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HEGEL ET LA MORALE ÉPICURIENNE : Leçons sur l'histoire de la philosophie

Publié le 05/07/2011

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Philosophie de l'esprit

La morale d'Epicure est la partie de sa doctrine la plus décriée (par là c'est la plus intéressante). Mais on peut tout aussi bien dire que c'est la meilleure partie. Certes il donne une description de l'âme, de l'esprit, ce qui ne signifie pas grand- chose, car il est trop prisonnier d'une analogie, liée à la métaphysique des atomes. En notre âme la logique est une agrégation de légers atomes, qui ne prennent force que par cette agrégation, leur activité provient de la sensation, c'est-à-dire d'une « sympathie « mutuelle, c'est-à-dire par l'ensemble issu du flux atomique allant de l'extérieur jusqu'au dedans. C'est là une représentation pauvre et triviale qui ne saurait nous arrêter. Le but de la philosophie pratique d'Epicure vise la singularité de la conscience de soi, tout comme les stoïciens. Et le but de sa morale est aussi le même, l'impassibilité de l'esprit, plus exactement une jouissance, pure et sans mélange, de soi-même. Si nous considérons le principe abstrait de la morale épicurienne, le jugement ne pourra être que fort défavorable. En effet, si la sensation, le sentiment de l'agréable et du désagréable, doit être le critère du juste, du bon et du vrai, de ce qui doit faire le but d'une vie humaine, alors la morale est en vérité supprimée, ou encore le principe moral est en fait immoral. Nous pensons que l'arbitraire dans l'action ouvre la porte au « n'importe quoi «. Maintenant, dire que la sensation est le fondement de l'action (« Parce que je trouve en moi l'impulsion, alors cela me convient «), c'est bien l'épicurisme. Chacun ressent différemment ; le même individu ressentira différemment selon les moments. C'est pourquoi chez Epicure aussi l'action est laissée à l'initiative de chaque subjectivité. Seulement, remarquons un point essentiel : lorsque Epicure fait du plaisir le but, cela ne vaut que s'il est le résultat même de la philosophie. Lorsqu'un individu n'est qu'un être sans raison ni ligne de conduite, plongé sans intelligence dans les plaisirs et menant une vie de libertinage, on ne peut pas du tout le tenir pour épicurien, et on ne peut imaginer qu'Epicure voit en un tel être la réalisation du but de la vie. On a remarqué plus haut que d'un côté la sensation est principe, mais aussi qu'on doit y lier essentiellement le logos, la raison, l'entendement, la pensée — toutes expressions qui toutefois n'ont pas ici à être distinguées. Il se trouve que chez Epicure, lorsqu'on a posé le plaisir comme critère du bien, on exige pour la pensée une circonspection (une conscience très développée) qui prend en compte le plaisir, voyant s'il ne va pas de pair avec un déplaisir qui le surpasse, et à partir de là il faut porter un jugement. Avec le logos, la circonspection, la délibération raisonnée, le calcul des effets du plaisir, la réflexion entre en jeu, montrant que si quelque chose est assurément agréable dans l'immédiat, les suites peuvent bien être funestes. Cette réflexion implique donc déjà qu'il faut parfois renoncer au plaisir. Le plaisir particulier doit être considéré en regard de la totalité : « la sagesse est le plus grand des biens «, cela ne se réalise que par la philosophie. La sagesse justement n'est point immédiate mais en rapport avec la totalité. « Si l'on n'est pas sensé, vertueux et juste, on ne peut vivre heureux. « D'un autre côté, en faisant du plaisir un principe, les épicuriens ont fait du bonheur, de la félicité de l'esprit, un principe, si bien qu'il faut chercher le bonheur de manière à ce qu'il soit libre et indépendant des circonstances externes et des circonstances de la sensation. Et ainsi ils poursuivent la même fin que les stoïciens. Pour le sage Epicure a donné comme but l'ataraxie : une paix de l'esprit et une égalité à soi-même exempte de crainte et de désir. Epicure exige en vue de cela (pour se défaire des superstitions), en particulier la connaissance de la nature, libérée de toutes les pensées opinantes qui par excellence causent l'inquiétude humaine : pensées sur les dieux, sur leurs châtiments, spécialement la mort, qui n'est pas un mal puisqu'elle n'est qu'une simple privation et non quelque chose de positif. Libéré de cette crainte et de ces imaginations des hommes, lesquels placent toujours leur être dans quelque chose de précis, le sage ne recherche plus que le plaisir, comme un universel, seul élément positif. Ici le particulier et l'universel se rejoignent, ou encore le particulier se hisse jusqu'à l'universel et ne se considère qu'au regard du tout. Ce qui se passe, c'est donc qu'Epicure en faisant matériellement (c'est-à-dire suivant le contenu) du plaisir un principe, et en exigeant par ailleurs l'universalité de la pensée, accorde sa philosophie avec celle des stoïciens. Le sage épicurien doit se décrire avec les mêmes déterminations (qui sont négatives) que le stoïcien. Si l'on considère abstraitement le principe, il y a d'un côté l'universel, la pensée, de l'autre le particulier, la sensation, et ces deux principes s'opposent purement et simplement. Mais la sensation ne fait pas tout le principe des épicuriens, elle ne s'acquiert que par la raison, le bonheur ne peut s'obtenir qu'ainsi, et donc les deux principes ont le même but. Diogène Laërce (X § 135) déclare de ce point de vue : « Il faut préférer être malheureux avec la raison à être heureux sans elle. « « Car il est mieux que dans les actions ce qui fut justement jugé ne soit pas réalisé par la chance. « Il est mieux d'avoir bien délibéré dans nos actions que d'être favorisé par la chance. Le bon jugement doit avoir notre préférence. « Aie ceci présent à ta réflexion, nuit et jour : suivre la raison, juger bien. Ne te laisse jamais déporter du calme de l'âme, de la sorte tu vivras tel un dieu parmi les hommes. Car il n'a rien de commun avec les vivants mortels, l'homme qui vit parmi les biens incorruptibles (immortels). « Sénèque est connu comme stoïcien, au sens strict et étroit du terme. Il parle d'Epicure. On a chez Sénèque un témoignage sans parti pris sur la vie d'Epicure. Dans son écrit De la vie bienheureuse (c. XIII), il déclare : « Au demeurant, mon jugement c'est que les préceptes moraux d'Epicure sont le fait d'un homme saint et juste et, à le considérer exactement, austère. Car son plaisir revient à quelque chose de restreint et d'indigent. La loi que nous prescrivons pour la vertu, il la prescrit pour le plaisir. Il veut que ce dernier soit soumis à la nature. Or la nature se satisfait d'une opulence des plus réduites. « La vie stoïcienne diffère peu de celle des épicuriens, lorsqu'ils suivent l'injonction d'Epicure. « Quand un être paresseux, viveur et débauché parle de bonheur et dénomme cela épicurisme, il ne fait que mettre un bon auteur au service d'une mauvaise conduite, ce n'est pas le plaisir d'Epicure qu'il poursuit mais celui qu'il invente lui-même. « « De tels individus ne cherchent qu'à voiler leur mécréance sous le manteau de la philosophie, car le plaisir épicurien est mesuré et sévère. « Ce nom même (car beaucoup s'adonnent au mal sous son couvert) est celui par quoi on désigne une conduite mauvaise : « Ils ne cherchent qu'un prétexte, une formule, un titre à leurs débordements «, en appelant leur vie « philosophie épicurienne «. En effet, si l'on fait du plaisir un principe, il faut du même coup ordonner qu'il se place sous la surveillance de la raison et de la circonspection et il doit y avoir un juste calcul du bon lieu du plaisir, quand par exemple un plaisir est lié au danger, à la peur, à l'angoisse et autres déplaisirs. De la sorte, ce qui permet un plaisir pur et sans mélange se réduit à fort peu de chose. Garder la tranquillité de l'âme en elle-même, voilà le principe d'Epicure ; et précisément cela implique de renoncer à ce qui domine les hommes, et où ils trouvent leur plaisir. Il faut vivre libre, aisé et tranquille, sans trouble ni désir.

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