Devoir de Philosophie

Peu de doctrines autant que l'épicurienne ont fait l'objet d'appréciations aussi divergentes

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

epicure
Peu de doctrines autant que l'épicurienne ont fait l'objet d'appréciations aussi divergentes. Le paradoxe n'est pas qu'elle ait provoqué tant d'éloges et de blâmes, mais plutôt qu'elle justifie et les uns et les autres. " On trouve toujours dans cette doctrine, écrit un de ses meilleurs connaisseurs, je ne sais quoi d'étriqué et de mesquin qui arrête l'esprit au moment même où il est le plus disposé à l'admirer. "  Ce contraste que V. Brochard découvre au coeur même du système se retrouve jusque dans le détail des thèses. Peut-être pourrait-on trouver dans l'opposition toute formelle entre éléments antiques et traits déjà modernes ce qui donne à l'épicurisme son caractère unique et irréductible. Les philosophes de l'Antiquité ne le prennent pas toujours au sérieux. Quand, vers le milieu du premier siècle avant notre ère, un Académicien s'efforce de mettre fin à l'anarchie et à la lutte des écoles par un syncrétisme largement ouvert, l'épicurisme est exclu de cette tentative de conciliation. En revanche, on a pu faire d'Epicure le précurseur de doctrines spécifiquement modernes, comme l'utilitarisme anglais ou le matérialisme marxiste. Ces rapprochements, jusqu'à un certain point, sont soutenables. Ils ne le sont sûrement pas jusqu'au bout, et en raison précisément de l'idéal antique que se fait Epicure du sage, vivant dans une indépendance entière et, en l'espèce, retiré de la société et se souciant fort peu des déshérités et des pauvres.  

epicure

« le système d'Epicure, la faille naturelle où peut s'introduire la liberté.

On peut, ici, se dispenser de critiquer cette contingence, la fameuse déclinaison des atomes (clinamen) H018M1 , déjà raillée dans l'Antiquité.

Il est plus important de comprendre qu'en défaisant les liens subtils qui se sont noués de tout temps entre la finalité et la nécessité, Epicure ne vise nullement à projeter dans l'univers l'expérience humaine de la liberté.Plutôt il se borne à pousser jusqu'au bout, conformément à son intention première, la purification d'un univers divinisé.

Leur déviation n'humanise pas les atomes, elles les écarte seulement des chemins de la liberté humaine.

Après avoir détruit " les fables relatives aux dieux ", on va jusqu'àassouplir " le destin des physiciens ".

Jamais une doctrine antique n'avait porté si loin l'idée de la liberté.

Pour la première fois, toute attache est rompue entre la morale et la physique.L'homme n'est plus tenu de saisir et de tenir son rang dans le système des réalités cosmiques.

L'univers n'est plus exemplaire pour la conduitehumaine, il ne la contraint ni ne l'incline, il ne lui suggère aucun contenu.

La liberté, désencombrée de la tradition, est rendue à elle-même et tout,semble-t-il, lui est possible.

Il faut citer ici les vers où Lucrèce L125 célèbre les bienfaits de cette délivrance : " Alors qu'aux yeux de tous, l'humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d'une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçaitles mortels de son aspect horrible, le premier, un Grec, un homme osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser.

Loin de l'arrêter,les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu'exciter davantage l'ardeur de son courage, et son désir de forcer lepremier les portes étroitement closes de la nature.

Aussi l'effort vigoureux de son esprit a fini par triompher ; il s'est avancé loin au-delà desbarrières enflammées de notre univers ; de l'esprit et de la pensée il a parcouru le tout immense pour en revenir victorieux nous enseigner ce quipeut naître, ce qui ne le peut, enfin les lois qui délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables.

Et, par-là, la religion est àson tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu'aux cieux ". Malgré des différences évidentes, il est bien difficile de ne pas entendre l'accent déjà " moderne " d'un tel texte, qui rappelle certaines ambitions dela Renaissance, comme le Plus-Oultre adopté par Bacon H005 , et du XVIIIe siècle.

On comprend, plus spécifiquement, que le matérialisme marxiste ait pu se reconnaître dans une doctrine ainsi célébrée.

Il est à peine besoin d'ajouter que Lucrèce L125 ni Epicure n'ont eu l'idée d'une révolution sociale et qu'à vouloir rendre parallèles des doctrines et des politiques divergentes, on risque de gâter la valeur et la vérité du rapprochement.

Délivrée du poids de la tradition et de l'Univers, la liberté épicurienne n'a pourtant rien entrepris et, par une sorte de retour, son vide et soninaction sont à l'exacte mesure de sa délivrance totale.

Libre de tout, le sage épicurien n'est libre pour rien.

La critique des traditions sociales et larésistance au despotisme impérial ont été soutenues par les Stoïciens.

Atticus, Horace L097 ou Pétrone L166 sont bien, par certains traits, des modernes ; ils ne le sont pas, à coup sûr, pour leur conception de la liberté.

Cet étrange retournement qui, après avoir rendu absolue la liberté, l'enferme, inemployée, dans l'intimité du " vivre caché " et dans l'inertie duplaisir de repos (catastématique), a pu être attribué à la santé délicate d'Epicure dont l'idéal, au jugement de Lactance L1519 , est celui d'un malade qui attend du médecin sa guérison.

Cicéron L043 nous a conservé une explication plus proprement psychologique : " Je n'ai vu personne qui ait redouté autant qu'Epicure cela même qu'il nie être redoutable ; je veux dire la mort et les dieux.

Là où des gens normaux ne s'émeuvent pas outremesure, lui proclame que l'esprit de tous les mortels est frappé de terreur.

" Il ne convient pas de majorer la portée de telles " explications ".

Il n'enest pas moins vrai que l'épicurisme tient une position de défense.

Il fait reculer les fables et brise l'étreinte de la nécessité ; mais ce n'est pas pourse soumettre la nature ni même pour tenter aucune sortie : il lui suffit d'avoir transformé une forteresse assiégée en Jardin.

Deux motifs surtout, parmi ceux que nous avons déjà eu l'occasion de noter, déterminent cette position : le pessimisme et l'individualisme.

Il estvrai qu'Epicure place le souverain bien dans le plaisir H018M2 .

Mais cette thèse est précédée d'une autre plus fondamentale, qui refuse la douleur comme le plus grand mal.

L'hédonisme véritable ne craint nullement la douleur qui, nécessairement, encadre le plaisir : insatisfaction du désir et,bientôt, satiété et dégoût ; l'idéal, très lucidement exposé, de Calliclès, nous permet, ici encore, de mesurer l'originalité et les limites de l'épicurisme(Gorgias , 494 a-c).

Le souverain bien est donc essentiellement référé au mal qu'il est destiné à faire cesser (ataraxie) : " La limite d'accroissement des plaisirs, c'est l'élimination de toute douleur.

" Le pessimisme d'un tel idéal est corrigé par des satisfactions dont il faut bien dire qu'elles se placent en marge du réel et même dans l'imaginaire.Cette espèce de compensation est capitale dans l'économie du système, elle n'est pas négligeable pour l'appréciation de celui-ci.

Dès quel'initiation à la physique atomistique et l'ascèse des désirs ont rompu le contact avec le monde réel, le sage est libre pour susciter, en lui et hors delui, un monde à sa convenance dont il est le démiurge et maître.

La plus belle des créations épicuriennes est le monde de l'amitié, considéréecomme la forme la plus haute de toute communauté, puisqu'elle se fonde seulement sur le libre choix de l'individu, et se constitue comme un empireà part des communautés naturelles, politiques ou familiales.

Le bonheur de l'amitié et de l'union entre les membres de l'École se retrouve, idéalisé,dans l'étrange panthéon qu'Epicure situe dans les intermondes et qu'il peuple d'une infinité de dieux et de déesses, décrits avec tous les détails del'anthropomorphisme, à ceci près qu'ils sont déchargés de tout soin relatif aux mondes et aux hommes.

La sincérité de son sentiment religieux n'estpas à mettre en doute ; mais on niera difficilement qu'elle participe de la gratuité propre à l'admiration esthétique.

Enfin, dans la vie morale, cescréations autonomes parviennent à s'opposer efficacement à la pression du réel.

Ainsi, la remémoration d'un plaisir passé est non seulement elle-même un plaisir, mais elle est capable, au besoin, de contrebalancer et d'effacer une douleur, et même une torture présentes.

Brochard H1041 , à ce propos, a pu évoquer des phénomènes d'hallucinations.

On voit clairement la pente où se laisse entraîner le système.

Le monde réel, dépouilléd'abord de son prestige religieux et accepté dans son être brut, sans signification, va être remplacé par un monde privé, imaginaire, pour finir parêtre contesté, non plus dans ses fins, mais dans sa réalité.

Cette tension où l'imagination et le sens esthétique menacent de l'emporter sur le sens du réel est peut-être ce quicaractérise le mieux cette philosophie.

Il faudrait montrer dans le détail comment cette tension, à son tour, estdéterminée par la conception d'un temps discontinu.

Disons seulement que l'hédonisme épicurien eût été guéri de safaiblesse majeure, s'il avait consenti à faire une part, sinon dans l'ontologie, au moins dans la morale, à une théoriede l'action.

Il est vrai que ce n'aurait plus été l'épicurisme, dont il reste à admirer la puissance poétique dans unmonde désenchanté.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles