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Grand cours: EXISTENCE & MORT (d de g)

Publié le 22/02/2012

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C) LA QUESTION DU SENS DE L'EXISTENCE

- D'où la question du sens de l’existence que l'on pourrait formuler à la façon de Leibniz : “ pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ” (Leibniz). L'existence vaut-elle mieux que la non-existence ? Si l'existence possède un sens, quel est-il et, surtout, d'où vient-il ? A contrario, si l'existence est absurde, à quoi bon vivre ? Ne sommes-nous pas condamnés à l'errance, à une existence insensée, vaine, misérable ? N'aurait-il pas alors fallu ne pas naître, ne pas exister ? A quoi bon finalement tout ce qui existe ?

1) Le sens

- En premier lieu, que désigne le concept de sens ? Pourquoi exigeons-nous que les choses aient un sens ?

1.     Le concept de sens

- Le terme sens a plusieurs acceptions. Il désigne d'abord une fonction sensorielle - la sensibilité (le sens de l'odorat, par exemple). Il signifie aussi la signification (le sens d'une phrase), c'est-à-dire ce que communiquent à l'esprit un mot ou un signe. En fin, le sens peut être défini, en une troisième acception, comme la direction ou l'orientation d'un mouvement (le sens d'un fleuve, des aiguilles d'une montre), la signification (le sens d'une phrase).

- Les deux dernières acceptions du terme " sens " sont, en réalité, intimement liées. Le sens d'une phrase, c'est ce qu'elle veut dire : sa signification est en même temps son but. La signification donne une utilité, une destination. Le sens d'un acte ( ce qui permet de le comprendre), c'est le résultat qu'il vise. Par exemple, en psychanalyse, dégager le sens d'un symptôme, c'est découvrir le but vers quoi il tend. A contrario, un acte insensé est un acte dont on ne voit guère ni la signification ni le but. Le sens – comme signification – donne un sens – comme destination.

- Les choses s'offrent toujours à nous comme des signes à interpréter car c'est toujours de façon ambivalente qu'un événement, un salut, un sourire renvoient à autre chose. Un signe auquel correspondrait univoquement un sens ne donnerait pas à penser. La caractéristique du langage humain, par distinction d'avec la rigidité de la communication animale (absence d'écart entre les signaux et l'information induite d'eux) est précisément qu'il n'y a pas correspondance linéaire entre un mot et une chose. Tout signe voile pour dévoiler, trahit pour exprimer.

- C'est précisément ce que nous enseigne la psychanalyse freudienne. Il s'agit de s'attacher au sens latent ou caché des choses et de les distinguer du sens apparent. Comme dans le rêve, l'interprétation consiste à déchiffrer le sens caché ou travesti pour obtenir un sens plus cohérent, plus rationnel. L'interprétation telle que Freud nous l'enseigne repose sur une " logique du double sens" (Ricoeur, De l'interprétation, p.59) où le langage est décrit comme fondamentalement distordu, dans la mesure où il veut dire autre chose que ce qu'il dit, il a un double sens, il est équivoque.

- En effet, cette recherche herméneutique du sens renvoie à la fonction symbolique du langage humain par quoi nous tentons d'objectiver, c'est-à-dire de donner sens à la réalité. Qu'est le symbolique, sinon " l'universelle médiation de l'esprit entre nous et le réel " (Ricoeur, De l'interprétation, p.20). Il y a symbolique en vertu de la non-immédiateté de notre appréhension de la réalité. " Nous disons le réel en le signifiant; en ce sens nous l'interprétons " (ibid.). " Dire quelque chose de quelque chose c'est, au sens complet et fort du mot, interpréter " (ibid.). Je n'atteins finalement les choses qu'en attribuant un sens à un sens.

2.     Le besoin de sens

- Quel est alors le sens du sens ? Quel est le sens de l'acte de chercher du sens ?

- C'est d'abord, semble-t-il, dans cette structure symbolique de notre rapport au monde que résiderait fondamentalement le besoin de sens.

- On peut penser aussi qu'au fondement du besoin de sens il y a l'ignorance, la difficulté pour l'homme d'accepter la réalité dans ce qu'elle a de cruelle, d'absurde.

- Selon Lucrèce, en effet, l'homme est naturellement malheureux parce qu'il a peur de la mort, de la souffrance, de tout ce qui lui arrive. Et il  a peur parce qu'il est superstitieux : il envisage tous les événements comme l'effet du souci des dieux pour lui. Et sa peur en retour alimente son délire: " Ballottés misérablement entre l'espoir et la crainte, les hommes cherchent où ils peuvent quelque signe ou présage qui les puisse rassurer ou justifier leur peur " (Spinoza, Traité théologico-politique).

- A la racine du malheur de l'humanité, on trouve donc le vide de l'ignorance que vient remplir un pseudo-savoir. Au fondement du besoin de sens, il y a l'ignorance du mécanisme producteur des processus naturels tant extérieurs qu'intérieurs, ignorance qui veut se faire sens et prend le réel qu'elle ne connaît pas pour le signe mystérieux d'un quelque chose qu'elle ignore tout autant.

- De là la superstition qui vient de ce que, ignorant les causes d'un fait, nous en cherchons le sens dans une volonté qui l'explique. Nous appelons souvent fantômes ce que nous ignorons. Les choses n'ayant pas de sens en elles-mêmes, et comme la vérité nue n'est pas satisfaisante, nous interprétons le réel, le sens nous aide à supporter et à apprivoiser la réalité, les choses. Nous préférons le sens au non-sens, le destin ou la providence que la nécessité insignifiante du réel.

- La superstition est ainsi une croyance délirante en des signes qui n'en sont pas; les superstitieux interprètent en permanence, alors que la nature ne parle pas, n'a rien à dire (Dieu se tait). Nous ne cessons d'interpréter ces silences, d'appeler mystères d'absurdes erreurs, de confondre le connu ou l'irrationnel (le non encore connu, le non encore rationnel) avec des croyances, des secrets terribles, rassurants.

- Dans cette perspective, on peut penser que la religion est un cas particulier de superstition. C'est une superstition du sens," une superstition au carré " puisque " Dieu est le sens du sens " (Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude). La religion est une croyance en un sens du sens, au-delà des signes, des paroles : il y a dans le monde quelque chose qui n'est pas du monde; le sens du monde lui est extérieur. Et Dieu est ce sens " présent-absent, dans le monde, par son absence même " (ibid.). Ou, pour le dire à la façon de Simone Weil dans La pesanteur et la grâce : " Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l'absence ".

- Dieu, en effet, c'est le " haut de gamme du sens " (Comte-Sponville, op.cit.). Ce que chacun de nous désire par-dessus tout, c'est de ne pas mourir, d'être aimé, de ne pas perdre ceux qu'il aime. La religion nous annonce justement que les morts ressuscitent, que Dieu m'aime, que rien n'existe qui n'ait sa raison d'être, sa justification (ce point sera approfondi dans la partie suivante). Dieu est ce qu'on peut désirer de mieux. Dieu est le manque absolu, l'universel rassasiant : " Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n'aura jamais faim; qui croit en moi n'aura jamais soif…" (Jean, VI, 35).

- D'où l'espérance inhérente au sens dont la prière religieuse, par exemple, est un cas particulier. La prière, en effet, n'est peut-être pas tant la célébration d'un sens qui lui préexisterait que la création d'un sens qui n'existe pas. Aussi bien est-ce la prière qui crée Dieu. La prière dit ce qui n'est pas, célèbre un manque : si le Père est aux cieux, c'est qu'il n'est jamais là; si le Fils est remonté aux cieux, c'est qu'il ne pouvait rester ici-bas, de sorte que le sens (Dieu) doit manquer toujours.

- La prière correspondrait alors au double mouvement du déni  : la négation de la représentation de la réalité, le remplacement de la réalité par autre chose. La prière est à la fois l'affirmation et la négation d'un manque : la prière reconnaît l'absence (Dieu n'est pas là, il est aux cieux), tout en refusant d'y croire (s'il n'est pas là, c'est qu'il est aux cieux). " La prière est le substitut, dans le monde-ci, de l'autre monde…" (ibid.). Or, si la vie avait un sens – a priori, transcendant -, on n'aurait pas besoin de prier.

- Le sens apparaît ainsi  comme une catégorie de l'illusion qui consiste à donner du sens à ce qui n'en a pas (superstition), spécialement au sens lui-même (religion). Toutes les superstitions qui nous effraient, toutes les religions n'ont d'autre fondement que le sens imaginaire que nous donnons à tel ou tel événement, en lui-même insignifiant, du monde.

2) Le nihilisme : l'absence de sens

- Le sens s'est dévoilé jusqu'ici comme signification ou direction. Mais le sens, c'est aussi, dans la métaphysique classique, la réalité intelligible qui semble tout justifier et éclairer notre existence dans le monde, comme on le voit dans la philosophie de Platon.

- Le nihilisme se définit d'abord comme une doctrine qui refuse l'existence de quelque chose d'absolu. La doctrine sceptique de Pyrrhon, par exemple, peut être considérée à juste titre comme un nihilisme ontologique radical : on ne peut rien connaître absolument (cf. Cours sur l'illusion).

- Une deuxième variante du nihilisme est la doctrine qui a fortement marqué la pensée russe au XIXe siècle. Le nihilisme russe proclame la négation de toutes les valeurs reconnues comme fondamentales, transcendantes ou sacrées; le nihilisme, en proclamant le " rien ", nie toute valeur transcendante et n'accorde d'importance qu'à la destruction et à la mort. Sur le plan politique, le nihilisme appelle à une destruction de l'Etat, à une suppression de toute autorité, au nom d'un idéal de liberté très proche de l'anarchisme Le nihilisme trouve dans l'oeuvre de Dostoïevski notamment des premières illustrations littéraires, sous la forme de personnages liant l'affirmation de l'inexistence de Dieu à celle d'une égalisation de toutes les actions et valeurs – " Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis ! ".

- Une troisième variante du nihilisme est incarnée par Nieztsche et désigne la maladie mortelle des temps modernes. Il s'agit de la crise qui affecte notre civilisation et qui se traduit par la perte des instincts de vie, l'inversion des valeurs vitales par le christianisme, qui transforme en affirmation de puissance la souffrance; la perte du vouloir vivre est sublimée dans des valeurs morales et religieuses comme le renoncement, l'abnégation, l'humilité, la pitié, etc.

- Le nihilisme nietzschéen désigne aussi un pessimisme radical consistant à dénoncer ces valeurs traditionnelles. Cet avènement est marqué par la mort de Dieu et des idéaux supra-sensibles. Cette mort de Dieu est la conséquence de l'inversion des valeurs évoquée précédemment : elle se manifeste lorsque l'homme prend conscience que ces idéaux ne sont que les symptômes d'une vie décadente et morbide et qu'ils n'ont d'autre fonction que de masquer le néant. Nietzsche parle de " nihilisme psychologique " pour qualifier la perte de tout sens. La vie et le devenir de l'homme se révèlent alors absurdes et sans but.

- Le nihilisme s'achève avec la venue du " dernier homme ", celui qui n'a pas le courage d'assumer les révélations du nihilisme : ne désirant plus, ne créant plus, il s'abîme dans le néant, il se contente d'un bonheur médicocre. Ce " nihilisme passif " appelle son propre dépassement dans le " nihilisme actif " qui surmonte le désenchantement morose d'une existence vouée au rien et qui consiste en une adhésion à la gratuité du monde. Dieu est remplacé par le surhomme qui transmue toutes les valeurs en remplaçant la valeur du juge par celle du créateur : " le respect et la passion de ce qui est ". La liberté du créateur : " la divinité sans l'immortalité " (ibid., Albert Camus, L'homme révolté, p.97).

- Nietzsche nous invite au " scepticisme viril " du libre esprit qui rejette tout dogme, toute morale de la peur, qui a le courage de voir les choses comme elles sont, gratuites, tragiques, sans finalité ni créateur. La vigueur de l'esprit libre se mesure justement à la " dose de vérité qu'il pourrait à la rigueur supporter " sans périr (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal). Sa morale est celle  de la volonté de puissance, c'est-à-dire du dépassement de soi qui assume le risque de la vie, pour une meilleure réalisation des valeurs vitales : " Le secret de la plus grande jouissance de l'existence consiste à vivre dangereusement ". Acte de se surmonter soi-même à l'infini.

- Nietzsche nous enseigne donc, dans un monde absurde où Dieu est mort et où il n'y a plus de fondements, le courage du vrai et la force de vivre. Contre l'absurde et le néant, Nietzsche fait l'apologie de nos énergies créatrices, bref de tout ce qui est susceptible de soutenir la vie. Rôle fondamental de l'art qui tisse un voile d'illusions destinées à nous masquer l'abîme et qui s'identifie avec la puissance créatrice de la vie; il participe à la production et à l'invention de formes harmonieuses qui nous dissimulent les laideurs de l'existence.

- Nietzsche a été un étonnant prophète : le sens comme valeur intelligible justifiant notre existence semble faire défaut durant l'étape nihiliste qui est la nôtre. Tout au long du XXe siècle, une littérature et une pensée du " non-sens " ou de l'absurde semblent s'accorder avec le diagnostic de Nietzsche. Dans un univers dépourvu de sens et de raisons, il reste à multiplier les expériences, à épuiser le champ du possible, comme nous allons le voir avec l'existentialisme et les sagesses tragiques.

- A un niveau plus radical encore, significations et valeurs se défont, le sens s'épuise définitivement avec le constat que l'existence humaine dans son ensemble est vouée à disparition, c'est-à-dire finalement à résorption dans le grand univers silencieux et infini dont parle Pascal dans Les pensées : " Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les moeurs et les coutumes…sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle…Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu " (Lévi-Strauss, Tristes tropiques).

- Mais si l'existence, la réalité n'ont pas de sens a priori et transcendant, faut-il pour autant renoncer à l'idée de sens ? Faut-il sombrer dans le nihilisme " passif " et le pessimisme  et renoncer à la quête du sens sans laquelle toute entreprise humaine semble vouée à l'échec ? Car si tout est absurde, si " rien ne vaut la peine de rien " (Léo Ferré), tout est permis et, du coup, rien n'est possible. Ne convient-il pas plutôt d'habiter ce non sens radical pour en dégager une sagesse du désespoir et de la béatitude ?

3) Une sagesse de l'absurde et du désespoir

- Les sagesses de l'absurde ou du tragique partent d'un nihilisme ontologique radical pour aboutir à une éthique de l'immanence (immanent = ce qui est intérieur à un être ou à un objet de pensée, et qui n'est pas chez eux l'effet d'une action extérieure ¹ transcendant). Le sens se trouve affirmé, non point à partir d'une référence à un univers idéal (Platon) ou transcendant (le christianisme), non point à partir de quelque " outre-monde ", mais au sein de ce qui, hic et nunc, nous est donné. Ces philosophies partent de ce monde-ci, du seul univers possible pour se tourner vers la réalité, la joie, le désir de vivre. Elles construisent des visions libérées de toute espérance, visions sans tristesse, étrangères au sens comme aux illusions.

a) Le principe de cruauté

- Clément Rosset, dans Le principe de cruauté, montre que l'éthique est lucidité, acceptation totale du réel. Le réel n'a pas de double, il ne renvoie pas à un théâtre caché, à quelque fondement oublié, porteur de sens. Dans la philosophie depuis Platon, l'hypothèse d'une autre instance, métaphysique, ontologique, religieuse, gouverne la pensée, comme en témoigne le mythe platonicien de la caverne : " La pensée d'une insuffisance du réel – l'idée que la réalité ne saurait être philosophiquement prise en compte que moyennant le recours à un principe extérieur à la réalité elle-même (Idée, Esprit, Ame du monde, etc.) appelé à la fonder et l'expliquer, voire à la justifier – constitue un motif fondamental de la philosophie occidentale " (Clément Rosset, op.cit., p.13).

- La sagesse tragique désigne ici une aptitude à approuver l'existence, conçue comme absurde, penchant du côté du rien, de la mort, de l'irrationnel. L'existence n'ayant plus de référentiel ontologique, le sage tragique accepte le dérisoire, reconnaît le réel comme cruel, douloureux.

- Par " cruauté du réel " il convient d'entendre la " nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité ", le caractère " insignifiant et éphémère de toute chose au monde ", le " caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel, de cette réalité" (C. Rosset, ibid., pp.17-18). Cruel vient de crudus qui désigne la chair écorchée et sanglante, c'est-à-dire " la chose elle-même dénuée de ses atouts ou accompagnements ordinaires…". "Ainsi la réalité est-elle cruelle – et indigeste – dès lors qu'on la dépouille de tout ce qui n'est pas elle pour ne la considérer qu'en elle-même " (ibid., p.18). Et Clément Rosset d'ajouter que " le plus cruel de la réalité ne réside pas dans son caractère intrinsèquement cruel, mais dans son caractère inéluctable, c'est-à-dire indiscutablement réel " (ibid., p.20).

- Dès lors, la philosophie ne doit pas bâtir un ailleurs fantomatique pour justifier ce monde-ci. Elle doit être capable d'affronter les yeux ouverts le vide, le pire, sans imposer, à la manière des religions, un sens caché à ce qui n'en possède pas. Elle doit être en mesure d'appréhender une absurdité essentielle. Pas de sens, pas de récompense finale ! Le projet éthique, tel que nous le dessine Clément Rosset, est le refus du sens imposé, la volonté de vivre en acceptant pleinement et courageusement l'absurde. Il s'agit donc d'accepter la suffisance de la réalité sans atténuer la cruauté du réel, la force des choses.

- Paradoxalement, le non-sens de la vie s'accompagne de sérénité, de joie. Les sagesses tragiques sont, en fait, des sagesses du bonheur et de la joie, comme nous allons le voir avec André Comte-Sponville.

b) Un joyeux désespoir

- Nous retrouvons notre question liminaire qui revient comme un leitmotiv : si la vie n'a pas de sens, qu'elle est absurde, contingente, pourquoi et comment vivre, c'est-à-dire accepter cette vérité de façon lucide et si possible joyeuse ?

- Comme chez Clément Rosset, le début de la sagesse, selon Comte-Sponville, réside dans le désespoir, le deuil, qui sont les contraires du déni : accepter l'absence de sens (l'absurde), la supporter, lui donner un sens en quelque sorte, se réapproprier l'absurde. Le désespoir est un authentique travail du deuil : il s'agit de faire en sorte que la joie redevienne possible, mais sans mensonge, sans promesse, ni espérance : " tuer le mort ", plutôt que le rêver vivant. Le contraire du déni : l'acceptation simple du réel. Ce travail du deuil consiste en un travail du désir : renoncer à ce qui manque (nécessité du désespoir et de la désillusion), se réjouir de ce qui est. Faire son deuil du sens, désespérer de l'espérance même. On ne peut désespérer sans souffrir; mais ce qui se donne, dans cette désillusion, pour qui ose l’affronter et y habiter, c’est une joie

- Le bonheur est, en effet, le but de la philosophie et le contenu de l’éthique. L’éthique est un exercice désillusionniste, consistant à extirper les espérances, une pratique libérée de tout espoir (le paradis, par exemple), de toute crainte (l’enfer, la mort…), de toute tristesse et de tout remords. Le désespoir, loin d’être stagnation ou arrêt de l’âme, est ouverture à la paix de l’esprit. Une fois rejetées les illusions, j’accède à la délivrance, je nais à moi-même. L’éthique, la philosophie ? Le vrai contentement de l’âme, l’authentique bonheur de celui qui a transcendé toute espérance : “ Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir ; l’espoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur ” (cité in A. Comte-Sponville, Vivre, phrase du Sâmkya-Sûtra, discipline philosophique de l’hindouisme). La philosophie est désespérante et libératrice parce que désespérante.

- D’où le matérialisme et l’athéisme. Etre matérialiste, “c’est refuser, non seulement le Bon Dieu, mais aussi toutes les divinités de remplacement". Tout matérialisme est de désespoir ou de désillusion. La foi console, mais une consolation ne fait pas le bonheur. La philosophie, qui est la pensée libre, ne doit se soumettre qu’au vrai : si elle a le bonheur pour but, le bonheur n’est pas la norme, mais la vérité seule Kant a montré que la religion a à voir avec l’espérance du bonheur : l’espérance est consubstantielle à la religion, laquelle est inséparable pour cela du malheur.  Dieu n’est pas du côté des malheureux, ce sont les malheureux qui ont besoin d’un Dieu: la religion se nourrit de larmes et d’espérances (cf. Marx).

- Qu’est alors le matérialisme ? Courant philosophique qui affirme que tout est produit de la matière et que les phénomènes intellectuels, moraux, spirituels n’ont de réalité que seconde et déterminée. Rien n’existe absolument. L’esprit est un effet, non un principe, relatif à un corps, une société, une époque…Le matérialisme enseigne le silence, le désespoir, la paix et la vie.

- L'humour devient alors une valeur essentielle de cette sagesse du désespoir et du bonheur. L'humour est précisément ce qui nous permet d'affronter lucidement et joyeusement l'absurde. L'humour  consiste à rire de ce sens absent. Ce qui fait rire, c'est ce qui fait semblant d'avoir un sens, semblant d'être sérieux. Le risible, c'est le ridicule (la prétention indue au sens). L'humour, c'est le contraire de la prière qui crée le sens par le déni de son absence. Le réel, le non-sens se donnent alors dans un grand éclat de rire : " La vie est une farce à mener par tous " (Rimbaud). L'humour, c'est " la politesse du désespoir " (Comte-Sponville, op.cit., p 195). L'humour nous aide à nous libérer de l'espérance. Il remplace une illusion par une vérité, un mensonge par un plaisir. C'est pour cela que les prêtres, les prophètes, les gourous n'aiment pas l'humour : " Malheur à vous qui riez, car vous connaîtrez le deuil et les larmes " (Luc, VI, 25). " La religion, c'est le sérieux de l'esprit " (ibid., p 196). Le contraire de croire, c'est savoir; le contraire de prier, c'est rire.

- Le philosophe est celui qui fait le double choix de la vérité et du bonheur. Mais le vrai prime : s'il faut choisir entre une vérité et un bonheur, choisir la vérité. Si tel n'était pas le cas, le philosophe ne serait pas philosophe et pourrait, comme tant d'autres, se contenter de drogues, d'espérance, de médicaments, de religion. Ce que vise le philosophe, et qui est la sagesse même, c'est une vérité heureuse : non pas vraie parce qu'heureuse, mais heureuse parce que vraie. " La sagesse est l'amour joyeux de la vérité " (ibid., p 199).

- Contrairement au sens, la vérité ne signifie rien, elle ne manque jamais. La vérité, c'est le silence, la simplicité du réel " idiot " (Rosset), insignifiant. Silence du réel qui n'a rien à dire, qui est ce qu'il est. Le réel est plein, insignifiant, il ne manque de rien : il est tout entier ce qu'il est, rien d'autre, ne veut rien dire : " le vide de sens, c'est le plein de l'être ".

- Ces deux philosophies de l'absurde – celle de Rosset, celle d'André Comte-Sponville -  ont en commun la même lucidité salvatrice qui débouche sur une acceptation heureuse du réel. Face à l'absurde, le remède est à chercher du côté de la vérité, de la désillusion, du désespoir, de l'humour, bref du courage. Avec Camus, le courage de vivre, d'affronter l'absurde, de donner du sens à ce qui fondamentalement n'en possède pas s'incarne dans une figure protéiforme, la révolte.

c) L’absurde, l’action et la révolte

- Chez Camus, la prise de conscience de l’absurde doit conduire à l’action et à la révolte, au refus de la passivité et de la consolation religieuse. Dans un monde sans cause, l’existentialisme sartrien invite l’homme à être cause de soi; dans un monde sans but, la philosophie de Camus place en l’homme même la fin de l’homme, elle aboutit vers un humanisme. " Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre " (Camus).

- Camus (1913-1960) affirme, au début du Mythe de Sisyphe, que le suicide est le seul problème philosophique sérieux : " juger que la vie vaut et ne vaut pas la peine d'être vécue ", c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le sens de la vie est la plus pressante des questions : il y a des gens qui meurent " parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue ". Le mythe de Sisyphe est un essai sur l'absurde et pose la question fondamentale : la vie vaut-elle ou ne vaut-elle pas d'être vécue ? C'est par une prise de conscience de ce non sens et par la révolte que l'homme peut se sauver du pessimisme et du nihilisme.   

- Le sentiment de l'absurdité qui, " au détour de n'importe quelle rue peut frapper à la face de n'importe quel homme ", se manifeste d'abord par un perpétuel recommencement. Camus déroule la chaîne de nos quotidiens. L'absurde naît du divorce ou de la confrontation entre l'irrationnel, le silence du monde, le non-sens des choses, et ce désir éperdu de clarté et de sens dont " l'appel résonne au plus profond de l'homme ". Dans ce texte, Camus pose la question : comment se donne à nous le sentiment de l'absurde ? Il répond que le caractère machinal de l'existence, le temps destructeur, l'étrangeté du monde physique me font expérimenter l'absurde.

- L'absurde prend la forme du divorce entre l'homme et le monde; ce qui est dépourvu de sens, ce qui ne saurait être justifié de façon rationnelle; confrontation de l'irrationnel et du " désir éperdu de clarté ".

- A l'intérieur de l'expérience absurde, il y a la révolte. Qu'est-ce qu'un homme révolté ? " Un homme qui dit non " (Camus, L'homme révolté, p.26). Camus distingue " révolte métaphysique " et " révolte historique " :

1.     La révolte métaphysique

- " Mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière " (ibid., p. 39). Le révolté métaphysique est celui qui se révolte contre " la condition qui lui est faite en tant qu'homme ". Elle est la " revendication heureuse d'une unité heureuse, contre la souffrance de vivre et de mourir " (ibid., p.40).

- Quelques grandes figures de cette révolte métaphysique : Sade, le romantisme, le nihilisme, etc.

2. La révolte historique

- Elle s'incarne notamment sous la forme de la révolution. Elle est la suite logique de la révolte métaphysique. Il s'agit du même " effort désespéré et sanglant pour affirmer l'homme en face de ce qui le nie " (ibid., p. 134). L'esprit révolutionnaire, dit Camus, tente d'inscrire dans le temps cette " part de l'homme qui ne veut pas s'incliner ". " Refusant Dieu, il choisit l'histoire…".

- L'homme peut donc dépasser l'absurdité de son destin par sa lucidité et la " révolte tenace " contre sa condition. Camus incline son lecteur vers le défi, la révolte, la création. Camus lie la révolte métaphysique contre sa condition et la révolte historique qui en est la " suite logique " (rôle de Camus dans la Résistance ans le combat contre la guerre d'Algérie). Exaltation de la vie, célébration de la justice et de la solidarité humaine face au mal. C'est la dignité humaine qui importe.

- Au total, le sentiment de l’absurde s’accompagne, chez Sartre, comme chez Camus, d’une conscience lucide qui donne un sens au monde qui n’en a pas a priori. Dans l’action, la révolte, le choix, l’homme fait surgir de lui-même une orientation qui seule donne un sens à la vie. L’existant a donc le sentiment, qui est à l’origine du sentiment de l’absurde, que son être est privé d’essence, parce qu’il n’y a pas d’essence pour lui donner a priori le sens de son existence. S’il n’y a rien, ni diable, ni Dieu, il faut s’en tenir à ce savoir que nous sommes livrés à nous-mêmes : “ je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête ” (Sartre, Le diable et le bon Dieu).

Conclusion

- La révélation de l'absurde, de la contingence de l'existence n'est donc pas nécessairement liée à un pessimisme foncier ou à un dégoût de l'existence. Affirmer la contingence, la facticité du monde (caractère de ce qui existe sans raison ni justification), c’est penser que le monde n’a pas de justification ni de signification qui préexisteraient à l’action humaine. Si l'existence n'a pas de sens, ce dernier est à construire et il devient alors une expérience par laquelle le sujet sculpte sa propre existence comme une oeuvre d'art. Le sentiment que tout est contingent, le sentiment de la déréliction, le sentiment d'avoir été jeté dans le monde sans perspective ni soutien, pour rien, peut être le fondement d'une authentique philosophie de la liberté et du bonheur.

- L'impératif de vivre et d'agir survit à l'absurdité et à l'absence de Dieu. L'engagement, la révolte, le courage, l'amour, la vérité, la désillusion, l'humour, le bonheur deviennent les valeurs fondamentales d'une sagesse de l'immanence, c'est-à-dire du joyeux désespoir.

- Il n'y a donc de sens que par la liberté et l'acceptation lucide du non sens constitutif des choses, du principe de cruauté qui régit le réel. Le sens, c'est finalement le sillon que tracent nos actes dans l'existence, les maillons que ces actes nouent progressivement et qui m'engagent.

- Or, si je suis ce que je me fais, comment penser la mort pour que mon existence ait un sens ? Comment la prise de conscience de l'absurdité radicale de toute chose que signe la mort - ce " destin de solitude " dont parle Marcel Conche - peut-elle déboucher là aussi sur une sagesse tragique mais joyeuse ? 

 

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