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Faut-il savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est ?

Publié le 19/03/2005

Extrait du document

Juger, c’est dire quelque chose de quelque chose. « Ce chat est malin « est un jugement . Cet acte (juger), qui produit un discours sur une chose, un être ou encore une action réels, vient remplir différentes fonctions dans notre langage.

Juger, c’est d’abord chercher à connaître (jugement de connaissance). Par cette première fonction, on comprend qu’un jugement se veut « objectif «, cad conforme à l’objet sur lequel il porte. Ainsi, « je n’aime pas la moussaka « n’est pas à proprement parler un « jugement « : c’est bien plutôt une opinion, qui n’a de valeur que « subjective « (cad qui ne vaut que pour le sujet qui formule cette opinion, sans prétendre dire quelque chose de vrai ou de conforme à l’objet –ici la moussaka).

Mais juger, c’est aussi attribuer une valeur aux choses. Dire d’un acte qu’il est courageux, d’un lit qu’il est bien conçu, ou d’une œuvre d’art qu’elle est belle, ce sont des « jugements de valeur «.

Ayant identifié ces deux grandes fonctions du jugement, il faut maintenant se poser la question de savoir à quelles conditions le jugement peut « bien « remplir ces deux fonctions ou l’une d’entre elles au moins. Pour bien juger d’un lit, cad pour dire s’il est bien conçu et de bonne qualité, ne faut-il pas au préalable savoir ce que doit être un lit, et plus encore un bon lit ? De la même manière, comment juger de la légalité ou non d’un acte, si on ne sait pas d’abord ce qui doit être considéré comme légal ?

D’après ces exemples, il semble que le jugement, pour être correct (attribuer leur juste valeur aux choses) et objectif, doive être associé à un savoir préalable. On ne pourrait jamais bien juger sans d’abord savoir ce que doit être en droit ce qui est en fait. Comment dire d’une expérimentation qu’elle a bien une valeur scientifique si l’on ne sait pas d’abord comment doit être une expérimentation pour être dite « scientifique «, cad si l’on ne sait pas ce qu’est en droit une expérimentation proprement scientifique ? Le jugement mesure alors l’identité ou l’écart entre le fait et le droit, cad entre ce qui est et ce qui doit être. Bien juger, c’est savoir ce qui doit être (la norme, le droit) afin de pouvoir confronter le réel à cette norme. On connaît et évalue les choses d’après leur conformité à une norme préétablie.

Mais si un tel savoir de ce qui doit être permet de former notre jugement, afin qu’il soit plus objectif, n’est-il pas aussi ce qui déforme et limite notre jugement ? En effet, si toute chose est évaluée en fonction de ce qu’elle doit être, alors ne risque-t-on pas de passer à côté de ce qu’elle est réellement ? Savoir ce qui doit être conduit notre jugement à ne voir dans ce qui est qu’un écart plus ou moins grand par rapport à la norme. Notre jugement est à la fois aidé et limité par ce prisme de la norme. Dès lors se pose la question : ne faut-il pas être parfois capable d’oublier ce qui doit être pour bien juger ce qui est ? On découvrira alors que la valeur de « ce qui est « vient peut-être bien plus de ce qui est que de ce qui doit être.

« Celui qui saura bien juger, ce sera donc le « connaisseur », qui aura rendu son goût « délicat » par l'examen et lacomparaison des différentes œuvres, des différentes époques, l'attention aux plus fins détails.

Lui seul saura dire,face à une œuvre d'art, si celle-ci est belle ou non, car son sentiment, renforcé par une qualification de« connaisseur », peut être établi comme « norme de la beauté ».Bien juger, c'est alors savoir ce qui doit être considéré comme « beau » ; c'est pouvoir comparer tout ce qui est àcette norme de la beauté.Nous avons ici pris l'exemple très particulier du jugement de goût ; mais on peut également montrer que la nécessitéd'une norme, à laquelle le jugement compare ce qui est afin d'en bien juger, se fait sentir dans des domaines très différents de l'esthétique.

Ainsi, des jugements moraux et légaux, on peut affirmer qu'ils se font par rapport à unenorme prédéfinie de la moralité et de la légalité.

Kant, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs , montre que c'est par l'idée de « respect » de la loi morale et de « devoir » que sont jugées les actions, et qu'on discrimineentre elles en « morales » ou non.

Comment bien juger de la moralité d'une action si l'on ne sait pas ce que doit être« agir moralement » ? Agir moralement, c'est agir « par devoir » et non seulement « conformément au devoir ».« Par devoir » indique que l'intention à la base de l'action est morale, que le mobile de l'action est le devoir, et nonpas l'espérance d'une récompense, par exemple (dans ce cas, l'action est certes « conforme au devoir », mais nonfaite « par devoir »).

Bien juger d'une action, c'est la rapporter à cette norme de la moralité (action faite « pardevoir ») afin de voir si elle respecte cette norme ou s'en écarte (action immorale).

Kant note cependant qu'il estdifficile de pénétrer le cœur des hommes et de savoir ce qui les pousse à agir : comment, en effet, avoir la preuveque tel homme agit par devoir et non dans l'espoir d'obtenir quelque récompense ?Le cas est plus simple, en un sens, quand il s'agit de juger de la légalité d'un acte.

Un acte est alors rapporté àl'ensemble des lois et des décrets pour que l'on puisse déterminer s'il est légal ou non ; et évaluer quelle peineencourt celui ou ceux qui sont à l'origine de cet acte.Finalement, sans « norme » (de la légalité, de la moralité, de la beauté), il apparaît impossible de bien juger de cequi est, cad d'attribuer à chaque chose ou à chaque acte sa juste valeur.

II .

Des limites du jugement normatif : le « cas » hors norme.

Mais n'y a-t-il pas des cas où la règle qu'on s'est donnée pour juger n'est point efficace ? Des cas hors norme, oùsavoir ce qui doit être ne permet tout simplement pas de juger ?On pourrait donner l'exemple d'une affaire en justice, pour laquelle le droit n'est d'aucune aide pour juger.

C'est uncas nouveau, sur lequel le droit n'a pas encore statué, où on n'a pas établi encore ce qui doit être dans ce cas-là.Dès lors, comment juger ? La justice a recours alors à ce qu'on appelle la « jurisprudence » : on légifère de manièreoriginale sur un cas particulier qui requiert une nouvelle loi, un nouveau décret, parce qu'il ne s'était jamais présentéencore.

Dans ce cas, appliquer ce qui doit être (telle loi, ou telle législation) à l'affaire serait une erreur : il faut bienplus prendre en compte la spécificité du cas présent et lui fournir un traitement, un jugement approprié.

Ici, c'esttout bonnement la démarche inverse de celle décrite précédemment qui doit être employée : partir de ce qui estpour déterminer ce qui doit être ; et non appliquer ce qui doit être à ce qui est.

On aperçoit ici les limites d'unedémarche qui établit par avance ce qui doit être pour bien juger de ce qui est : la norme ne saurait épuiser toutesles possibilités réelles de ce qui est.Ceci est encore plus frappant dans le domaine artistique : Kant, dans la Critique de la Faculté de Juger , Première Partie, met en évidence le cas du « Génie ».

Qu'est-ce que le Génie ? C'est celui qui réalise une œuvre d'art « horsnorme », sans appliquer des règles (les règles de l'art) préalablement définies.

Au contraire, le Génie est« exemplaire » : son œuvre est unique, et c'est bien plutôt elle qui donne ses règles à l'art que l'inverse.

Parconséquent, comment bien juger d'une telle œuvre ? Si celui qui juge ne fait qu'évaluer cette œuvre par rapport àce qu'il considère être la norme de la beauté, il ne pourra que conclure que cette œuvre n'est pas conforme à cettenorme, donc qu'elle n'est pas belle.

Elle ne respecte pas les règles qu'on reconnaît traditionnellement dans une belleœuvre d'art.

Pourtant, un tel jugement passerait complètement à côté de l'originalité de l'œuvre du Génie, et enméconnaîtrait la beauté.

Car cette beauté n'existe pas avant l'œuvre ; c'est l'œuvre qui crée sa propre norme, sespropres règles.

Rien ne « doit être » avant d'être, pour le Génie.Ainsi, il apparaît qu'un savoir antérieur à ce qui est, et normatif (cad qui tente de soumettre ce qui est à une norme, à ce qui « doit être ») conduit parfois à négliger une dimension essentielle de ce qui est : sa capacité à créer dunouveau, du « hors norme ».

Connaître la norme limite notre jugement à appliquer cette norme à toute chose, et le conduit à disqualifier, à dévaluer tout ce qui s'écarte trop de la norme, de ce qui doit être .

Si la norme prescrit à l'œuvre d'art d'être réaliste, comment reconnaître la beauté du cubisme d'un Picasso ? Bien juger, ce n'est plussimplement savoir ce qui doit être, mais apprendre à reconnaître l'originalité de ce qui est.

C'est juger ce qui est nond'après ce qu'il devrait être, mais tel qu'il est.

III .

Le jugement doit rechercher la valeur dans ce qui est, et non dans ce qui doit être.

Jusqu'ici, nous avons tenté de montrer que bien juger ce qui est nécessitait d'une part de savoir ce qui doit être, afin de pouvoir comparer et évaluer ce qui est par rapport à une norme qui fonctionne comme un repère, unevaleur-clé ; et d'autre part d'être capable de s'affranchir de cette norme fixe, afin de considérer la spécificité etl'originalité de ce qui est.

Comment parvenir à conjuguer ces deux exigences ? Comment conjuguer l'exigence d'unenorme avec l'exigence d'une prise de liberté par rapport à cette norme ?C'est ce que nous voulons essayer de comprendre à travers un exemple bien particulier : celui du vivant.

Cetexemple permet en effet de montrer un trait essentiel dans la formation de notre jugement : le moment del'élaboration de la norme, cad ce moment où l'on décide de définir ce qui doit être , pour ensuite juger ce qui est. »

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