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Excipit de La Peste d'Albert Camus

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

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Rieux montait déjà l'escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n'était pas si différente de celle où Tarrouet lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu'alors, au pied des falaises. L'air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu'apportait le vent tiède de l'automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiment indiquait l'emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c'était son grondement qui parvenait jusqu'à Rieux. Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins. Ecoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. Albert CAMUS, La Peste
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« Cottard donc, mais aussi le vieil asthmatique, par la périphrase « le vieux ».

D'autres personnages sont évoqués, defaçon détachée, pudique, par le biais du pronom démonstratif « ceux dans « ceux […] que Rieux avait aiméset perdus », c'est à dire non seulement le fils du juge Othon, le père Paneloux, voire encore Tarrou, mais encore lafemme du docteur, à mot chuchoté, par l'intermédiaire de la tournure périphrasique « celle que Rieux avait aimé[e]et perdu[e] ».

Enfin, la synecdoque « La ville les salua par une longue et sourde exclamation.

» renvoie l'ensembledes Oranais à une unité de comportement et de sentiment : tous goûtent le même bonheur d'être libres.

En fait,chacun de ces personnages, directement ou indirectement, a eu son importance dans le récit : Rieux et Tarrouparcequ'ils n'ont cessé de lutter contre la peste, Cottard l'anti-médecin, par sa collaboration avec l'épidémie, le vieilasthmatique par son indifférence au mal, le fils du juge Othon parce qu'il a donné corp et c½ur à la lutte contre lefléau, Paneloux car il a permis de poser le problème de la croyance en Dieu par « temps de peste », la femme deRieux qui, par son absence, a su rendre palpable le monde « irrespirable », pou reprendre u mot de Camus, de lamaladie… Ainsi, le narrateur, au moment de terminer se chronique, de quitter son lecteur, rappelle à lui lesprotagonistes.

En cela, il s'agit bien d'un excipit traditionnel.

Par ailleurs, on apprend enfin l'identité du narrateur :c'est Bernard Rieux, le médecin : « […] le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici[…].

».

Cette information vient résoudre une énigme posée au début du récit, dans le premier chapitre de laPremière Partie : « du reste, le narrateur, qu'on connaîtra toujours à temps […] ».

La fin du récit fait doncécho au début de la chronique, caractéristique de bon nombre de romans, caractéristique d'un excipit qui vientboucler une boucle.Ensuite, le lieu de l'action participe au respect de l'écriture traditionnelle d'un dénouement : il s'agit de « la ville »,d'Oran, et plus particulièrement de la « terrasse » du vieil asthmatique.

C'est un lieu privilégié (« au-dessus »), quisurplombe le paysage et met le docteur en position de force : il acquiert ainsi un statut particulier, une place elle-même privilégiée dans l'½uvre.

Cette terrasse est un lieu ouvert sur le ciel (« grand ciel », « étoiles ») et surl'espace environnant (« près des collines »).

C'est un lieu purifié (« ciel froid »), le lieu de l'oxygénation après troismois empestés.

C'est le lieu de liberté, de la libération : la ville s'ouvre enfin au bonheur.

C'est encore un lieu de la «délivrance » que rappelle l'allitération en /s/ : « Cette nuit n'était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaientparvenus sur cette terrasse pour oublier la peste », délivrance qui en en rappelle explicitement une autre, celleressentie la nuit où Rieux et Tarroux étaient venus sur cette même terrasse avant de prendre « le bain de l'amitié »,au c½ur de l'épidémie, à la fin du sixième chapitre de la Partie IV.

C'est donc bel et bien l'un des lieux les plusimportants de l'½uvre qui est évoqué, moyen efficace de mettre en valeur le dénouement.

Enfin, l'action se situe aumois de février.

Il s'agit du temps chronique, la peste est terminée.

La fin rejoint le début du récit.

La tradition del'excipit est donc bien respectée. Au second chef, cette dernière page est remarquable dans sa stylisation du bonheur.

Ce bonheur, c'est d'abordcelui d'un personnage qui se dévoile narrateur : « […] le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit quis'achève ici […].

» Là, l'allitération en /d/ lie dans la révélation l'identité du personnage – « docteurRieux » -, qui veut – « décida » - témoigner et assumer son statut de narrateur – « de rédiger ».C'est donc le point de vue d'un personnage, le regard d'un témoin qui est aussi acteur.

Ainsi, la focalisation internepermet de vivre de l'intérieur le spectacle qui se joue dans la ville et hors de la ville.

Car il s'agit bien d'unfocalisation interne puisque c'est à travers ses propres sensations qui le bonheur se manifeste.

Et, justement, laprésence de quatre sens sur cinq – « scintillaient », « étoile » pour la vue, « bruyante », « rumeur », «battait » pour l'ouïe, « tiède » pour le toucher et « salés » pour le goût – prouve que le personnage est enharmonie avec lui-même, « délesté » pour un moment du poids de la « révolte ».

Il respire enfin ce bonheur.

Il le vitau plus profond de lui-même.

Parallèlement il renaît aussi au monde : la présence des quatre éléments naturels ensont la confirmation.

Ainsi, on retrouve le champ lexical de l'air par la présence des mots « ciels », « air », « souffle», « vent » et « léger », celui de la terre par les termes « maisons », « collines », « silex » et « falaise », de l'eaupar l'entreprise du mot « mer » et celui du feu notamment grâce aux termes « étoiles », « scintillait », « silex » et «rougeoiment(1) ».

Ces éléments sont en fait représentatifs du bonheur parce que leur simultanéité tend à prouverque Rieux se retrouve en harmonie avec le cadre, avec la nature, quelle forme qu'elle prenne.

Plus encore, il peutenfin se tourner vers elle et lui prêter toute l'attention qu'elle mérite, attention jusqu'à présent entièrement réservéeaux pestiférés, aux hommes.

Là, il n'est plus exclusivement « le docteur Rieux », périphrase apparaissant à unereprise dans cette dernière page et mettant en exergue sa profession, son rôle à jouer, son devoir.

Là il est « Rieux» tout simplement, dénomination présente quatre fois, délesté de tout poids social, libéré de toute entrave.Autrement dit, Bernard Rieux peut enfin ne plus exercer son « métier de vivre », ainsi que l'écrit l'auteur Pavese : ilvit tout simplement.Ensuite, le bonheur, c'est celui des oranais.

Le passé simple « montèrent », temps du récit, au début du secondparagraphe, fait écho à l'imparfait duratif « montait » qui ouvre le premier paragraphe.

Il y a un parallélisme entre leplaisir de Rieux et celui des oranais, parallélisme renforcé par l'ouverture de l'espace, dans le mouvement de l'«obscur » vers la lumière que symbolisent les « fusées ».

Pour les habitant de la cité, il s'agit d'une jouissance àtravers les « réjouissances » qui étymologiquement signifie par la présence du préfixe re-, jouissance retrouvée.D'ailleurs, l'allitération en /s/ - « Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles.

La villeles salua par une longue et sourde exclamation » - renforce cette idée de plaisir retrouvé : c'est une explosion debonheur, la jouissance de revivre, en soi et avec les autres.

Et le docteur n'échappe pas à cette communion : «Rieux sentait qu'il les rejoignait.

».

Il retrouve les autres, ses semblables ainsi qu'en témoigne l'hyperbole queconstitue l'emploi du pronom indéfini « tous ».

Là, l'absurdité de la peste est dépassée, par la « révolte », leshommes peuvent jouir du bonheur par le partage de sentiments communs.

« Solitaire et solidaire » écrit Camus dansL'Exil et le Royaume, tel apparaît le docteur en cette fin de roman : solitaire par son statut de narrateur et saconscience du mal, solidaire parce qu'homme parmi les hommes et heureux de l'être.

C'est d'ailleurs l'un desenseignements qui est donné à méditer en cet excipit : « […] et pour dire simplement ce qu'on apprend aumilieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

», un véritable. »

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