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Un humanitaire apolitique?

Publié le 07/04/2011

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Fiche de lecture : un humanitaire « apolitique » ?

 

Johanna Siméant est une politiste française née en 1969 à Nancy. Elle est diplômée de l’IEP d’Aix-en-Provence (1990), docteure en science politique de l'IEP de Paris (1995) et agrégée de science politique (1997).

 

Ses principaux thèmes de recherche portent sur les mobilisations, l’engagement, l’action humanitaire et l’internationalisation du militantisme, notamment dans le cadre d'un financement de l’Agence nationale de la recherche consacré aux extraversions militantes en Afrique.

 

 

Introduction.

 

Dans les années 1990, dans la science politique s’est propagé le mythe de la crise de la représentativité : les citoyens ne se reconnaitraient plus dans les canaux de représentation traditionnels de la politique. Il y aurait une nécessité d’inventer de nouveaux modes de représentation et de participation qui permettraient à la société civile de s’exprimer directement. Ces nouveaux modes d’expression de la société civile passeraient par des activités associatives apolitiques puisque placées du côté de l’humanité, refusant ainsi tout clivage partisan.

 

Les sciences sociales se sont fortement intéressées au phénomène associatif qui s’est développé au cours des deux dernières décennies : il marquerait un « nouvel âge de la participation ». Ces travaux montrent une nouvelle forme d’engagement, un « engagement distancié » de la politique. Mais, la valorisation par les sciences sociales de ce nouvel engagement associatif, opposé à la politique professionnelle et au militantisme en crises ne rend pas compte de la réalité : l’idée que le déclin de la politique traditionnelle soit directement liée à l’essor du militantisme ne résiste pas à une analyse empirique. A force de distinguer de manière trop radicale les activités associatives et les activités politiques traditionnelles, les analyses ne rendent pas compte de toute la complexité du problème : si objectivement il y a des distinctions entre les associations  et les partis politiques, la frontière est sans doute plus poreuse qu’on ne le croit. Des pratiques parfois similaires peuvent en effet rapprocher ces deux types d’engagement.

 

Il existe bien un lien entre la participation associative et la participation politique mais, il faut nuancer ce lien : l’engagement associatif n’implique pas mécaniquement une participation politique. Le problème de telles analyses, c’est leur caractère général et imprécis. Il est nécessaire de spécifier l’activité de l’association à laquelle on s’intéresse. Il faut cibler un type d’association spécifique afin de mettre en évidence les logiques qui s’y déploient : comprendre quelles sont les motivations des participants et étudier la manière dont ils envisagent leur activité. Johanna Siméant choisit ici de s’intéresser aux associations humanitaires car, selon elle, ce secteur associatif contient cette « valorisation sociale » attachée à un discours centré sur le rejet du politique. L’humanitaire est le secteur associatif qui s’est le plus développé et s’est affiché comme une tentative de dépassement du militantisme politique et des idéologies pour prendre le parti de l’humanité.

 

L’auteure souhaite donc savoir si les individus qui s’engagent dans des causes humanitaires sont réellement des citoyens qui souhaiteraient échapper à la politique ou qui n’y prêteraient pas attention. La thèse défendue c’est que peu importe la forme et les étiquettes que l’on donne à une activité associative, celle-ci sera toujours politiquement orientée : il s’agit d’identifier l’ampleur de cette politisation. La démonstration se divise en deux parties : savoir d’où naît le besoin de participations aux associations humanitaires des individus et quel est son lien avec le politique puis,

 

 

Penser le rapport au politique comme le résultat d’un processus continu et élargi.

 

Contrairement à ce que les membres des associations humanitaires nous laissent croire, il y a une certaine proximité entre ces associations et la politique traditionnelle. L’engagement dans l’humanitaire est le produit de goûts et d’attentes spécifiques mais qui peut s’accompagner d’une politisation : il faut comprendre ce qui produit les goûts, les entretient et les transforme.

 

 

Un rapport déconflictualisé et euphémisé au politique.

 

La première constatation c’est que les jeunes humanitaires ont une socialisation primaire semblable aux jeunes militants des organisations politiques. Ainsi, les entretiens avec ces jeunes mettent en évidence de nombreuses références au militantisme, entendu dans une dimension locale, perçu comme « dépolitisé »  car c’est une forme extrêmement concrète de la politique. Il y a un refus du politique au sens d’idéologies partisane alors que les engagements locaux sont valorisés. Mais, l’apolitisme de l’engagement politique local cache mal l’appartenance à des valeurs conservatrices et catholiques.

 

La compétence politique des humanitaires est donc la même que tout citoyen : ce n’est pas sur le plan de la connaissance ou le manque d’intérêt que s’explique l’engagement dans l’humanitaire. Tout se joue au niveau du jugement : le caractère apolitique de l’activité la rend valorisante et renforce son prestige social. De même, alors que la politique traditionnelle semble incapable de transformer les promesses en réalité, l’engagement associatif se caractérise par une transformation concrète du réel.

 

 

Une pratique humanitaire qui transforme le rapport au politique.

 

La pratique humanitaire transforme la perception et l’appréhension des enjeux politiques des acteurs.

 

L’expérience du Biafra en 1968 et l’émergence de Médecins sans frontières aurait amené à une redéfinition identitaire chez ses membres qui aurait introduit un tout nouveau rapport vis-à-vis de la politique. Les membres de MSF doivent faire face à l’indifférence de la classe politique : ils inventent une forme d’intervention politique directe et efficace.

L’action humanitaire valorise des compétences politiques traditionnelles ce qui fait que celle-ci véhicule une socialisation politique.  

 

La politisation de l’action humanitaire dépend avant tout de la place des individus dans l’organisation. En effet, l’individu engagé sur le terrain aura tendance à opposer son action directe à l’impuissance de la politique traditionnelle tandis qu’une personne en haut de la hiérarchie aura tendance à agir comme un politique.

 

Il y a donc un rapport des militants humanitaires avec le politique.

 

 

Frontières, démarcations, investissements différenciés.

 

Il existe un rapport complexe des humanitaires vis-à-vis du politique : un rapport à la fois de distance et de méfiance exprimées verbalement mais aussi de proximité. Mais dans les faits, l’humanitaire renvoie aux formes classiques de l’idéologie.

 

 

Contraintes de démarcation.

 

Les humanitaires se doivent de « produire des signes publics de distanciation à l’égard de la politique » et des hommes politiques. Cette démarcation est la raison du large succès des causes humanitaires au sein du public : elles sont moins clivantes puisqu’elles prennent le parti de l’humanité.

 

Ce refus du clivage n’est pas la conséquence d’une incapacité à percevoir les enjeux politiques mais répond à une stratégie précise : cela s’explique par des nécessités pratiques puisque seuls des causes universalistes et peu politisées toucheront un large public permettant à l’association de récolter une quantité importante de fonds.

 

Il faut aussi prendre en compte le terrain d’intervention des ONG : la neutralité politique leur permet de faciliter leur sécurité dans les zones de conflits et dans les pays peu démocratiques.

 

La neutralité politique est également nécessaire pour assurer la cohésion de groupes constitués par des individus venant d’horizons politiques très différents.

 

Cet effort de distanciation est ce qui peut démontrer l’existence d’un « champ humanitaire ».

 

 

Négocier une identité politique et professionnelle.

 

Contrairement aux formes les plus traditionnelles de l’engagement politique, l’activité humanitaire donne aux militants une plus grande emprise sur la définition de leur identité sociale et professionnelle. Afin de comprendre toutes les formes du politique, il faut le replacer dans toutes les dimensions de l’identité. C’est l’identité aussi bien sociale que professionnelle des individus qui va produire ou révéler des « dispositions » à s’investir en politique.

 

Ainsi, on peut opposer les « pères fondateurs » qui, déçus par la politique traditionnelle se sont dirigés vers de nouvelles formes d’engagement politique  (la socialisation politique a eu lieu en amont), et les jeunes humanitaires qui, sont très peu politisés et connaissent leur première socialisation politique à travers l’humanitaire à mesure qu’ils vont se professionnaliser et faire de l’humanitaire leur métier (socialisation politique en aval).

 

Le mouvement de Médecins Sans Frontières dans les années 1960 montre bien que l’entrée en humanitaire n’est pas la conséquence directe d’une désaffection vis-à-vis de la politique. La grande figure du militantisme humanitaire, Bernard Kouchner, le prouve bien : alors qu’il s’engage dans l’humanitaire, il est encore politiquement actif en mai 1968 notamment.

 

L’humanitarisme a également servi aux individus pour effectuer une reconversion identitaire aussi bien sociale que professionnelle. Pour les médecins, l’humanitaire a permis de trouver des investissements plus gratifiants dans le cadre d’une « aristocratie du risque ».

 

Il y a dans l’investissement dans les sphères de l’humanitaire moins un refus de la politique qu’à une volonté d’échapper au gauchisme et à la politique conventionnelle.

 

 

Conclusion.

 

Finalement, quel est le lien réel entre les associations humanitaires et la politique ? Doit-on parler d’apolitisme ? De distanciation vis-à-vis de la politique ? Nouvelle forme de participation politique ?

 

Ce texte a montré que les humanitaires ne s’inscrivent pas dans un rejet complet de la politique : s’ils donnent l’image d’un rejet de la politique, les processus socialisateurs et les pratiques utilisées les rapprochent de la politique traditionnelle. Il y aurait deux profils de militants qui coexisteraient au sein des associations humanitaires : les « militants humanitaires » qui se politiseront au contact des associations humanitaires et les « militants dans l’humanitaire » qui, s’engagent dans le militantisme humanitaire après avoir connu des formes de participation politique traditionnelles. Il semblerait donc que la pratique humanitaire aboutirait nécessairement à la politisation des individus qui, à l’origine, étaient indifférentes au politique. Il faut donc ne pas se fier à l’image que produisent les humanitaires d’un caractère apolitique de leur activité pour comprendre les processus politiques invisibles qui traversent l’engagement associatif.

 

Il faut dépasser l’idée d’une socialisation politique qui se limiterait aux formes les plus traditionnelles comme les partis ou les syndicats. Il est nécessaire de penser l’engagement politique d’une manière plus large, dans le cadre de la réalisation de soi, à travers la production d’une offre d’engagement humanitaire et la transformation des formes de l’engagement. L’engagement humanitaire semble fournir plus de satisfactions que ne peut en fournir la politique traditionnelle : il permet d’avoir un plus grand contrôle de son identité sociale et professionnelle. De même, il y a une positivité dans l’engagement humanitaire puisque l’activité des militants est un engagement concret sur des causes ciblées contrairement à la politique, qui par sa généralité et sa volonté de redéfinir la société ne peut que décevoir.

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