Hadrien, au dela du roman historique

« sont asservies (…)» [3] Devenu vieux, son pessimisme le conduit à la constatation que l’ordre qu’il a établi est instable, que toutescivilisations sont fragiles : « Si seize ans du règne d'un prince passionnément pacifique aboutissaient à la campagne de Palestine, leschances de paix du monde s'avéraient médiocres dans l'avenir.

» [4] « Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi.

» [5] Au-delà de l'homme officiel et philosophe il faut dépeindre l'Hadrien homme de sentiments, personnage à qui lesconflits intérieurs donnent de l'épaisseur.

C’est ici que se déploie la création romancière de Marguerite Yourcenar. Marguerite Yourcenar refuse l'importance de l'enfance.

Hadrien ne s'intéresse pas à sa naissance à Italica car,pour lui, « le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres» [6] .

Il va naître vraiment, renaître, connaître sa mutation radicale d'un être à un autre en rencontrant Antinoüs. Dans les sources principales sur la vie d’Hadrien, cinq lignes seulement étaient consacrées à Antinoüs, tandis que,dans « Mémoires d'Hadrien »’ , ce n'est pas seulement tout le chapitre « Saeculum aureum » qui lui est consacré : le souvenir de cet amour imprègne tout le livre.

Même quand Antinoüs n'est pas nommé, il est présent. Sur le plan moral, le temps de l'avant-Antinoüs est une préhistoire de la vie spirituelle.

Il est d'abord un militairequi conservera le goût de cette vie, le goût de la simplicité, de l'exercice du corps par la chasse.

Ses amours sontassez grossières : il n'évite pas la bassesse car il se livre à la débauche, aux liaisons adultères.

S'il a desmaîtresses, c'est par curiosité, s'il a une épouse, c'est par conformisme, et il est mal marié à une froide femme. Au cours d’une réunion littéraire il rencontre Antinoüs où ce jeune homme grec est tout de suite apprécié pourson silence, sa soumission.

Plus tard Hadrien constate : « je n’ai été maitre qu’une seule fois, et que d’un seul être » .

Antinoüs est représenté avec une admirable richesse de détails.

Cette figure énigmatique, la fusion latin- grec-oriental, fait revivre la Grèce mythologique : « Le jeune garçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèced'Endymion du plein jour.

» [7] C'est avec Antinoüs seul qu'est passée en Hadrien une vibration amoureuse, qu'il connaît l'enivrement de l'amourqui le fait renaître.

Mais cette passion est condamnée à s'émousser, à connaître « une fin sans gloire» [8] .

Elle s’est vite terminée, il fallait qu'elle se termine vite. La mort se manifeste en diverses manières dans le roman : suicides, maladies, sacrifices rituels, guerres, mais lamort atteint vraiment Hadrien lorsqu’Antinoüs se suicide.

Face à cette mort, il tente de résister comme il peut ;rituels, adoration, élévation d’Antinoüs au rang d’un Dieu.

Ces efforts de prolonger l’existence d’Antinoüs à traversdes rituels montrent qu’Hadrien se heurte douloureusement à la réalité de la mort. Antinoüs aurait pu se tuer parce qu'il s’attristait de vieillir.

Il était á l’âge idéal dans l’amour homosexuel.

PourAntinoüs, avoir « bientôt dix-neuf ans» [9] marque la fin de la période parfaite.

De plus, il est celui qui aime le plus. Hadrien commence á sentir que « le poids de l’amour comme celui d’un bras tendrement posé au travers d’une poitrine, devenait peu á peu lourd á porter .

»[10] , pendant que Antinoüs n'accepte pas la fragilité de la passion. Hadrien admet qu'il avait « besoin de rabrouer cette tendresse ombrageuse qui risquait d'encombrer (sa) vie» [11] , qu'il a été « repris par (sa) rage de ne dépendre exclusivement d'aucun être» . Hadrien lui est inférieur aussi en actes: il se conduit mal, devient odieux, il essaie de le déshonorer en l'obligeant«à subir la présence d'une courtisane» [12] , puis il lui est arrivé de le frapper « mais l’idole souffletée restait l’idole et les sacrifices expiatoires commençaient.» [13] Antinoüs a donc pu vouloir la mort comme une dernière forme de service , se sacrifier pour que sa force et sa jeunesse passent mystérieusement à son maître, comme le faon et l’homme sacrifiés par la foudre, épée divine,prolongeaient la vie d’Hadrien. Cette fin tragique laisse Hadrien effondré.

Le dernier chapitre de Saeculum aureum est aux plusieurs reprisesévoqué le thème de la mort, comme s’il a vraiment « naviguais sur le Styx ». Hadrien évoque la mort de son père, de sa mère, de Trajan, d’Attianus mais il répète quatre fois la phrase Antinoüs était mort dans un seul paragraphe, comme s’il n’y croyait pas.

Mais il a lutté contre la douleur comme contre une gangrène. L’empereur philhellène Hadrien prolonge la culture hellénique en utilisant la mythologie comme un mode d'expression.

Dans ce livre la mythologie tient une place importante Hadrien est un homme libre, il neveut pas choisir un système exclusif d'interprétation du monde. « Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, (…), nous associassent mystérieusement aux songesles plus antiques de l'homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vuerationnelle de la conduite humaine.

» [14]. »