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essais de montaigne

Publié le 21/02/2013

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montaigne

« Je suis moi-même la matière de mon livre « : cette déclaration, ainsi que d’autres similaires du point de vue du sens, ont orienté la classification traditionnelle des Essais dans le système des genres, puisque le texte de Montaigne est considéré comme le texte fondateur de l’autoportrait. Il effectue en effet dans à certains égards un repliement sur le sujet écrivant, repliement qui se manifeste par la multiplication de pronoms de première personne : « Ce qui est caractéristique de Montaigne, c’est la multiplication du moi dans le déploiement des formes réfléchies : « Moi, je me roule en moi-même «. Moi, je, moi-même : autant de niveaux ou d’instances du sujet Michel de Montaigne «. Il s’agit ici de définir à la fois une poétique et de caractériser une personne civile (« Ce qui est caractéristique de Montaigne « : la proposition floue peut renvoyer aussi bien à l’homme qu’à son œuvre), en convoquant deux domaines bien distincts : philosophique (« la multiplication du moi «) et grammatical (« dans le déploiement des formes réfléchies «). La dernière phrase mélange inextricablement ces deux domaines : aux différents statuts du pronom (« Moi, je, moi-même « : apostrophe, sujet, objet) correspondent différents degrés ontologiques (« autant de niveaux ou d’instances du   sujet Michel de Montaigne «). Ce qui est envisagé ici, c’est donc la définition d’un moi, celui de Michel de Montaigne, définition qui passe par une écriture particulière. Mais cette définition reste problématique, puisqu’elle présente à la fois une cohérence au niveau sémantique (tous les pronoms centrent le propos sur « moi «, ce que confirme le verbe se rouler), et un éclatement au niveau grammatical, puisque comme nous l’avons vu, le sujet écrivant se dit à la fois comme sujet, objet et apostrophe, et au niveau énonciatif, puisque « moi « est à la fois énonciateur et allocutaire de son propre discours. Ce que confirme la perspective philosophique, le terme « multiplication  du moi « pouvant correspondre à un renforcement de l’identité ou au contraire à une dissolution, hésitation que maintient la formule : « autant de niveaux ou d’instances du sujet «, qui vient présenter une alternative entre une différence de degré (« niveaux «) ou de nature (« instances «) ontologique.         C’est une donc une définition problématique à la fois de l’individu Michel de Montaigne et de l’écriture qui le constitue qui nous est présentée ici. Il s’agit de voir à la fois par quels moyens l’écriture résout ce problème de cohérence et cet éclatement du sujet, d’identité et d’altérité, et quel intérêt l’autoportraitiste trouve à résoudre ce problème en conciliant ces deux dimensions.         Cohérence du sujet, parce que Montaigne proclame explicitement qu’il se prend pour sujet principal de son œuvre, redéfinissant par là même le moi tel que l’envisage traditionnellement les philosophes. Cependant, réduire les Essais à un repli sur lui-même d’un individu singulier, c’est faire bon marché de la figure de l’autre, qui resurgit sous diverses formes tout au long de l’œuvre : dire l’identité, c’est indissociablement dire l’altérité, la généralité de la nature humaine ou la singularité étrangère de l’autre pris comme modèle. Identité et altérité : le problème est au cœur de l’entreprise de définition du moi, problème que seule peut résoudre une écriture nouvelle : si les Essais peuvent être considérés comme un portrait, ce n’est qu’en constituant un portrait en mouvement d’un moi insituable et jamais définitivement assimilable par le lecteur et par celui-là même qui entreprend de le dire.         Les Essais proclament à différents endroits que leur véritable sujet n’est pas le monde extérieur, mais l’exploration intérieure de l’individu Michel de Montaigne ; ce qui conditionne une organisation particulière de l’écriture, et une redéfinition du moi tel que l’envisageait la philosophie scolastique.         Dès l’avertissement au lecteur, c’est en effet le précepte socratique du « connais-toi toi-même « qui oriente les Essais, puisqu’il y est déclaré sans ambiguïté : « c’est moy que je peins «. Si les autres livres se prêtent à une description du monde extérieur, celui-ci  marque son originalité en ce qu’il se consacre à globalement à un seul objet, Michel de Montaigne lui-même : « Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et estrangere ; moy, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne « (III, 2). Un tel parti pris est motivé au moins par deux séries de considération. La connaissance de soi est d’abord une manière d’atteindre à la sagesse morale : il suffit de se commettre à sa nature pour  trouver cette sagesse : « le plus simplement se commettre à nature, c’est s’y commettre le plus sagement. (…) De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage « (III, 13). Ce qui explique le jugement formulé en I,39 : « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi «. Or cette connaissance de soi ne peut passer par les autres, elle ne peut être envisagée que par soi-même. Seul Michel de Montaigne peut entreprendre de se dire et de se connaître : « jamais homme ne traicta subject qu’il entendit ne cogneust mieux que je fay celuy que j’ay entrepris, (…) en celui-là je suis le plus sçavant homme qui vive « (III, 2). Personne d’autre que le sujet écrivant lui-même ne peut se lancer dans l’entreprise de connaissance de soi qui mène à la sagesse morale. Le seul sujet possible de l’écriture, mais également le seul objet possible est Montaigne : ce n’est que de cette adéquation que peut naître un savoir certain. C’est donc Michel de Montaigne dans sa totalité qu’il s’agit de prendre pour objet, à la fois dans sa dimension morale et physique ; dans une telle perspective, la raillerie à l’encontre de la philosophie scolastique : « Je m’étudie plus que tout autre sujet : c’est ma physique, c’est ma métaphysique « est peut-être également à prendre au sens littéral.         Se prendre pour soi-même comme objet d’étude : l’entreprise de Montaigne se traduit nécessairement par une organisation particulière au niveau thématique, syntaxique, grammatical et dans la structure même des Essais. Au niveau thématique tout d’abord, le repli sur soi se manifeste par le dédain affiché pour la gloire et l’ambition des grands hommes, et le désir explicite de se retirer du monde, ce qui est signifié par la métaphore de l’arrière-boutique désignant le moi soustrait à la vie publique : « Il se faut reserver une arriere boutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude « (I, 39). Le repli sur le moi est envisagé ici pratiquement physiquement : il se réalise dans les faits. Il se réalise également dans l’écriture : nous ne sommes pas en présence simplement de quelqu’un qui dit « je «, mais d’un sujet écrivant qui multiplie les pronoms référant à sa propre personne, de toutes fonctions : sujet mais également objet, apposition, etc. Phénomène dont découlent entre autres deux effets majeurs : constitution d’un énonciateur qui se prend également pour allocutaire, d’où perturbation de la communication avec le lecteur : « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain «. Cette phrase réalise parfaitement au niveau grammatical la conjonction entre le repli sur soi, signifié par les pronoms de première personne, le sujet écrivant étant à la fois sujet et son propre attribut du sujet, et la perturbation du système énonciatif où le lecteur n’a plus sa place. Egalement, au niveau structural, repli sur soi qui se vérifie une fois de plus sur le plan syntaxique. Ainsi, le début de III, 3 (« De trois commerces «) : un propos général : « Il ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions « ; un exemple célèbre : « Voilà un honorable tesmoignage du vieus Caton : « ; un repli sur le moi signifié par la prolifération de pronoms de première personne : « Si c’estoit à moy à me dresser à ma mode … «. On pourrait multiplier les exemples et déceler ce type d’organisation dans bon nombre d’essais.         Cette étude de soi-même a également une conséquence majeure au niveau philosophique, puisque étudier Michel de Montaigne, c’est rompre avec la conception traditionnelle d’un moi universel. Ce qui se manifeste par la proclamation d’une condition ontologique définie par sa singularité et sa contingence, et d’une condition sociale et morale qui n’entend pas se conformer aux exemples universels des grands hommes. Singularité, comme l’indique clairement la proposition suivante : « il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui lutte contre l’institution « (III, 2); il est absurde d’envisager « un moi « à la manière des scolastiques, qui définissent les propriétés universelles de l’âme et du corps ; et si Montaigne reprend ici leur propre vocabulaire (« forme «), ce n’est que pour mieux le retourner contre eux. Pas d’universalité donc, mais contingence : « Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle « : Michel de Montaigne en tant qu’individu singulier il est à chaque instant de sa vie différent, il ne saurait se décrire comme un modèle universel. Ce qu’indique aussi bien l’insistance sur sa condition sociale et morale ordinaire, comme il en est fait mention en III 2 : « Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe «. Bref, il ne s’agit pas dans les Essais de décrire en le figeant « le moi « des philosophes, mais d’écrire dans sa singularité et sa contingence « moi «, Michel de Montaigne, homme de condition ordinaire.         Moi, je, me, moi-même : Les Essais se distinguent des œuvres traditionnelles en définissant celui qui les écrit à la fois comme sujet écrivant, mais également comme son propre attribut du sujet, comme objet de l’écriture, etc. Cependant, s’il peut s’écrire dans sa totalité et sa singularité, c’est également en se détachant, ou même en se conformant partiellement à des figures de l’altérité.         En effet, malgré ses proclamations, le sujet écrivant s’éclipse parfois, en se prenant dans une généralité plus vaste, ou en livrant une réflexion sur la notion de modèle, c’est à dire, sur le plan grammatical, par la présence du « nous « et du « il «. Effacement qui tend parfois à une véritable disparition de « moi «, condamné à laisser sa parole à l’autre.         Au niveau du discours, cette disparition s’effectue d’abord en s’incluant dans une généralité plus vaste, comme le manifeste le « nous «, extension au niveau grammatical du sujet de première personne, dans laquelle le sujet de l’énonciation se trouve inclus. Ce sont plusieurs sujets, au sens grammatical et philosophique, parmi lesquels Michel de Montaigne, qui sont décrits parfois sous une propriété commune. Ainsi en II 1, après avoir envisagé les exemples de Marius, du pape Boniface et de Néron : « Nostre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinations de nostre apetit (…). Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons «. La généralité grammaticale représente une communauté au sens philosophique du terme, une universalité, malgré les propositions qui semblent indiquer le contraire, de la nature humaine. C’est peut-être ce que signifie différemment, et à un autre niveau, celui du discours littéraire, l’établissement d’une communication, même biaisée, même masquée, avec le lecteur. L’usage de l’ironie, par exemple, n’a de sens qu’en fonction de la supposition de l’existence de la figure du lecteur, et d’une conscience aiguë de la réception d’une œuvre (les derniers mots de « des cannibales « en est l’exemple le plus célèbre, et on peut l’analyser comme une forme de citation, dont le sujet écrivant se détacherait, d’une opinion commune prêtée précisément au lecteur : « mais quoy, ils ne portent point de hauts de chausse ! «). Si la communication est brouillée à certains endroits par la multiplication des pronoms de première personne, elle s’établit donc quand même, par des moyens contournés. Surtout, on ne saurait lire les Essais sans penser à l’omniprésence de La Boétie : de l’aveu de Montaigne, son œuvre aurait été conçue, à l’origine, comme un ensemble de crotesques et fantaisies entourant De la servitude volontaire, tout comme un cadre autour de son tableau (I 28). Ce n’est pas dans la solitude intellectuelle, mais dans leur principe même sur la base d’un entretien avec La Boétie que les Essais ont été conçus.         Mais si « moi « se dissout dans une communauté, dans le « nous «, c’est à dire l’extension de la première personne, souvent il ne peut se dire qu’en confrontation avec un « il «, une non-personne : dire le « moi «, c’est également l’effacer partiellement devant l’autre pris comme modèle. Notion problématique, en ce qu’elle se définit à la fois par la distance avec celui qui est pris pour modèle, et par l’identification, c’est à dire la présence en lui d’une nature commune au « moi «. Distance, puisque l’autre est tantôt celui dont il faut se dissocier : « J’aimerais mieux m’entendre bien en moi qu’en Cicéron « (la multiplication des pronoms de première personne : je, me, en moi, se fait ici de façon significative dans une tournure comparative) : c’est l’aliénation à une forme étrangère qui est ici dénoncée, et le repli sur « moi « (complément de lieu « en moi «, qui suggère une intériorité et une intimité) procède donc par détachement d’une forme dans laquelle l’individu dans sa singularité ne se reconnaît pas ; il est donc indissociable de l’autre. Identification, puisque tantôt l’autre est pris comme véritable modèle, à l’instar de Socrate, figure privilégiée. Cette duplicité se dit clairement en III, 12, où prend place une longue éthopée de Socrate : « Socrates fait mouvoir son ame d’un mouvement naturel et commun. (…) Ce sont des inductions (…) tirées des plus vulgaires (…) actions des hommes : chacun l’entend «. Socrate s’impose donc au long des Essais comme le modèle idéal, puisque la simplicité de sa conduite le rapproche du commun des mortels ; ce qui l’oppose au mauvais modèle, celui de Caton : « en Caton, on void bien à clair que c’est une alleure tenduë bien loing au dessus des communes « : par sa vertu exceptionnelle, en ce qu’il a d’ « exemplaire « même (au sens commun et mélioratif du terme), Caton représente une forme étrangère et inassimilable à l’individu commun. ( On pourrait remarquer par ailleurs que dans la dernière phrase citée, il y a ici à la fois l’affirmation explicite d’une nature humaine partagée par presque tous et l’exemple d’une exception, d’une distance par rapport à cette nature, présence au sein d’une même phrase du « il « et du « nous «, et effacement du « je «). Dire « moi «, Michel de Montaigne, c’est également par la notion de modèle dire l’autre, que ce soit pour s’en détacher ou pour s’en rapprocher : c’est, en un mot, se dire en s’effaçant.         En effet, le « moi « de Michel de Montaigne, plus que de se dissoudre dans une généralité ou de se confronter à une particularité autre, disparaît parfois totalement du discours. Ainsi l’exemple historique et la citation envahissent le discours du sujet écrivant, à tel point que celui est réduit au silence complet, ce qui se dit de manière frappante dans « du jeune Caton «, où la proposition initiale (« Je n’ay point cette erreur commune de juger d’un autre selon que je suis «) se trouve réalisée dans le système d’énonciation particulier qui se met en place. En effet, Montaigne délègue son jugement sur Caton, et donc sa parole, à cinq poètes antiques, refermant l’essai sur ces citations et sur le silence énigmatique de la seule parole qui puisse faire autorité, le « je « du sujet écrivant : « Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument. Je veux seulement faire luiter ensemble les traits de cinq poetes Latins sur la louange de Caton «. C’est l’effet global des citations nombreuses, d’autant plus visibles qu’elles sont presque toutes en latin, qui viennent truffer le discours du sujet de l’énonciation et lui enlever en quelque sorte son autorité : si les Essais sont à quelque égard un repli sur le moi, il n’en reste pas moins que d’autres voix viennent constamment interférer avec celle du je. Une disparition plus radicale encore intervient au niveau grammatical dans l’avertissement au lecteur, puisque c’est la non-personne, le « il « du livre lui-même qui s’exprime avant le « je « de son auteur : « C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée «. Ce qui anticipe les observations que nous pourrons faire sur la constitution d’une écriture particulière pour dire le « moi «, indissociable du livre qui l’écrit.         Si « moi « est l’objet privilégié des Essais, il ne s’en dit pas moins à travers la figure de l’autre, généralité de la nature humaine, singularité du modèle, ou autorité de l’exemple : l’identité ne se dit pas indissociablement de l’altérité.         Identité et altérité, c’est peut-être également le problème que pose le « moi « en lui-même, indépendamment de toute extériorité. Problème auquel les Essais tentent de donner une réponse en constituant une écriture spécifique.         Montaigne pose à plusieurs endroits de son texte un principe métaphysique fondamental, qui conditionne sa conception de la nature (c’est à dire l’ensemble des choses créées) : « Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse «. La nature humaine, en tant que partie de cette nature créée, est soumise à une même variation perpétuelle : « Nous n’allons pas ; on nous emporte (…). Nous flottons entre divers advis ; nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment « ; plutôt qu’à la constance d’une conduite rationnelle, garante du libre arbitre, c’est la force de l’inclination, dont nous ne sommes pas responsables (le « nous « est en position d’objet : « on nous emporte «), qui définit la conduite humaine dans toute sa variabilité. Au bout de cette chaîne se trouve « moi «, Michel de Montaigne, comme représentant de la nature humaine dans laquelle il est inclus (comme nous l’avons vu plus haut), et donc soumis aux mêmes variations qu’elle et que l’ensemble de la nature. Conséquence d’autant plus importante que Michel de Montaigne est à la fois sujet écrivant et objet de l’écriture, et en tant que tel soumis au moins de deux manières (en fait, d’autant de manières qu’il s’envisage  et s’écrit dans les Essais) à l’inconstance. « Moi « est au croisement, en quelque sorte, de deux formes de changements : « C’est un contrerolle de divers et muables accidens (…) ; soit que je sois autre moymesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations « : parmi ces sujets, Montaigne lui-même, soumis comme il vient de le dire au changement (autrement dit, comme l’indique la phrase précédente : « Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention « (III, 2). Il y a donc (au moins) une double série de déplacements du « moi « : parce qu’il est à la fois sujet, attribut du sujet, objet, etc., de son propre discours ; parce que ces sujets, attributs du sujet, objets, etc. sont toujours soumis à variation - ce qui a pour effet de multiplier en quelque sorte les changements : un sujet toujours changeant de point de vue décrit un objet toujours changeant de condition. Changement qui se dit clairement par exemple dans l’évocation de la charge publique qui incombera à Montaigne : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire « : c’est par le redoublement du sujet grammatical que se dit le dédoublement, en quelque sorte, de la condition, ici sociale, de Montaigne. Affirmation que l’on pourrait opposer, et c’est le moi en tant que sujet changeant de l’écriture, qui multiplie les points de vue sur lui-même, qui se découvre ici, avec des déclarations allant en sens pratiquement contraire sur l’existence d’une seule « forme mienne «, par exemple. En multipliant les points de vue, Montaigne se fait varier à la fois comme sujet et comme objet de l’écriture.         Etre le sujet changeant d’une écriture qui prend pour objet le « moi « dans toutes ses variations : on comprend qu’une telle entreprise ne puisse se faire qu’en constituant une forme souple, une écriture nouvelle. Elle se définit d’abord négativement : étant donné son objet, celle-ci ne peut se figer dans des canons rhétoriques, qui s’accordent mal avec les formes changeantes, et qui sont étrangers à l’intimité du « moi «. « Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est «. En se dégageant d’une forme fixe et étrangère à soi (« forment l’homme «), c’est la fidélité à sa propre nature (« représente un particulier «), sans la déformer (système conditionnel : « si j’avais … «) qui prévaut ici. On pourrait pratiquement paraphraser le reste du premier paragraphe de III, 2 pour définir positivement l’écriture de l’essai montaignien, indissociable du « moi « tel que nous l’avons défini plus haut : « Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage « : il s’agit en fait de suivre par l’écriture  « moi « dans toutes ses variations, et non pas « le moi « figé des philosophes. De même qu’il ne prend jamais de forme fixe, de même l’essai n’est jamais affirmation d’un propos, mais épreuve, expérience toujours révisable : « Si mon ame pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve «. Comme le moi est toujours en expérience et en épreuve, il est impossible de se décrire simplement, il faut s’essayer au moyen de l’écriture. D’où une conséquence majeure pour l’écriture de l’essai montaignien : il ne peut y avoir de contradictions possible dans le propos : si je me contredis, je ne fais que suivre fidèlement la nature changeante du moi, ce qui est d’autant plus justifié qu’il est à la fois sujet et objet de l’écriture. Ce dont on trouve l’illustration dans « de la phisionomie «, ou la réflexion sur l’effet d’une physionomie sur autrui se trouble à la fin de l’essai avec l’exemple de Socrate, Montaigne semblant se contredire sur son sujet ; ou Caton, pris d’abord comme modèle : « Ce personnage là fut vraiment un patron … « (I, 37), puis répudié en tant que modèle comme nous l’avons vu pour être trop au-dessus des âmes communes (III, 12). Il serait plus juste de dire que la contradiction dans l’essai est précisément ce qui constitue la vérité : se contredire, c’est se conformer,  être fidèle à sa nature changeante tout en multipliant les perspectives sur soi : « Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité (…) je ne la contredis point «. De cette définition de « moi « découle une seconde conséquence majeure pour la poétique de l’essai : s’il s’agit de se prendre pour objet, c’est en se prenant pour objet changeant ; il serait vain d’en faire une peinture figée, on ne peut en faire qu’une peinture en mouvement, mobile. Deux traits caractéristiques de l’essai qui sont résumés dans la formule suivante : « les traits de ma peinture ne se forvoyent point, quoy qu’ils se changent et se diversifient « (III, 2). Enfin, cette peinture mobile ne peut se faire qu’en remettant en cause la dimension assertive du langage : il s’agit de ne rien affirmer définitivement. Ainsi, en III, 11 : « cette façon de respondre enquesteuse, non resolutive : « Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entens pas. Il pourroit estre. Est-il vray ?« : modalités interrogatives et négatives : voilà sans doute l’idéal de l’écriture du « moi « jamais définitivement constitué.         Il n’y a donc pas d’écriture d’un moi déjà constitué a priori, mais l’essai d’un moi en quelque sorte toujours à venir. On pourrait donc renverser les perspectives, et considérer l’écriture de l’essai non pas comme la fidélité à un moi changeant, mais comme la constitution même de ce moi par l’écriture. « Icy, nous allons conformément et tout d’un trein, mon livre et moy. (…) qui touche l’un, touche l’autre « : constituer le livre des Essais, c’est nécessairement constituer le sujet Michel de Montaigne. Ainsi, le langage acquiert par principe dans l’essai une dimension performative. Dire « moi «, « je «, « me «, « moi-même «, c’est effectivement se constituer en sujet ontologique pris dans le changement, qui a tantôt les statuts de sujet, attribut de ce sujet, objet, etc. Multiplier les pronoms, c’est donc échapper à toute définition fixe d’un moi, et constituer au fil de l’écriture « moi «, Michel de Montaigne, dans toute sa variabilité.     Moi, je, me : la multiplication des pronoms de première personne dans l’essai montaignien, plus qu’un simple repli du propos sur le sujet de l’écriture, vision réductrice qui ne tient pas compte de la figure de l’autre, signifie les déplacements auxquels est soumis le « moi « dans le temps même qu’ils le « constituent «, si ce terme peut s’employer pour caractériser la peinture en mouvement qu’a voulu mettre en place Montaigne. Déplacements multiples et à tous les niveaux : au niveau grammatical,  puisqu’il est à la fois sujet et objet ; au niveau philosophique, puisqu’il est sujet toujours changeant, jamais fixe. La multiplication des pronoms est donc symptomatique d’une conception du sujet philosophique, qui plutôt que de trancher entre la cohérence complète ou l’éclatement du « moi «, parvient à concilier les deux en affirmant l’existence d’un changement perpétuel dans une permanence ontologique ; ou, pour dire les choses autrement, l’identité du moi est peut-être précisément dans ses changements permanents. Ce qui ne peut se dire que grâce à une écriture non pas figée dans des canons rhétoriques, mais au contraire aventureuse, nouvelle, qui comprend la contradiction comme une de ses composantes fondamentales, et qui, autant qu’il est en sa possibilité, essaie de ne rien affirmer définitivement. Se dire, ce n’est pas écrire sur un moi constitué a priori, mais s’essayer, se constituer au fil des changements par une écriture débarrassée de toute contrainte rhétorique, une écriture capable de dire à la fois l’identité et l’altérité qui sont au cœur du sujet singulier Michel de Montaigne.

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«       C'est une donc une définition problématique à la fois de l'individu Michel de Montaigne et de l'écriture qui le constitue qui nous est présentée ici.

Il s'agit de voir à la fois par quels moyens l'écriture résout ce problème de cohérence et cet éclatement du sujet, d'identité et d'altérité, et quel intérêt l'autoportraitiste trouve à résoudre ce problème en conciliant ces deux dimensions.         Cohérence du sujet, parce que Montaigne proclame explicitement qu'il se prend pour sujet principal de son oeuvre, redéfinissant par là même le moi tel que l'envisage traditionnellement les philosophes.

Cependant, réduire les Essais à un repli sur lui-même d'un individu singulier, c'est faire bon marché de la figure de l'autre, qui resurgit sous diverses formes tout au long de l'oeuvre : dire l'identité, c'est indissociablement dire l'altérité, la généralité de la nature humaine ou la singularité étrangère de l'autre pris comme modèle.

Identité et altérité : le problème est au coeur de l'entreprise de définition du moi, problème que seule peut résoudre une écriture nouvelle : si les Essais peuvent être considérés comme un portrait, ce n'est qu'en constituant un portrait en mouvement d'un moi insituable et jamais définitivement assimilable par le lecteur et par celui-là même qui entreprend de le dire.         Les Essais proclament à différents endroits que leur véritable sujet n'est pas le monde extérieur, mais l'exploration intérieure de l'individu Michel de Montaigne ; ce qui conditionne une organisation particulière de l'écriture, et une redéfinition du moi tel que l'envisageait la philosophie scolastique.    . »

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