes une inclinaison pour l’antique mais il reste avant tout le poète de la modernité. Le Peintre de la vie moderne pourrait être l’œuvre qui marque cette entrée définitive du concept de la modernité chez Baudelaire. Constantin Guys représente pour lui l’emblème de ce beau moderne : une œuvre mêlant habilement l’aspect éphémère de la vie tout en en gardant une éternalité propre à l’être humain. Il s’agit d’une véritable théorie artistique ou littéraire que Baudelaire crée. Son principal point de départ est la mode, qui représente  une société dans ce qu’elle a de plus contemporain, mais qui malgré tout s’inscrit dans une historicité qui la place dans le domaine de l’immuable. Elle appartient à la fois au présent et au passé.

La ville, emblème de la modernité, nous affole par son foisonnement urbain, ses infrastructures et son incessante activité. L’artiste est perdu dans cette foule de sensations auditives et visuelles mais « au lieu de se laisser envahir par cette foule, il cherche à imposer une forme «.  

Baudelaire parle de duel, dans le sens où il faut à l’artiste la capacité de pouvoir tout voir et nous mémoriser, intérioriser puis exprimer. L’artiste moderne ne crée que grâce à sa mémoire qui est un lieu où se réunissent l’antique et le moderne. L’antique n’est donc pas du tout rejeté dans le concept du Beau moderne chez Baudelaire, puisqu’ « il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien «.  Si il y a dualité dans le concept de modernité, il n’y en a pas dans sa recherche qui n’est qu’un travail de reconstitution, seul possible afin d’accéder à cette double caractéristique de l’instantané et de l’éternel.

 

Lorsque Baudelaire parle du “désir de peindre” dans son célèbre poème en prose, il veut avant tout parler du désir d’être poète, de peindre avec des mots. Dans ce poème, le sujet passe rapidement du peintre désirant à l’objet de son désir. Dans son poème “ A une passante” il évoquait d’abord la passante, puis la contemplait et revenait à son “je” désirant. Il va peindre cette fugitive que la nuit a enlevé : “cette apparition n’aura été qu’une disparition: en cela même elle aura été “surprenante”.  Elle représente le passé. Un voile noir sur elle et c’est le “choc”. Ce poème pourrait être la représentation de la modernité dans la poésie de Baudelaire, puisqu’elle allie ce côté fugace de l’apparition avec son souvenir éternel.

L’absence de cette passante en fait sa profondeur, ce noir a dérobé cet objet du désir et représenter cet objet est la fonction première du poète, ou du peintre. Il savait qu’il y aurait cette chute, cette mort annoncée, ce manque. La passante elle-même est décrite avec des creux, des absences : ses yeux sont vides, tout comme ses narines et sa bouche ; il n’en reste qu’un crane qui représenterait la mort. Le noir représente une carrence, un vide. C’est une apparition qui disparait tout aussi soudainement qu’elle est arrivée, paradoxe d’une vision qui se dérobe, il ne peint qu’à partir de sa mémoire, de ce qu’il retient de cette passante, de ce spectre de femme.

“L ‘enchainement des comparaisons est l’expression même du désir de peindre”. Il use et abuse de la métaphore, de la comparaison avec la lune, joue avec les figures de style les plus maléables pour pouvoir assouvir son désir de “peindre” avec des mots. Ce désir s’achève avec la contemplation de cette “fleur” qui est sa bouche, cette fleur du mal, ce symbole de la poésie. Il ne s’agit pas vraiment d’un enchainement de descriptions dans ce poème, mais plutôt d’une perpétuelle non-description un flou, un vague, un souvenir troué que Baudelaire essaie de combler par ses mots. Tout n’est qu’évocation, il n’y a jamais rien de concret. Dans ce sens, elle représente tout à fait ce que Baudelaire appelle démarche moderne : une reconstitution à partir de la mémoire qui n’a pas le temps de s’imprégner du brouhaha de sensations que l’homme peut ressentir dans les villes. Son but est donc de recréer ce vague, ce noir grâce à l’imagination. Cette passante est tout à la fois paysage, lune et spectre. Le texte se compose donc de touches successives, de suggestions, d’images et de métaphores qui ne reflètent qu’un désir de la peinture, un désir de la représentation déformée par l’imagination. Ces relations, ces correspondances sont a la base de l’esthétique baudelairienne, et cette femme est source d’impressions diverses qui se mêlent autour de son centre, autour de cette absence qui devient présence ou génératrice de réalités. Cette femme n’existe donc que par l’impression qu’elle crée, “mais ce désir, augmente par l’absence, se nourrit de son inexistence. C’est pourquoi peindre ne peut rester qu’un désir.”

Le paradoxe est donc que même si ce désir tend vers la création d’une réalité, il nait d’une absence, ou d’un flou. Cette femme est à la fois dans le temporel, cet instant présent, ce moment du spleen à proprement parlé et dans l’eternel. Elle n’est jamais tout à fait absente, puisque le poète la rend profondément présente par sa peinture. Elle représente une beauté passagère et mythique.

 

Nous pouvons conclure avec cette première  phrase du Désir de Peindre de Baudelaire : “Malheureux peut être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire!”. Le poème doit être le lieu du désir. L’auteur de l’article appelle la poétique du désir le fait que ce désir est essentiel au désir de peindre. C’est donc l’insatisfaction qui permet la création, l’absence qui permet la présence. “C’est l’antithèse baudelairienne : malheur de l’homme- bonheur de l’artiste.”  Il laisse de côté la beauté de la nature, de l’homme pour s’intéresser à toutes les perversions humaines, au côté morbide de l’homme et son désespoir pour en tirer une beauté d’autant plus dérangeante que séduisante. Baudelaire arrive à faire du morbide du spleen une poésie sublime. A la fin du poème, le désir est toujours la, il a au contraire augmenté avec son évocation. La satisfaction de ce désir est donc vaine et improductive, c’est un “échec victorieux”.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

- « Le caractère double de l’héroïsme et du beau modernes «, Dolf Oehler, Etudes Baudelairiennes VIII, Langages, A la Baconnière, Neuchatel, 1976.

 

- Charles Baudelaire, Ein lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus, W. Benjamin, ed. Tiedermann, Frankfurt/Main, Surhkamp, 1974

 

- Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre, Ch. Asselineau, Paris, A.Lemerre, 1869

 

- Le Moniteur universel du 27 janvier 1844.

 

- Gazette des tribunaux du 26 janvier 1844, Justice criminelle,  (cité dans l’article d’Oehler)

 

- Gazette des tribunaux du 27 janvier (cité dans l’article d’Oehler)

 

- Essai sur la peinture, D.Diderot, Œuvres Esthétiques

 

- Ecrits esthétiques, Ch. Baudelaire, 10/18, 1986

 

- Salon de 1767, Œuvres complètes, D. Diderot, Hermann

 

- Philosophie présente : Les Aventures de l’esthétique. Qu’est-ce que le Beau ? Jean Lacoste, Bordas, 2003

 

- Baudelaire antique et moderne, Pierre Brunel, PUPS, 2007

 

- Baudelaire, Œuvres complètes II, p.685

 

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