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Le gouvernement Berlusconi, l'échec de la médiacratie

Publié le 22/02/2012

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berlusconi
22 décembre 1994 - A quoi pensait-il, Silvio Berlusconi, ce mercredi 21 décembre, en retouchant d'un stylo rageur le texte de son discours d'adieu, indifférent déjà aux débats qui déchiraient l'hémicycle surchauffé de la Chambre des députés ? La Ligue du Nord, cette alliée si nécessaire, mais dont il s'était toujours méfié, venait de lui retirer son appui. Sans majorité, le reste n'était plus que péripéties : dans moins de vingt-quatre heures, il irait remettre sa démission au président de la République. Avec un peu de chance, les caméras, autorisées à la dernière minute, auraient pu retransmettre le meilleur de ses accusations ( " Voleurs de votes ! Traîtres ! " ) : l'effet serait excellent sur le public. La télévision jusqu'au bout, cette télévision par laquelle tout avait commencé. Peut-être se souvenait-il aussi, le " Cavaliere " Silvio Berlusconi, en ce soir d'amertume, de ces autres caméras qui, dans une autre cohue, joyeuse celle-là, l'avait propulsé, lui, le magnat des ondes, le patron de la Fininvest, un des hommes les plus puissants d'Italie, sur le devant de la scène politique. C'était le 6 février dernier, pour la première convention de Forza Italia ( " En avant, l'Italie " ), le parti-slogan qu'il venait de créer, en puisant aux sources du mythe italien par excellence, le football. Ce jour-là, celui que l'on appelle " Sua Emittenza " un jeu de mots mêlant les termes d' " éminence " et d' " émission " était tout sourire. Sur un décor bleu paradis, sous-tendu par une musique séraphique, ses candidats à l'élection législative du 27 mars, les " Azzurri ", mieux entraînés encore qu'au club du Milan A. C, dont il est propriétaire, partaient en formation serrée droit au but : le pouvoir. Une équipe de " décideurs ", dûment sélectionnée au cours de force " castings " et débats simulés. Le produit, la " nouvelle droite libérale et optimiste ", étudiée par ses équipes de marketing ne pouvait pas rater. N'avait-il pas lui même déjà donné l'exemple, en enregistrant avec succès une cassette pour annoncer sa descente sur le " terrain " électoral, le 26 janvier ? Sauver l'Italie ? On n'avait jamais vu pareil blitz cathodique en politique. Mais lorsque l'on possède trois chaînes de télévision, autant les utiliser. Et les Italiens, englués dans la tourmente " Mani Pulite " (mains propres), l'interminable enquête sur la corruption qui a décapité le pays, faisant tomber pèle mêle entrepreneurs de prestige et anciennes gloires politiques, découvraient tout à coup sur leur petit écran un invité surprise : leur sauveur. Un Silvio Berlusconi au visage solaire, exsudant d'un populisme bon enfant, qui proposait de défendre " l'individu, la famille, la libre entreprise, la solidarité, la justice ". Et même si ce visage déjà vu à la cour de Bettino Craxi, le puissant leader socialiste déchu et si ce nom déjà cité au moment du scandale de la Loge maçonnique déviée P2 ne sont pas aussi " neufs " que le prétend l'intéressé, qu'importe puisqu'il promet des miracles. Car c'est bien de sauver l'Italie qu'il s'agit dans son programme, même si, au passage, le patron d'une Fininvest grevée de dettes tente aussi un peu de sauver l'entreprise. Mais pour un gestionnaire dont le mot d'ordre est " synergie " et qui vit en symbiose avec ses cadres, y compris en vacances, n'est-ce pas la même chose ? Peuple-Etat-entreprise, on se sauvera tous ensemble, voilà tout. Se sauver de quoi ? De la vieille " partitocratie ", des pesanteurs bureaucratiques, et d'abord bien sûr de la " gauche étatiste ", et même un peu " communiste ", car " Sua Emittenza " ne lésine pas sur ces notions-là. Cette gauche qui, devant l'effondrement des partis du centre et de la vieille Démocratie chrétienne aux élections municipales à la fin de l'année 1993, a marqué de sérieux points. A Rome notamment, face aux héritiers du parti fasciste, le MSI-Alliance nationale. Une élection en noir et rouge. Le rouge étant exclu, c'est au noir que Silvio Berlusconi va s'allier pour sa campagne électorale, concluant un accord avec le MSI nationaliste au sud. Pour le nord, il n'a pas le choix, ce sera la Ligue, ce mouvement de protestation fédéraliste encore en pleine fibrillation. Naît alors, pour combler le vide laissé à droite, la triple " mésalliance ", entre deux alliés ennemis réunis par un catalyseur médiatique. Miracle et ce sera sans doute le seul miracle berlusconien le courant électoral passe. Au soir du 27 mars, c'est un triomphe. Malgré tout, le " Pôle des libertés " ne dispose que de deux voix de majorité au Sénat. Après avoir fait croire à la droite italienne qu'elle pouvait exister, restait à la faire gouverner. Ce ne sera pas le plus aisé. D'autant que Silvio Berlusconi met la barre assez haut : il promet " un million d'emplois nouveaux ", " aucune augmentation d'impôts ". Former un cabinet devient une épreuve. Rétif, Umberto Bossi, le leader de la Ligue, après avoir crié " Jamais avec les fascistes ! Jamais avec Berluskaiser ! ", rentre dans le rang. Mais les cinq ministres issus de l'Alliance nationale font scandale, y compris à l'étranger, d'autant que Gianfranco Fini, leur chef, a imprudemment déclaré : " Mussolini est le plus grand chef d'Etat du siècle ". C'est un premier accroc à l'optimisme berlusconien, mais qu'importe : la lune de miel, en direct à l'écran, dure jusqu'à l'été. Silvio Berlusconi, hôte de la réunion du Groupe des Sept à Naples, apparaît heureux comme un enfant parmi les " grands " de ce monde le voici aux côtés de Bill Clinton, en visite à Rome puis viennent les élections européennes qui sont un vrai plébiscite pour Forza Italia (30 % des voix). " Mani pulite " toujours La première bataille du gouvernement commence le 13 juillet. Le ministre de la justice, Alfredo Biondi, veut faire passer un décret-loi imposant de strictes limites à la détention préventive, dont l'emploi systématique, dit-il, est excessif. Mais s'il s'agissait plutôt de faire sortir les détenus de " Mani pulite ", hommes politiques des vieux partis dont certains, " recyclés ", grossissent les rangs de la majorité ? Le tollé est général, les juges milanais menacent de démissionner : le ministre recule mais l'épreuve de force entre justice et gouvernement n'aura plus de cesse. D'autant qu'en août, cette fois, le président du Conseil est obligé d'affronter une question qu'il a jusqu'ici soigneusement évitée : celle du conflit d'intérêt entre le groupe Fininvest, dont il n'est plus officiellement le président, et ses fonctions au gouvernement. A Milan vient de s'ouvrir une enquête sur la corruption de la Brigade financière, et son propre frère, Paolo Berlusconi, arrêté, avouera avoir payé. Et si le président du Conseil lui même était impliqué ? Du coup, la question du " conflit d'intérêt ", ce péché originel du gouvernement Berlusconi, empoisonnera chacune de ses initiatives : faute de clarté, le soupçon, à juste raison, persiste. Une aubaine pour l'opposition, jusque-là inexistante. Le président du Conseil esquisse-t-il une reprise en main de la RAI, la télévision publique qui fut la citadelle par excellence de la vieille partitocratie, que l'on crie au coup de force anti-démocratique. Et la Ligue, qui déjà joue les opposants internes, se joint au concert général de protestations. Aura-t-il plus de chance avec la loi de finances pour 1995, laquelle, logiquement devrait lui permettre de tenir ses promesses électorales ? La maturation du projet est anormalement longue, et déjà il n'est plus question du " million d'emplois nouveaux ". En revanche, Silvio Berlusconi s'engage à réduire le déficit public de 50 000 milliards de lires (166 milliards de francs), sans augmenter les impôts. Mais le prix à payer pour assainir les finances publiques, passe, entre autres, par une impopulaire réforme du système des retraites : le 14 octobre, trois millions de personnes défilent en protestant sur les places d'Italie le 12 novembre ils seront un million, rien qu'à Rome. " Dix grèves générales n'y changeront rien ! ", s'entête M. Berlusconi, dont le sourire est déjà plus crispé : il vient de découvrir que gouverner est plus difficile que gérer un conseil d'administration. Pourtant à l'annonce d'une seconde grève générale, il accepte de revoir sa copie. Mais les mesures d'austérité, écornées par une série d'amendements et un long bras de fer avec les syndicats, ne seront sans doute pas suffisantes. Un nouveau plan d'austérité est à prévoir à court terme, admet le ministre du Trésor et cette fois, il faudra sans doute toucher aux impôts. Enquête pour corruption L'automne sera crépusculaire pour le gouvernement. De " fuites " orchestrées à la presse en déclarations à l'emporte-pièce à la télévision, la guérilla s'est exacerbée avec les juges. Jusqu'à ce 22 novembre embarrassant, où Silvio Berlusconi, qui préside un sommet contre la criminalité à Naples, reçoit un avis d'ouverture d'enquête pour " corruption ", il aurait lui aussi donné de l'argent à la Brigade financière en échange d'un peu de complaisance dans le contrôle fiscal de trois sociétés : les magistrats n'auraient-ils pu attendre un jour supplémentaire ? Arbitre involontaire, de ce match, la lire plonge un peu plus chaque fois et les marchés s'exaspèrent. Et puis tout s'accélère : le 6 décembre, le juge Antonio Di Pietro, le père de l'enquête " Mani pulite " démissionne, las, dit-il, de se voir " utilisé ". Réaction excessive, le pays se sent orphelin, mais le gouvernement est mis au banc des accusés. " J'en ai assez de rentrer chez moi et de trouver mes enfants en larmes, en raison du portrait que l'on fait de moi ", confesse un Silvio Berlusconi, amer. Une semaine plus tard, il est interrogé. Sept heures de tête à tête avec le procureur de Milan, Francesco Saverio Borelli, dont le président du Conseil, qui se dit innocent, sort la colère au coeur : " Nous n'accepterons pas un abus et une utilisation infâme de la justice pénale. Je ne démissionnerai pas. " Rejeté par une classe politique qui, dit-il, " lui reproche en somme d'avoir eu le mauvais goût de gagner les élections ", radicalisé sur sa droite auprès de l'allié fidèle, l'Alliance nationale, Silvio Berlusconi, qui de solaire est devenu bien sombre, en appelle à ses supporters : descendez dans la rue. Les derniers jours ne seront plus qu'un enregistrement ininterrompu de cassettes vidéo, un étonnant monologue télévisé face au pays qui seul le comprend, par dessus les juges, les institutions, les partis. Et même ce Parlement qui lui " vole " le mandat que le " peuple " lui a confié, puisqu'il accueille le 19 décembre, trois motions de censure destinées à le faire tomber. Enfin, le coup de grâce : la trahison de la Ligue. En 226 jours à peine, les combinaisons politiques à l'ancienne ont pris une revanche sur la " médiacratie ". MARIE-CLAUDE DECAMPS Le Monde du 24 décembre 1994

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