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l'esthétique de la violence chez Littel

Publié le 16/02/2011

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L'expression et le concept de la banalité du mal, largement repris depuis, nous a été proposé par Hanna Arendt en 1963 dans Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. En s'appuyant sur le procès d'Adolf Eichmann, un criminel nazi, elle émet le fait que, nul besoin de haine pour expliquer le pire, la soumission à l'autorité suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. Tout le monde serait donc capable un jour, dans un contexte donné, de devenir un Moi cruel. C'est cette idée que nous retrouvons dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Effectivement, ce livre donne la parole à un criminel, Max Aue, officier SS, qui se dépeint, qui raconte les pires atrocités, sa participation aux massacres nazis sans remords ni regrets. Pourquoi faire le bien? Pourquoi faire le mal? Comment les hommes ordinaires peuvent-ils devenir des bourreaux? Le concept d'Hanna Arendt, qui, en aucun cas, ne disculpe pas les auteurs de crimes, pose des interrogations essentielles sur la nature humaine : nous allons donc nous intéresser à la question du mal dans ce roman.

En s'interdisant de penser, de se poser des questions, de juger le bien et le mal, le nazi se contente d'obéir, et c'est cette obéissance qui banalise l'horreur. Aue, à travers son témoignage, veut se blanchir, se mettre hors de cause. A la vue de la jeune fille mourante, page 126, son sentiment de devoir et humain se confrontent : « (...)ce regard se planta en moi, j'étais une vulgaire poupée et ne ressentais rien, et en même temps je voulais de tout mon cœur me pencher et lui essuyer la terre et la sueur sur son front, lui caresser la joue et lui dire que ça allait, que tout irait pour le mieux, mais à la place je lui tirai convulsivement une balle dans la tête(...) ». Le regard de la jeune fille qu'il croise est essentiel : il provoque en lui une certaine sensibilité qui le destabilise. C’est connu : plus le bourreau se sent étranger à la victime, plus il l'élimine aisément. Tout devient possible dès lors qu'un groupe, ici les Juifs, n'est plus inclus dans l'humanité commune. C'est son devoir de tuer qui a le dessus sur lui, il se refuse de penser, il lutte contre son humanisme naturel. Souvenons-nous également de la scène du bras convulsif de la même page 126. Le narrateur se défait de son bras qui tire, tue tout seul, il se décrit comme victime, ne pouvant rien y faire, comme emporté par cette « rage immense, démesurée » provoquée par « la pensée de ce gâchis humain insensé ».La conscience qu'il a en face de lui un être humain, et non un sous-homme, comme lui souffle l'idéologie nazie, réveille en lui cet acharnement, ce sadisme mêlé d'incompréhension. Le fait de porter un uniforme, de représenter l'autorité et de se voir confier un rôle inhabituel, celui de tuer, le fortifie certainement dans son action. Aue est conscient de vivre une situation exceptionnelle -la guerre- et donc il accepte qu'il lui faut agir selon des normes inhabituelles. Il est certes un homme ordinaire à l'origine, mais vivant dans un contexte spécial. En temps de guerre, le droit de ne pas tuer est exproprié. Dans ce style de régime totalitaire,  le fait de penser (la seule condition selon Hanna Arendt pour ne pas sombrer dans cette banalité du mal) est rendu difficile par l'idéologie, la propagande et la répression. Ceux qui ont fait ces activités monstrueuses ne seraient donc pas si différents de nous. Ils sont dans l'obligation d'accomplir un devoir, soumis à une autorité qui les empêche de distinguer le bien et le mal, ils suivent alors les consignes et cessent de penser. C'est une attitude impardonnable, ils restent coupables mais cela démontre que l'inhumain se cache en chacun de nous. Peut-être est-ce là une attitude de protection qu'ils adoptent naturellement. En se voilant la face, ils arrivent à mieux vivre avec leurs crimes. Prenons l'exemple de la scène du boudin noir, page 123-124, où la nécessité de dissocier le monde inauthentique de l'exécution et le monde authentique de la pause déjeuner s'exprime. Une pause déjeuner où l'officier nazi peut redevenir « normal », humain et oublier un peu la réalité des corps suppliciés, que l'image du boudin noir lui renvoie. Aue refuse de faire face à cet aliment lui rappelant l'atrocité de ses actes : « la vue du boudin me renversait le cœur » ; il s'enflamme alors : « Dans cette situation, on peut se passer d'une telle nourriture! », et, comme pénalité, on l’envoie retourner tuer.                                                                                                       Aue n'est donc pas vraiment un criminel au début. C'est le devoir qui l'habite et qui le retient de tout scrupule. Le narrateur-bourreau des Bienveillantes doit mettre de côté son humanité, accepter l'ordre, accomplir l'extermination des Juifs par pur sentiment de devoir. La compassion et la pensée sont perçues comme des faiblesses, cela est contraire aux valeurs viriles du nazisme. Aue montre bien ici qu'il n'approuve pas l'Holocauste. Il décline l'idée d'une éventuelle responsabilité malgré que celle-ci s'exprime quand même au détour de sa négation. Il se refuse toute émotion, tout sentiment humain. Il fait le maximum pour éviter de se mettre à la place des autres, il s'enferme presque volontairement dans les sentiments de dégoût et de rancœur. L'échelle des valeurs est donc inversée : le courage est, pour le nazi, de surmonter son humanité.

Littel et Aue veulent nous faire voir cette histoire meurtrière du nazisme comme une histoire d'hommes avant tout. Le livre s'ouvre sur les deux mots « Frères humains » : le narrateur s'adresse à tous qu'il considère comme ses pairs car, pour lui, chacun, dans cette situation, aurait fait la même chose. Cela signifie que la responsabilité s'étend à l'humanité toute entière. L'homme n'est pas la cause du mal puisqu’il est le sujet de l'action, ce serait plutôt son ignorance ou son défaut de jugement. L'homme est victime des imperfections de sa nature. Chacun peut faire le mal dans un certain contexte. Notamment, le pouvoir des collectivités est incontrôlable : quand un bourreau est entouré de gens qui lui renvoient l'image que ce qu'il fait est bien, comment ne pas se convaincre de la conformité de ses actes? Max Aue est donc un personnage qui n'aurait donc pas de reproches à se faire. L'inhumain, et donc le mal, restent de l'humain à son égard. Aue, tout comme Eichmann chez Hanna Arendt, ne correspond pas au cliché de la brute nazie. Il semble être un homme cultivé et intellectuel, et, pour lui, la solution finale est une question métaphysique.

Malgré les atrocités qu'il commet, il demeure un personnage intéressant pour le lecteur car il reste capable d'une certaine humanité : nous le voyons page 126 quand il s'insurge contre un jeune Waffen-SS car celui-ci tue sans entendement. Aue ne supporte pas la cruauté gratuite ni le corps supplicié: « il fallait quand même que les gens souffrent le moins possible ». On a l'impression que c'est le premier meurtre qui est le plus difficile et qu'ensuite on s'habitue à tuer. Page 170, il s'identifie presque à des officiers « qui étaient là depuis le début et semblaient maintenant devenus parfaitement insensibles à leur travail de bourreau. ». Cérébral, il tente de penser encore et de lutter contre cette banalité du mal. En assistant aux exécutions, page 170, il est conscient qu'il devrait être indigné mais il avoue « que ce sentiment de scandale s'usait de lui-même, et qu'on prenait en effet l'habitude, on ne sentait, à la longue, plus grand-chose (...) ». Il aimerait pourtant « recouvrer (...) ce choc initial, cette sensation de rupture », mais c'est peine perdue : « je m'enfonçais dans la boue tandis que je cherchais la lumière ».                                                                                                               Le narrateur-bourreau, cependant, souffre de cette confrontation avec le mal. Même si l'esprit s'habitue, le corps semble réagir : « je ne ressentais plus qu'une excitation morne et angoissante, toujours plus brève, acide, confondue à la fièvre et à mes symptômes physiques » (page 170), ou encore, à la vue du boudin noir, « un Waffen-SS vomissait bruyamment » (page 124). Aue, donc, comme tout officier SS, s'accommode du mal au mieux et, ses inhibitions face au crime s'amoindrissent.

Le choix du bourreau comme narrateur engage à partager son point de vue : il veut qu'on comprenne qu'il est un homme comme nous. Mais n'y aurait-il pas danger pour le lecteur de s'identifier à Aue? Le personnage principal d'un livre est toujours attachant et présente des aspects intéressants, ici il s'agit d'une figure assez particulière tout de même...La question du mal, qui occupe une place centrale dans le roman, peut fasciner le lecteur, le rendre complaisant vis à vis de la violence et lui faire ressentir de l'empathie pour Aue : Les Bienveillantes serait alors vue comme une attraction malsaine. Car, Littell, en confrontant le lecteur et un narrateur-bourreau, universalise le mal et, le conçoit comme partie intégrante de l'humain. Effectivement, l'accès à la psychologie d’Aue humanise paradoxalement l'horreur nazie, le lecteur est fortement invité à comprendre ses crimes. Cela peut paraître saugrenu. Littel, en écrivant ce livre doté d'une documentation historique sans faille, démontre la fascination qu'il a pour l'horreur et le décor de la mort. Cette documentation exacte ne dit pas comment le livre peut marquer l'esprit du lecteur. Nous savons tous qu'aujourd'hui le thème de la mort tient une place importante dans les médias, les films, tout ce qui nous entoure : elle fascine. On peut dire que c'est une inhumaine perversion. Le roman de Littell répond donc bien à ce monde actuel où le public est réceptif et curieux à l'horreur. La monstruosité n'étant pas niée, elle est rendue, d'autant plus captivante. Mais pourquoi est-on si ensorcelé à la lecture d'un sujet si détestable?...Pourquoi le mal attire toujours? Ici, on pourrait le justifier par le réalisme historique, le lecteur veut alors en savoir plus, il a le désir de comprendre une des pages les plus horribles de l'Histoire. Peut-être trouvons-nous un plaisir à chercher la part de mal, d’immoralité en l’homme et à ne pas rejeter le mal hors de notre conception de l’individu, face aux horreurs du siècle dernier? Se pose alors la question de la morale, car l'auteur ici esthétise le mal.                                                                                                 Le lecteur peut également ressentir du dégoût, et rejeter ce roman prétextant pouvoir répondre à des faits historiques. Car, qu’apporte Littel ? Il choisit un narrateur bien précis, le bourreau. Il fait en fiction quelque chose d’impossible (ou plutôt) d’insupportable en réalité pour certains. C'est l'indéniable conséquence de l'effet réel émergeant de la narration. Il semblerait que des lecteurs ne soient pas prêts à reconnaître la légitimité de la démarche fictionnelle alors que cette dernière pourrait peut-être jouer un rôle dans la prise de conscience de l'idéologie du nazisme. Ce roman est un texte exigeant et sollicite donc plusieurs compétences du lecteur face à la question du mal.

Les Bienveillantes est donc une fiction restituant l'univers d'un criminel, Max Aue, dans le contexte de la seconde guerre mondiale. Ce n'est ni un ouvrage d'historien, ni une analyse de la Shoah, mais bel et bien un roman se centrant principalement sur le mal, l'horreur de la guerre et de ses agents. On s'est demandé comment un homme ordinaire pouvait-il devenir un bourreau. Hanna Arendt répondrait que c'est simplement en exécutant des ordres mais, l'obéissance ne suffit pas, l'idéologie nazie compte. L'inhumain reste de l'humain quand le mal est commis par devoir. L'homme s'habitue alors mais refuse la mauvaise conscience, il refuse de reconnaître l'humanité de ses victimes pour se protéger et paradoxalement lutter contre l'humain qui subsiste en lui. Le narrateur-bourreau Aue, personnage fictif, représente l'homme : cet homme ordinaire mais vivant dans un contexte extraordinaire.

 

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