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Cours sur l'Etat

Publié le 21/11/2011

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« Je dis d'abord que, pour les principautés tout -à fait nouvelles, le plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus ou du moins d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises : aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doit pas être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple particulier, s'est élevé au rang de prince, est un homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans son acquisition : ce qui diminue encore la difficulté. » Machiavel, Le Prince.

 

Les fondements de l’État

 

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. » Rousseau, Du contrat social.

 

            Les analyses précédentes du pouvoir politique, fondées sur la force, la contrainte et l’obéissance, laissent entière la question de la légitimité de ce pouvoir en ce qu’elles identifient le droit au fait, à la pratique concrète de l’autorité et de la souveraineté. C’est pourquoi des philosophes se sont attachés à fonder une théorie rationnelle de l’État qui permette, au-delà de considérations purement historiques ou factuelles, de rendre compte de son fondement. Pour Hobbes, les hommes vivant à l’état de nature possèdent tous un droit illimité sur toutes choses et en ce sens, ne cessent de s’opposer pour la possession des biens. L’homme à l’état de nature est un être achevé (au contraire de l’homme chez Aristote qui ne se réalise que dans la communauté politique) et la société ne saurait donc être une obligation pour l’homme. Elle est encore moins une reproduction nécessaire bien qu’imparfaite de la république instaurée par Dieu. L’État (sans lequel il ne saurait y avoir pour Hobbes de société) n’est donc pas imposé mais résulte du libre consentement d’individus qui décident, chacun de leur côté et en suivant ce que leur dicte la raison (une raison calculatrice, qui mesure les avantages et désavantages), de contracter un engagement par lequel ils se dessaisissent de leurs droits et le transfèrent à un tiers, une autorité souveraine (le Léviathan). Ce transfert, qui est une limitation réciproque des droits, permet à chaque homme de se prévenir du mal que les autres hommes pourraient lui infliger et à se défaire de la crainte de la mort. Le souverain seul conserve son droit naturel ; ce n’est qu’à cette condition qu’il peut jouer le rôle d’arbitre non soumis lui-même aux règles qui gouvernent les contractants. Spinoza prolonge la conception hobbesienne en lui faisant néanmoins subir des transformations importantes. D’une manière similaire à Hobbes, il pose que le droit naturel s’étend aussi loin que s’étend la puissance des individus. Mais pour lui, le transfert des droits, acte de naissance de l’État, ne suppose pas qu’un tiers soit érigé en autorité souveraine, transcendante. Il ne suppose pas non plus une décision unique et définitive, une brusque rupture avec l’état de nature, autrement dit un contrat social. En effet, le transfert ne doit pas être compris comme un dessaisissement mais comme un accord ou une composition immanente et progressive en vertu de laquelle s’opère une augmentation, une multiplication de la puissance de chaque individu. La souveraineté est la puissance collective, la puissance de tous. Si le modèle de gouvernement privilégié par Hobbes était incontestablement la monarchie, il semble que pour Spinoza, ce modèle soit la démocratie.

 

                        Dans Du Contrat social, Rousseau critique les théories contractualistes et essaie de penser autrement les fondements de l’État. L’enjeu fondamental de ses réflexions est de dévoiler les conditions requises pour que l’exercice du pouvoir politique s’accorde avec la liberté. Rousseau se place dans la situation où des hommes vivants à l’état de nature (état qu’il pense, au contraire de Hobbes, comme un état d’innocence et de bonté) se retrouve contraint de se réunir, d’allier leurs forces et leurs volontés. Ces hommes devront, par convention, confier à une volonté unique le soin d’établir les règles de leur vie en commun. Cette convention ne peut reposer sur la soumission ; au contraire elle doit s’accorder avec la libre volonté des individus et viser ce qu’ils considèrent comme des biens. En ce sens, la volonté unique ne peut être qu’une volonté générale qui n’est pas pour l’individu une volonté étrangère mais sa propre volonté en tant qu’il est une partie de ce corps collectif, de ce moi commun qu’est le souverain. La volonté générale n’est pas la volonté d’une majorité d’hommes ; elle n’est pas non plus une somme des volontés individuelles (ce que Rousseau appelle la volonté de tous) mais une et commune à tous. Ce n’est que par un acte d’association formant une telle volonté générale que la collectivité peut se prévenir de l’oppression et de l’injustice.

 

L’État et la société civile

 

« Si on confond l’État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un État. Mais sa relation à l’individu est tout autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et de moralité que s’il en est un membre. L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leurs activités et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. » Hegel, Principes de la philosophie du droit.

 

            Les conceptions précédemment évoquées des fondements et de la légitimité de l’État oublient une dimension essentielle de ces derniers, à savoir leur dimension historique. Les États naissent dans des contextes spécifiques, ils se développent selon des rythmes qui leur sont propres, ils s’éteignent dans des conditions variées. La question des fondements risque même de masquer l’origine concrète de l’État, les intérêts qui président à sa création, les rapports de forces et les guerres desquels il émane. Tel est le projet de Hegel de rendre compte de la forme de l’État comme d’une totalité et non simplement comme d’un instrument requis par la société pour assurer sa survie. Pour Hegel, la « société civile » se distingue radicalement de l’État. La première désigne la sphère des besoins, des échanges, du travail ; chacun y poursuit des intérêts particuliers. Le second au contraire est principe d’universalité et se fonde sur des intérêts collectifs. L’État ne peut avoir pour fin dernière de régler la vie de la « société civile », autrement dit de faire respecter les droits privés et les libertés individuelles. Si l’État arbitre et règle les conflits et oppositions, c’est en vue d’une unité supérieure. D’une certaine manière, l’État a une priorité sur l’individu dans la mesure où il incarne l’ « esprit objectif » qui seul permet à l’homme de s’élever à la vérité et à la vie éthique. En effet, les individus tendent à un dépassement de la subjectivité et visent l’objectivité, l’universalité, source de la seule satisfaction véritable.

La Critique marxiste de l’État

 

« C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif, à prendre en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens existants du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts ; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine l’autre » Marx et Engels, l’Idéologie allemande.

 

            Marx émet une critique radicale des conceptions de l’État de droit car celles-ci posent toutes l’État comme séparé de la société et transcendant celle-ci. C’est cette transcendance, on l’a vu, qui permet à l’État de jouer le rôle d’arbitre « désintéressé » des conflits. Pour que l’État puisse légitimement endosser ce rôle, pour qu’il soit légitime de lui obéir, il est donc nécessaire qu’il soit indépendant de la société sur laquelle il exerce son pouvoir et qu’il serve par conséquent l’intérêt général. Mais, affirme Marx, cela ne saurait être le cas et l’impartialité que revendique l’État n’est qu’une illusion. En effet, l’État est un acteur à part entière des conflits sociaux ; dans une société divisée en classes en raison de la division du travail, il est nécessairement au service de la classe dominante qui a par conséquent entre ses mains tous les pouvoirs (police, justice, armée) ; l’État moderne est un État bourgeois. Il faut bien comprendre que l’illusion de l’indépendance de l’État n’est pas une simple erreur qu’il s’agirait d’évacuer ; elle est au contraire commandée par la bourgeoisie elle-même pour justifier et maintenir les inégalités et injustices nées de sa domination. L’État est un voile jeté sur l’ordre social et qui institue une communauté imaginaire ; les résistances qui lui sont opposées sont ainsi jugées comme des atteintes à l’intérêt général.

Démocratie et totalitarisme

 

            L’idée de démocratie est inséparable de l’idée d’intérêt général. Il faut bien comprendre le sens de cette dernière idée car certains penseurs comme Tocqueville ont perçu un danger de la démocratie, dans la mesure où, exerçant une « sorte de pression de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », elle menaçait les libertés individuelles. L’égalité, si chère à la démocratie, risquait pour Tocqueville de produire une uniformisation. C’est pourquoi, il préconisait le développement de libertés politiques locales, la création d’associations libres comme autant de sociétés partielles (que Rousseau rejetait car elles mettaient en question la « toute-puissance » de la volonté générale). On peut néanmoins penser que c’est le propre d’une démocratie d’accepter les différences et les résistances. Séparer le pouvoir politique de la société, c’est en même temps l’empêcher de pouvoir prétendre l’incarner dans sa totalité. En ce sens, ce serait au contraire le propre d’un pouvoir totalitaire de produire une identification de l’État et de la société, mettant nécessairement fin à toute présence de contre-pouvoirs. Plus encore, le totalitarisme exige de l’individu son dévouement intégral à l’État comme en témoignent, malheureusement, deux philosophes. Le premier, Gentile, écrit dans l’Italie fasciste : « La liberté revient uniquement pour l’individu à fondre son désir dans celui du chef de l’État : l’individu se réalise, s’épanouit lui-même dans la mesure seulement où il abdique entre les mains de l’État et s’intègre à lui ». Le second, Schmitt, écrit dans l’Allemagne nazie : « Toute activité est politique en puissance et, de ce fait, justiciable d’une décision politique ». Notons enfin qu’Arendt a remis en question l’identification courante du totalitarisme à une hypertrophie de l’État et du politique. Tout au contraire selon elle, le totalitarisme serait causé par le dépérissement du politique.

Une société sans État

 

« La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l’émergence d’un pouvoir individuel, central et séparé. » Clastres, La Société contre l’État.

 

            Ainsi que nous l’affirmions en introduction, il existe des sociétés (les sociétés dites primitives) où le pouvoir n’est pas exercé par une entité séparée et transcendante mais par la communauté elle-même. Ce sont des sociétés sans État et même, si l’on en croit Clastres, des sociétés « contre l’État » en ce sens qu’elles s’opposent à toute transcendance du pouvoir. Clastres refuse les théories évolutionnistes du pouvoir politique. Il ne faut pas dire que les sociétés primitives n’ont pas encore découvert la forme-État mais bien plutôt qu’elles sont constituées en vue d’éviter la naissance de cette forme. L’État n’est pas une fin de la société comme le pensait Rousseau. Dans toute société s’exercent des pouvoirs, mais ceux-ci n’ont pas nécessairement à s’autonomiser, à se placer « au-dessus » du groupe social. En ce sens, les oppositions et guerres entre tribus peuvent être considérées comme des moyens de se prévenir de fusions qui conduiraient, en raison de l’accroissement de la taille du groupe, à la création d’instances de pouvoir autonomes. 

 

            Si l’État peut donc ne jamais apparaître dans une société, est-il pour autant possible qu’il disparaisse là où il est déjà institué comme organe du pouvoir politique ? La critique que Marx faisait de l’État bourgeois pourrait tout à fait conduire à répondre par l’affirmative dans la mesure où, bien que selon lui une dictature du prolétariat soit nécessaire, celle-ci ne doit être que transitoire : la société sans classe pourrait bien être une société sans État (Marx ne défend pas un socialisme d’État contrairement à ce qui a été parfois affirmé). Mais plus encore que le marxisme, c’est l’anarchisme qui a fait du rejet de l’État la priorité absolue. L’abolition de l’État doit être immédiate dans la mesure où celui ne se définit que par l’usurpation du pouvoir et les abus de la force. De plus, l’exercice du pouvoir se révèle corrupteur de la morale privée de l’homme. C’est ainsi que Bakounine peut écrire : « L’organisation de la société est toujours et partout l’unique cause des crimes commis par les hommes ». L’État doit céder la place à une communauté d’hommes libres n’obéissant qu’à leur propre volonté. On peut cependant reprocher à l’anarchisme d’être fondé sur une théorie extrêmement optimiste de la nature humaine comparable à celle de Rousseau, bien que les anarchistes ne diraient pas que c’est la société qui corrompt l’homme, (dans la mesure où ils pensent que l’humanité ne se réalise que dans l’action collective) mais seulement la société fondée sur la contrainte (imposée par l’État).

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