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La guerre était-elle perdue d'avance ?

Publié le 22/02/2012

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10 mai 1940 - La Grande-Bretagne ayant pris un grand retard dans son réarmement, la France, en mai 1940, va devoir se battre " seule " contre une Allemagne grossie de l'Autriche, de la Bohême et de la Pologne occidentale, liée en outre à l'Italie, au Japon et à l'URSS, et dominant sans conteste toute l'Europe centrale. La défaite inéluctable se lit peut-être dans le déséquilibre des chiffres des populations : 42 millions de Français vont combattre 80 millions d'Allemands. C'est que la France a perdu aussi la " bataille démographique ". En quarante ans, la population française s'est accrue seulement de 1 700 000 habitants contre 25 000 000 à l'Allemagne. En face de son adversaire, la France fait figure de pays vieux : sur dix soldats, trois seulement auront entre vingt et trente ans dans l'armée française, sept dans l'armée allemande. Sur le " plan économique et financier ", si le potentiel franco-britannique est de toute évidence supérieur à celui de l'Allemagne, et même à celui de l'Axe si l'Italie se joint à elle, il reste que cet avantage des Alliés n'a pas été utilisé à temps pour gagner la " course aux armements ". Bien qu'elle ait été frappée la première, et le plus gravement, par la crise mondiale, l'économie allemande en 1939 tourne à plein rendement l'indice de la production a grimpé à 128 (100 en 1928) contre 94 en France la production d'acier, qui a stagné dans notre pays, a quadruplé chez l'adversaire les machines-outils françaises ont en moyenne vingt ans d'âge, les allemandes sept. Entre 1933 et 1938, l'Allemagne a consacré d'énormes crédits au réarmement et a pris une large avance dans la mobilisation des ressources et des hommes et, pour commencer, dans la fabrication des armes. Pour ne donner qu'un exemple, l'Allemagne, en 1938, fabriquait 400 avions de guerre par mois, contre 35 à la France : en 1939, 880 contre 220. Si on ajoute que le pouvoir de décision est aussi concentré en Allemagne qu'il est dilué en France que les institutions allemandes sont agencées pour la guerre depuis 1936 qu'une intense propagande et une série ininterrompue de succès ont forgé au peuple allemand une mentalité guerrière, alors que le peuple français, encore marqué par les hécatombes de 1914-1918 continue à aspirer à la paix que, enfin, l'unité de commandement est réalisée dans la Wehrmacht mieux que dans l'armée française, qu'elle n'est qu'esquissée dans la coalition franco-britannique et seulement espérée avec les Belges, alors on peut vraiment se demander si la défaite de l'armée française n'était pas nécessaire, c'est-à-dire ne pouvait pas ne pas devenir une réalité inexorable, avant même que le premier coup de canon fût tiré. Pourtant, le 10 mai 1940, la supériorité allemande ne réside pas dans les effectifs : entre Bâle et la mer du Nord, les deux camps ont concentré chacun environ 2 000 000 d'hommes : si on ajoute aux 96 divisions françaises et aux 10 britanniques les 22 belges et les 8 hollandaises, c'est le camp allié qui possède le plus de soldats. Mais ces chiffres sont trompeurs : la coopération d'armées parlant trois langues n'a pas été préparée une fois les faibles armées hollandaise et belge mises hors de combat, les Français livrés à eux seuls deviendront inférieurs en nombre : et si on peut accorder une technicité plus grande à l'expérience des cadres des troupes française, il reste que l'armée française compte 33 divisions d'active contre 51 dans la Wehrmacht. Contrairement à une opinion fortement ancrée dans l'esprit des combattants, les deux camps engagent à peu près le même nombre de blindés, environ 2 500 chacun, sur le théâtre principal d'opération, et si, de façon générale, les chars allemands sont plus rapides, ils sont aussi plus légers et moins blindés mais ils sont mieux soutenus que leurs adversaires par une artillerie automobile et par les armes antichars et antiaériennes. C'est dans l'armée de l'air que réside la principale supériorité allemande, bien que le temps de la " drôle de guerre " n'ait pas été entièrement perdu par les Alliés et que, depuis janvier 1940, les fabrications franco-anglaises, avec l'appoint des achats effectués aux Etats-Unis, aient dépassé, de façon prometteuse, la production allemande mais la fourniture à l'armée d'appareils en bon état d'utilisation n'a commencé à atteindre son plein rendement que, précisément, en mai 1940. D'autre part, les Anglais n'ont envoyé en France qu'un quart de leurs avions modernes. En définitive, sur le front du Nord-Est, l'infériorité alliée est moins dans la qualité que dans le nombre des avions relativement légère pour les chasseurs (777 contre 1 200) et susceptible d'être corrigée par une intervention massive de la chasse britannique. Elle est catastrophique pour les avions de bombardement les Franco-Anglais n'en alignent que 400 contre plus de 1 600 à leurs ennemis (un contre quatre). Il n'y qu'un théâtre d'opérations sur lequel la supériorité alliée est éclatante, voire écrasante, c'est celui des mers et des océans : les Alliés peuvent aligner 514 unités de combat, les Allemands seulement 104 le programme allemand de construction navale a été stoppé par Hitler, et la flotte sous-marine du Reich ne compte qu'une soixantaine d'unités, alors que son chef estime qu'il lui en faudrait 250 à 300. Cette maîtrise des mers garantit aux Alliés leurs relations avec leurs empires et avec les Etats-Unis : elle leur permettra d'accroître leurs stocks et d'importer armes et machines : elles autorise de grands espoirs pour le succès du blocus de l'Allemagne mais elle ne produira tous ses effets que si le conflit se prolonge. Convaincu que le temps ne travaille pas pour lui, et que, en particulier, il faut battre la France avant que la Grande-Bretagne ait achevé son réarmement, le Führer a adopté la méthode de campagnes courtes et décisives, dont la première a été à peu près parfaitement réussie en Pologne. L'arme du succès, l'expérience polonaise l'a prouvé, c'est le corps blindé, une petite armée qui allie la rapidité à la force, un instrument adéquat pour la percée du dispositif adverse, avec ses centaines de chars qui progressent sous le toit protecteur des avions les chars lourds créent la brèche les chars moyens l'élargissent et l'approfondissent : la brigade de fusiliers, avec son artillerie et sa DCA, liquide les îlots de résistance. En septembre 1939, la Wehrmacht avait pu lancer 5 Panzerdivisionen en Pologne en mais 1940 elle en lancera 10 contre la France, appuyées par 4 divisions motorisées. Deux conceptions de la guerre La stratégie allemande est donc résolument offensive : pour assurer le succès, Hitler et son état-major sont naturellement enclins à imaginer des opérations hardies, voire hasardeuses c'est ainsi que, après avoir pensé à une réédition sans problème du plan Schlieffen de 1914 d'enveloppement des armées alliées par la grande plaine du Nord, le Führer s'est rallié à une proposition audacieuse de Manstein d'une opération de rupture du centre du dispositif adverse à la limite nord de la ligne Maginot, malgré les obstacles majeurs qu'oppose aux blindés le massif ardennais, avec ses forêts, ses rivières profondes et ses routes étroites en lacet. C'est une stratégie défensive que, au contraire, l'état-major français a décidé d'adopter, en parfait accord avec les dirigeants politiques et avec l'allié britannique, en concordance d'ailleurs avec les sentiments profonds de la population. Cette conception n'était certes pas arbitraire, mais le résultat tant d'une analyse réaliste de la situation que de l'application de ce qu'on croyait être les " leçons " de la victoire de 1914-1918. Elle était d'abord la conclusion toute naturelle d'une évaluation exacte des potentiels des deux camps. Il était évident, en effet, que la France et la Grande-Bretagne, avec leurs immenses empires, possédaient des ressources en hommes et en matières premières qui, si elles étaient mises en oeuvre à temps, leur conféreraient une supériorité décisive sur l'Allemagne, dans l'impossibilité où serait celle-ci, progressivement, de s'approvisionner au-dehors en produits alimentaires nécessaires pour nourrir sa population, comme en minerais et en pétrole, réclamés par son industrie de guerre et ses armées motorisées. C'est donc une guerre longue que préparent les Anglo-Français, une guerre d'au moins trois ans dans une première phase ils resteront sur la défensive ils ne passeront graduellement à l'offensive qu'une fois leur supériorité affirmée et le succès probable. Mais cette conception défensive oblige l'état-major français à disperser ses forces sur de grandes distances pour parer partout à une éventuelle attaque. La conviction domine que l'offensive ennemie se produira une fois de plus sur la route traditionnelle des invasions qu'est la plaine du Nord, mais on ne peut pas totalement négliger cependant une attaque à travers la Suisse ni même une tentative de percée à travers la ligne Maginot, malgré l'absolue confiance qu'on lui accorde. C'est pourquoi les armées sur la frontière belge, où le péril est pourtant attendu, si elles comprennent les unités les meilleures et les plus mobiles, ne comptent que 39 divisions, un tiers du total. La nécessité de faire face à toute éventualité explique aussi, du moins en partie, que les blindés et avions français ne soient pas rassemblés en une masse de choc, mais dispensés entre les divers fronts et les diverses armes : sur les 50 bataillons de chars français une vingtaine seulement sont groupés en trois divisions cuirassées, une quatrième étant en formation : et ces divisions cuirassées sont placées en réserve. Cette répartition résulte certes d'un examen exact des choses, mais plus encore de conceptions qui avaient fait leurs preuves en 1914-1918, et dont on pensait qu'il n'y avait pas de raisons pour qu'elles fussent périmées : à savoir que, étant donné la puissance des armes défensives, toute offensive était vouée à l'échec, même si l'effet de surprise lui avait permis de remporter quelques succès initiaux. La guerre d'Espagne avait semblé rajeunir cette conviction : les chars ne seraient vainqueurs que d'une position préalablement désorganisée le rôle principal de l'aviation devait donc être de contrer les bombardiers ennemis et non d'appuyer des opérations offensives c'est pourquoi, logiquement, priorité avait été donnée dans les fabrications aux chasseurs sur les bombardiers quant au rôle des blindés, il consisterait à soutenir l'infanterie, après que l'offensive ennemie eut été stoppée, puis de progresser au rythme lent du fantassin, car l'infanterie demeurait la " reine des batailles ". Les deux camps ont donc fait un pari Hitler a misé sur le mouvement, la hardiesse et la surprise les Franco-anglais sur la prudence, le gain de temps, l'attente. Cette stratégie française est certes commandée par des motivations puissantes, peut-être, même irrésistibles lorsque, constatant les effets néfastes de l'inaction de la " drôle de guerre ", les dirigeants français ont eu des velléités de passer à l'action, ils ont eu du mal à " trouver un front à leur portée " et ils ont dû improviser des opérations périphériques, sur des théâtres lointains, pour une bonne part chimériques, qui, en définitive, s'étaient traduites par l'échec de l'expédition de Norvège. Mais, malgré les apparences, le comportement des Alliés n'allait pas sans risques. Le premier était qu'une stricte défensive laissait entièrement l'initiative à l'adversaire, c'est-à-dire le choix de l'endroit et du moment, avec le bénéfice, peut-être déterminant, de la surprise. D'autre part, un état d'esprit défensif partait de la constatation, donc de l'acceptation, de la supériorité de l'ennemi il pouvait équivaloir à la passivité, voire à son cousin germain, le fatalisme : effectivement, si les chefs militaires français, Gamelin en tête, proclamaient à tout bout de champ que leur but final était de prendre l'offensive, ils n'avaient ébauché aucun plan, envisagé aucun projet pour l'attaque, qui, en principe, devait être, dans une guerre de trois ans, lancée contre l'Allemagne dès la fin de 1941. C'est que leur modèle, la guerre de 1914-1918, ne leur donnait d'exemples que de contre-offensives limitées dans le temps et sur le terrain. Leur grande erreur, en somme, c'est le passéisme, la conviction que les " leçons " de 1914-1918 demeurent valables en 1940 une véritable sclérose intellectuelle en résulte. Ils sous-estiment ainsi les grandes innovations que leur apporte leur époque : la vitesse et le moteur. Ils sont donc incontestablement en retard d'une guerre. HENRI MICHEL Le Monde du 9 mai 1980

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