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Grand cours: LE DROIT (6 de 16)

Publié le 22/02/2012

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3) LE DROIT NATUREL MODERNE

- Le développement qui suit est important et devra être lu avec un soin tout particulier. La question se retrouve dans les notions au programme suivantes : l’Etat, la liberté, le pouvoir (TL). On pourra également se reporter à l’explication du livre I du Contrat social de Rousseau mise en ligne sur le site internet « X-philo « (rubrique : « oeuvres au programme «). Les analyses qui suivent sont essentiellement empruntées à L. Ferry et A. Renaut, in Philosophie politique, Des droits de l’homme à l’idée républicaine, Tome 3.

3.1  Présentation générale

- Le droit naturel moderne apparaît essentiellement au XVIIe siècle avec les oeuvres de Grotius, Pufendorf, Hobbes. Les philosophes de l’âge classique appellent droit naturel l’ensemble des libertés, des avantages, des possibilités d’action don’t l’homme bénéficie ou aurait bénéficié à l’état de nature (état hypothétique où l’homme est censé vivre avant la constitution de toute société). Par opposition au droit réel, positif, le droit naturel est le modèle à partir duquel la réalité présente est jugée;  alors que le droit positif est particulier et relatif à chaque société et à chaque époque, le droit naturel est universel ; alors que le droit positif est capricieux et relève de l’arbitraire des pouvoirs établis, le droit naturel est rationnel et absolu.

- Il ne s’agit plus les philosophes du droit naturel moderne de voir dans la nature un modèle du droit, mais d’établir que, imaginés sans société ni loi (l’état de nature), les hommes seraient obligés d’instaurer le droit. Ce n’est pas la nature, mais la raison qui institue le droit, précisément pour corriger la nature et pour combattre les excès des différents droits positifs.

- Cette conception suppose que l’homme apparaisse au sein de l’univers comme la valeur supérieure entre toutes et qu’émerge la subjectivité juridique (les droits subjectifs), d’origine chrétienne : avec Hobbes, le droit est définitivement considéré comme un attribut de l’individu; c’est avec l’apparition de la problématique moderne du Contrat social et de l’état de nature que la notion de légitimité devient inséparable de celle de subjectivité : seule est alors tenue pour légitime l’autorité qui a fait l’objet d’un contrat de la part des sujets qui lui sont soumis. La subjectivité (l’adhésion volontaire) est dès lors clairement posée comme l’origine idéale de toute légitimité.

- Selon Blandine Barret-Kriegel (in Les droits de l’homme et le droit naturel), l’apparition de cette conception moderne du droit a son origine dans la révolution que connaît l’idée de nature, au XVIIe siècle, après les travaux de Galilée, de Descartes et de Newton. Ce changement est expliqué notamment par Alexandre Koyré (in Du monde clos à l’univers infini) qui montre que l’infinitisation et la géométrisation de l’espace ont fait exploser la conception aristotélicienne d’un monde clos, hétérogène, inégalitaire.

- D’où le transfert, par les Modernes, du droit naturel dans la nature humaine : « prenant acte de ce que désormais le droit ne pouvait plus s’inscrire dans une perspective cosmologique, qu’il ne pouvait plus répondre à la nature des choses puisque celle-ci ne résonnait plus d’aucun devoir-être, d’aucune qualité, d’aucune finalité, ils auraient été acheminés à une autre perspective, antinaturaliste et subjectiviste qui les aurait incliner à insérer le droit dans la seule nature humaine, à l’encarter dans l’exigence immanente de la raison, à le sertir dans l’ego cogito « (B. Barret-Kriegel, op.cit.). C’est de cette subjectivisation de la pensée juridique que serait issue l’idée de droit de l’homme.

- On aboutit aussi à une séparation entre les faits et les valeurs : l’ordre du monde étant mécanique, il est ni juste ni injuste, il est tout simplement. Ce n’est pas dans la nature qu’il s’agira de déchiffrer un code des valeurs. La nature n’est plus normative.  Puisque la nature est devenue muette, et que seule la raison est en mesure de la comprendre en la reconstruisant à partir de principes qu’elle a elle-même posés, on procèdera en philosophie politique comme en physique : c’est rationnellement que l’on s’attachera à connaître la société et les principes qui fondent sa régulation. Le droit “naturel” moderne est donc un droit rationnel. L’homme n’est plus un être naturel mais un être de raison. C’est la « Droite Raison « qui ordonne la légitimité.

- C’est ce qu’affirme Descartes dans Le discours de la méthode : « le bon sens (= raison, capacité d distinguer le vrai du faux, entendement et non intelligence) est la chose du monde la mieux partagée «, au sens où tous le possèdent à égalité. Le point de départ moderne considère donc l’homme dans sa généralité : des droits de l’homme sont possibles parce que l’homme existe.

3.2 – La notion de contrat social

- La notion de contrat renvoie d’abord à la sphère économique et juridique des relations entre des personnes privées. Puis, avec la dénomination de contrat social, cette notion prend un sens spécifiquement politique.

- Les premiers jalons de l’idée de contrat social remontent à l’Antiquité. Les sophistes sont les premiers à distinguer la nature et la loi (cf. Le discours de Calliclès dans Gorgias de Platon), cette distinction mettant en relief le caractère conventionnel et artificiel de la loi humaine, qui régit la cité, et permettant d’envisager les relations humaines dans l’état de nature. Cicéron souligne l’importance du lien juridique dans la constitution de la république. Il distingue la simple agrégation d’hommes et la notion de peuple, uni par un accord juridique et par l’intérêt commun.

- C’est dans le contexte des guerres de Religion qu’est apparue avec clarté la notion de contrat social. Elle est élaborée par les monarchomaques, ensemble d’écrivains politiques souvent protestants (Théodore de Bèze, par exemple) qui, pour des raisons d’ordre théologique et religieux, ont combattu l’absolutisme royal. Ces écrivains présentent le lien qui unit le roi et son peuple comme un engagement mutuel. Ce contrat entre le roi et le peuple est pensé sur un modèle théologique, à l’image de l’alliance biblique entre Dieu et son peuple. Le pacte social est censé garantir les peuples contre les excès de la tyrannie. Les monarchomaques ont contribué à fonder l’idée d’un droit de résistance légitime des peuples à l’égard des souverains tyranniques qui rompaient le contrat de gouvernement. Mais ces théoriciens ne voient pas dans le contrat la raison de la naissance des sociétés politiques et ne distinguent la souveraineté, source de la légitimité du pouvoir, et le gouvernement qui en est l’exercice.

- Avec l’école du droit naturel moderne, cette notion de contrat social va considérablement se développer. Le contrat social va remplir alors une double fonction : il désigne l’acte par lequel se constitue la société civile, ainsi que l’acte par lequel s’institue le gouvernement.

- Cette double problématique a conduit ces théoriciens à distinguer deux types de contrat : le pacte d’association par lequel se constitue la société, et le pacte de soumission par lequel le corps social se donne un chef. Les théories du contrat social sont fondées sur l’idée que la vie en société est le fruit d’une convention, et non la condition naturelle et originaire de l’homme.

- Aux XVII e et XVIII e siècles, la plupart des philosophes qui entendent penser la socialité humaine se réfèrent à l'hypothèse de l'état de nature. L'état de nature désigne d'abord un état, opposé à la vie civilisée, dans lequel vivrait un homme isolé et séparé de ses semblables. Il signifie ensuite ce qui s'oppose à la société civile : un état d'indépendance et non d'isolement ou de solitude. Etat donc dans lequel se trouvent les hommes avant l'institution du gouvernement civil, lorsqu'ils ne sont encore soumis à aucune autorité politique.

- Cette notion d'état de nature a un lien étroit avec la théorie contractuelle de l'Etat. Si l'état de nature est un état d'indépendance, nul n'est par nature soumis à l'autorité d'un autre, les hommes naissent libres et égaux. Hypothèse qui s'oppose notamment à la théorie du droit divin (cf. Supra). Si les hommes sont naturellement différents en force, en talent, en intelligence, ces différences ne confèrent pas pour autant le droit d'imposer aux autres sa volonté ou de les soumettre à son autorité. Ainsi nul n'a reçu de nature le droit de commander à autrui, de l'assujettir sans son aveu.

- Dès lors, le droit de commander, la souveraineté ne peuvent naître que d'une convention, d'un contrat par lequel les particuliers se dépouillent, en faveur d'un homme ou d'une assemblée, du droit naturel qu'ils ont de disposer pleinement de leur liberté et de leurs forces. La seule autorité légitime est celle qui est fondée sur le consentement de ceux qui y sont soumis. Toute autre autorité n'est qu'un abus et se ramène à la loi du plus fort.

- Il ne peut donc y avoir de société libre que si chacun accepte et intériorise le contrat qui le lie aux autres, sinon une partie de la population imposera sa loi; les théories du contrat social s'opposent à l'ordre politique traditionnel mais nient la possibilité d'une science de la société : les phénomènes sociaux deviennent en quelque sorte transparents si chacun accepte le mécanisme du contrat; de l'accord des volontés individuelles peut naître une société idéale. Dans cette perspective contractualiste, la cohésion sociale s'explique par un point fixe exogène (extérieur) : le souverain chez Hobbes, la volonté générale chez Rousseau (cf. Ci-dessous). Dans le modèle d'autorité fondé sur le contrat social, en cas de défaillance du souverain ou de la loi, il n'y a plus de société mais anarchie (guerre généralisée) et terreur.

3.3 - Thomas Hobbes (1588-1679)

- La philosophie politique va , à partir de Hobbes, s’attacher à comprendre le passage de l’état de nature à l’état de société.

- Qu’est l’homme à l’état de nature ? Il est entièrement libre au sens où sa liberté est strictement coextensive à sa force. Son droit de propriété est sans limites dans la mesure où il parvient à s’approprier tout ce qu’il désire. Liberté et propriété sont équivalentes pour tous : chacun ayant autant de droit sur tout que son voisin.

- En clair, la liberté et la propriété sans bornes ont pour conséquence l’insécurité totale : chaque individu craint pour sa vie. L’état de nature est un état de guerre perpétuelle de tous contre tous.

- Le passage à l’état de société est alors le fruit d’un calcul rationnel : mieux vaut limiter sa liberté si celle-ci, en retour, est protégée. C’est un contrat qui fonde la société : chaque contractant abandonne sa liberté et son droit à la propriété de toute chose à un tiers, en échange de la garantie par ce tiers de la sécurité de sa personne, si et seulement si tous le font en même temps. Le tiers constitué est l’Etat dont le pouvoir coercitif rend la société possible. Chacun s’engage ainsi à renoncer à toutes les prérogatives de sa liberté naturelle au profit d’un tiers – un homme ou une assemblée – auquel il reconnaîtra une entière souveraineté, à condition que l‘autre en fasse autant.

- Le souverain, bénéficiaire de ce pacte, n’est lié en aucune manière par les sujets et il dispose d’un pouvoir absolu sur eux. Le contrat n’est pas passé entre les sujets et le pouvoir souverain, mais entre tous les individus contraints de mettre fin à l’état de nature. Le pouvoir peut gouverner comme bon lui semble. S’il ne veut pas susciter révoltes et guerres civiles, le souverain doit néanmoins essayer d‘agir de manière raisonnable et ne pas se laisser guider par l’arbitraire de ses caprices. Son pouvoir est certes absolu mais il n'est pas sans conditions.

- Cette construction contractualiste permet d’évaluer le fait à la lumière du droit. Une société, aussi coercitive soit - elle, n’est légitime que si elle assure la sécurité de ses citoyens. Le droit fondamental que pose Hobbes est un droit rationnel : la sécurité, qui rend secondaires les revendications de liberté et de propriété. Le premier des droits de l’homme est donc celui qui rend la société possible et le pouvoir légitime. Un pouvoir qui supprime la liberté sans assurer la sécurité est un pouvoir despotique et l’équivalent d’un retour à l’état de nature.

3.4 - Samuel von Pufendorf (1632-1694)

- Un autre théoricien, Pufendorf, reproche à Hobbes de faire la théorie du despotisme. Aussi propose-t-il de distinguer deux pactes : le pacte d’association (les hommes décident de s’associer à l’unanimité, chacun choisit librement de faire partie de l’Etat, nul ne peut y être contraint ; de ce pacte résulte une société et doit s’accompagner d’un décret par lequel on règle la forme du gouvernement, lequel suppose la simple majorité des voix), le pacte de gouvernement qui a pour objet de « conférer le pouvoir de gouverner la société «. Ce deuxième contrat, le plus important, lie le souverain et les citoyens par une promesse réciproque (fidèle obéissance au souverain, engagement à veiller au bien public).

3.5 - Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

- Rousseau va s’opposer à Hobbes tout en demeurant dans la tradition du droit naturel. Comme Hobbes, il pensera la société par rapport à l’état de nature ; mais contre Hobbes, il refusera de considérer la sécurité comme la fin essentielle du pacte social. Son schéma théorique n’est pas le même. Paradoxalement, Rousseau inverse le jeu de valeurs du système hobbésien : l’état de nature est bon, mais l’homme s’en est éloigné pour des raisons difficiles à reconstituer (« un funeste hasard « (2° discours), et la société s’est constituée sur un contrat usurpé où les contractants ont été abusés. Ce contrat n’est pas légitime. Il s’agit donc de repenser la légitimité d’un contrat qui incarnerait la raison d’être de la société : le pacte social.

- Contrairement à Hobbes, Rousseau pense que dans l'état de nature (la situation hypothétique de l'homme hors de la société, avant d’avoir été façonné par la société), l'homme n'est pas en guerre permanente contre ses semblables. Dans son état primitif, l'homme est un être solitaire qui se suffit à lui-même. L'état de nature n'est ni une guerre générale (thèse de Hobbes), ni une vie sociable (thèse d'Aristote), mais un état de dispersion et d'isolement. L’homme vit naturellement solitaire, sans contacts autres qu’occasionnels avec ses semblables.

- Les désirs de l'homme naturel sont bornés aux besoins physiques, nécessaires, ses forces sont proportionnées à ses besoins et il peut de ce fait se passer de l'existence de ses semblables. L’homme naturel n’est en fait qu’un animal parmi d’autres. L’homme se distingue seulement des autres vivants par sa perfectibilité, c’est-à-dire sa faculté de se perfectionner, d’acquérir de nouvelles idées et de nouveaux comportements (pour la TL, cf. Cours « nature-culture «).

- La sociabilité n'est donc pas une inclination naturelle, elle a été instituée par les hommes eux-mêmes. Sous sa forme primitive, la sociabilité se ramène au sentiment de la pitié qui tient lieu de sociabilité dans l'état de nature, qui en est comme le fondement. C'est par la pitié que nous prenons conscience de l'identité de nature qui nous unit aux autres hommes.

- Les deux seuls sentiments que l'on peut prêter en effet à l'homme à l'état de nature sont l'amour de soi et la pitié : l’amour de soi est le simple instinct de conservation, le souci qu’on a de soi-même, de sa propre conservation, indispensable à tout être; il est antérieur aux attitudes morales; sans lui aucune survie n'est possible. La pitié, « répugnance innée à voir souffrir son semblable «, qui tient lieu de lois, de moeurs et de vertu, parce que l'homme naturel obéit à sa sensibilité et que c'est par sa sensibilité pour des êtres sensibles qu'il éprouve de la pitié.

- L'erreur de Hobbes est d'avoir transposé dans l'état de nature ce qui caractérise l'état de société. « Il 'y a point de guerre entre les hommes, il n'y en a qu'entre les Etats « (Discours sur l'inégalité). Ne pas confondre la guerre avec une querelle quelconque ou une simple vengeance. L'état de guerre ne peut avoir lieu entre les particuliers avant l'établissement de la propriété et la constitution des sociétés civiles. La guerre n'a lieu qu'entre les Etats.

- Alors que pour Hobbes l'orgueil est la cause principale de la guerre naturelle de chacun contre tous, selon Rousseau, la plupart des passions sont d'origine sociale. Ce qui caractérise l'état primitif de l'homme, c'est le calme des passions : un état d'isolement ne constitue pas un climat favorable au développement des passions Le tort de Hobbes, en donnant l'orgueil pour cause de l'état de guerre, est d'avoir pris pour un sentiment naturel ce qui n'est qu'une passion factice, née de la vie en société.

- L'orgueil n'est donc pas une passion primitive et ne doit pas être confondu avec l'amour de soi-même, l'instinct de conservation. L’amour-propre, ou la vanité, est un sentiment qui n’existe qu’en société et qui consiste à nous comparer aux autres, à nous juger supérieurs à eux et à les vouloir inférieurs. La société attise les passions, le désir d’être admiré et préféré aux autres, d’être supérieur et plus riche. Voilà pourquoi, dès qu’ils vivent en société, les hommes deviennent jaloux, envieux, méchants.

- Dans l’état de société, ce n’est pas la sécurité qu’il faut sauvegarder (contre Hobbes) mais la liberté. Et de passer de naturelle à civile, la liberté ne doit rien perdre. Cette liberté conservée dans la société, c’est la liberté rationnelle (qui s’oppose à la liberté désirante) - liberté qui se pense dans la réciprocité.

- Le pacte social crée une volonté générale qui est le fondement de la souveraineté. Cette volonté générale ne doit pas être confondue avec la volonté de tous. La volonté de tous est la dérive négative de la volonté générale : c’est la domination des passions du grand nombre. Seule la volonté générale peut créer l’unanimité alors que la volonté de tous devient vite la dictature du plus grand nombre. La théorie rousseauiste de la volonté générale mène à son terme le droit naturel moderne en élucidant les conditions sous lesquelles seul le peuple peut être regardé comme souverain, c’est-à-dire comme sujet véritable, auteur de toute légitimité politique. Nul ne saurait être légitimement contraint par une autorité qui n’ait au préalable obtenu en quelque façon son assentiment. Cette idée sert de critère pour distinguer en droit le juste et l’injuste tant au niveau individuel qu’au niveau politique

- Comme l’ont montré Tocqueville (in La démocratie en Amérique) et Louis Dumont (in Homo Aequilis), la logique de la modernité est la logique de l’individualisme : nous pensons la politique à partir de ce qui constitue l’essence de l’individualisme, à savoir la liberté conçue comme faculté d’autodétermination. Tout ce qui fait obstacle à cette liberté est perçu comme moralement intolérable. Il en va de la souveraineté du peuple comme de la liberté de l’individu : de même qu’un individu privé de sa liberté - par exemple un esclave - n’est plus un individu mais tend à s’identifier à une chose (« renoncer à sa liberté, dit Rousseau, c’est renoncer à sa qualité d’homme «), de même un peuple qui cesserait d’être souverain perdrait sa qualité de peuple pour ne former qu’une simple agrégation. 

- En faisant cette différence majeure entre volonté générale (rationnelle) et volonté de tous (passions), Rousseau pose les fondements d’une pensée de l’Etat de droit. Hobbes légitime l’Etat en tant que tel, mais les droits de l’homme sont quasiment inexistants puisque seule la sécurité compte. Rousseau, par contre, permet de penser l’Etat comme ce qui peut garantir les droits de chacun contre la dictature éventuelle de la majorité.

- Rousseau, dans Le contrat social, repousse les diverses théories qui dissocient pacte d’association et pacte de gouvernement. Dans Le discours sur l’inégalité, Rousseau décrit le pacte d’association, dont l’utilité est de mettre fin à l’état de guerre, comme un pseudo-contrat social, une duperie des riches qui veulent rendre légitimes leurs usurpations et institutionnaliser l’inégalité, permettant au fort d’asservir le faible. Le pacte de gouvernement, au contraire, est un vrai contrat. Rousseau se propose, non plus d’interroger l’origine des sociétés existantes, mais le fondement légitime de l’autorité civile.

- Le pacte d’association n’est pas un pacte de soumission. Contrairement à Hobbes pour qui le contrat signifie que les individus se dessaisissent de leurs pouvoirs et les transfèrent à un seul et même souverain, le contrat rousseauiste n’engage pas les individus entre eux, mais ceux-ci avec le corps politique dont ils vont être membres.

- La condition fondamentale de légitimité du droit et du pouvoir qui l’institue, c’est sa conformité à la volonté générale. La souveraineté, en effet, n’est rien d’autre que « l’exercice de la volonté générale «. Il faut entendre par là, non l’addition de volontés particulières aveuglées par des intérêts privés, mais la recherche de l’intérêt général. La volonté générale n’est pas la volonté de tous. Elle n’est pas l’unanimité, ni la majorité (la majorité n’a pas toujours raison). La volonté générale, qui dit le droit, la loi, n’est pas une somme d’opinions communes, mais une intégration harmonieuse, une mise en accord de points de vue différents ayant une visée identique (l’intérêt général). La volonté générale est l’essence du peuple en tant que sujet produisant l’autorité légale. Seule la démocratie directe semble susceptible de ne pas trahir a priori la volonté générale.

- S’il remplit ces conditions, le droit pourra user de la force (droit pénal) comme d’un instrument de respect des lois, c’est-à-dire de liberté. Car, contrairement à la morale, qui repose sur la seule autorité de la conscience, le droit est nécessairement contraignant.

- Selon Kant, interprétant Rousseau, la volonté générale devient une « Idée régulatrice «, c’est-à-dire un idéal, sans doute irréalisable, mais dont on suppose qu’il est l’horizon ultime de l’histoire. L’apport principal du Contrat social de Rousseau réside dans l’élaboration d’une définition du peuple comme individualité libre. A noter que le droit naturel moderne a fourni le fondement philosophique de la notion générale des droits de l’homme puisque l’individualité libre est le fondement et la limite de l’autorité.

3.6 - Intérêt et actualité de la théorie du contrat social

- Nous avons vu que l’idée de contrat renvoie à un difficile problème : comment concevoir l’Etat de telle manière que l’homme puisse être pensé comme libre ? Comment, en somme, conjuguer la liberté de l’homme avec l’obéissance à la loi, sans laquelle il n’y a pas de vie sociale paisible ? Comment intégrer dans la communauté politique les libertés individuelles, sans que cette intégration se fasse de façon inégalitaire, les uns jouissant de droits dont les autres sont privés ?

- Le contrat social de Rousseau n’est ni descriptif ni explicatif, mais normatif. Il s’agit de déduire a priori les fondements de l’autorité légitime, en distinguant le droit du fait. Ainsi Rousseau a-t-il montré qu’on ne peut penser sans contradiction l’idée d’une servitude volontaire, que l’ordre de fait n’a pas de légitimité naturelle mais qu’il est fondé sur des conventions, qu’il est du coup impossible de concevoir un droit d’esclavage et de fonder par là même le droit sur la force. De sorte qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes.

- Les trois finalités de la vie en société sont la sécurité des personnes, celle des biens (garantie de la propriété), ainsi que la liberté. La société issue du pacte social n’est pas une simple association d’individus, unis en vue de la préservation de leurs intérêts égoïstes. La société est une communauté de citoyens qui sont tous membres du corps social et qui ont en vue le bien commun. La notion de corps, nous l’avons vu, a un sens organique. Le pacte social n’est pas un pacte d’aliénation, par les individus, de leur liberté au profit de quelque entité politique que ce soit. La liberté est inaliénable ; elle est à la fois le fondement et la finalité de la communauté politique.

- Dans le contrat social, en effet, les associés échangent leur liberté naturelle contre la liberté civile fondée sur la loi. Le pacte social préserve la liberté des contractants car c’est avec eux-mêmes qu’ils contractent, et non avec un autre. Chaque membre de la société à venir contracte avec lui-même dans la mesure où il est déjà membre du corps social en formation, du tout dont il fait déjà partie. Rousseau distingue donc l’homme en tant qu’il est un individu privé, avec ses intérêts égoïstes, et le citoyen, sujet et membre de l’Etat, qui n’obéit qu’à l’intérêt commun et à la volonté générale.

- Le lien social n’est donc pas autre chose que ce qui forme le bien commun et qui constitue la volonté générale qui est souveraine et à laquelle nul ne saurait échapper. Celui qui désobéit à la volonté générale se place de lui-même en dehors du corps politique et rompt le pacte. Il doit être exclu de la cité et  sera contraint, « on le forcera à être libre «. Si être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, ce n’est rien d ‘autre qu’agir conformément à ce que la raison dicte. Dès le moment où, en vertu de la réciprocité du pacte, tous concourent à égalité à la formation de la volonté générale, il est dès lors raisonnable de vouloir que tous obéissent à cette volonté générale, quelle que soit l’opinion particulière que chacun puisse avoir sur telle ou telle question.

- La puissance légitime est celle par laquelle un peuple se forme comme tel. La démocratie, c’est-à-dire l’organisation autonome du peuple décidant de son propre destin, est alors l’essence même de toute organisation politique légitime à l’aune de laquelle doivent être jugés les régimes politiques de fait, ce qui légitime par ailleurs le soulèvement du peuple contre les régimes tyranniques (ce point sera repris et développé dans le cours sur l’Etat).

- Rousseau n’invite pas à l’unanimisme mais à désinvestir le champ de la discussion politique de sa charge passionnelle. L’application de la loi du plus grand nombre est préférable au triomphe au triomphe de ma propre position contre la majorité. Si mon opinion particulière est minoritaire, je dois me plier à la majorité parce que ma véritable liberté ne réside jamais dans le fait de faire valoir ma propre opinion mais dans l’idée que c’est la loi majoritaire qui doit gouverner. De plus, le contrat rousseauiste rend possible et présuppose un impératif catégorique et fait entrer l’homme dans la moralité ; la détermination des principes de l’action politique repose sur un principe d’universalisation qui est la condition de la stabilité du contrat.

- La formule clé de la philosophie politique de Rousseau est finalement l’amour de la loi parce que l’homme libre est celui qui obéit à des lois et non aux ordres et aux prescriptions d’un autre homme. Enthousiasme de Rousseau pour « la force et la dignité de la loi «.

- Le contractualisme reste encore d’actualité, malgré son éclipse au XIXe siècle et la critique de la théorie rousseauiste. John Rawls, par exemple, en tentant d’articuler le problème de la liberté politique et de la justice sociale, tente de définir les conditions d’une organisation sociale acceptable par tout individu raisonnable, placé, non plus dans un état de nature, mais sous le « voile d'ignorance «. Chez Rawls , le contrat social ne consiste pas seulement dans l’acceptation d’un pouvoir commun capable d’assurer la cohésion sociale, mais aussi dans un accord central sur les principes de répartition des positions économiques et sociales. Le contrat social est donc une idée régulatrice, à la manière kantienne, mais Rawls essaie de lui donner un contenu social concret en posant la question du partage équitable des avantages économiques et sociaux.

- Un deuxième aspect du renouveau du contractualisme concerne les relations internationales. Dans la version classique du contrat, l’état de guerre, à l’intérieur de l’espace géographique et humain concerné, est aboli, mais il persiste dans les relations internationales. Or, les organisations internationales apparaissent comme des constructions conventionnelles dans lesquelles chaque Etat limite volontairement sa souveraineté en vue d’assurer une plus grande stabilité pour tous. Les penseurs du contrat sont à nouveau revisités, vu la difficulté d’articuler le niveau de la nation et le niveau des organisations supranationales, comme le montrent les problèmes de la construction européenne, par exemple.

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