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Jean Dutourd, L'École des Jocrisses

Publié le 26/04/2011

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Vous ferez de ce texte soit une analyse, soit un résumé en précisant en tête de votre copie la nature de votre choix. Le résumé doit suivre l'ordre du texte tandis que l'analyse en dégage les idées dominantes, sans s'astreindre à en suivre l'ordre. Vous choisirez ensuite dans le texte une question qui vous intéresse et qui offre une réelle consistance. Vous l'exposerez et vous vous efforcerez d'y répondre par une argumentation ordonnée menant à une conclusion. Henri de Régnier, le jour où il inventa sa célèbre formule : « Vivre avilit «, eut un trait de génie dans le genre bête : il fournit à une infinité de médiocres une maxime qui donnait à leur médiocrité un air romantique et fatal. Nul agent de change, nul avocat marron, nul gérant d'immeubles, nul fabricant de conserves, après cela, qui ne se prît pour un ange déchu. J'avais seize ou dix-sept ans — en tout cas, j'étais fort jeune la première fois que j'entendis quelqu'un prononcer mélancoliquement : « Vivre avilit. « J'avais si peu le culte de la jeunesse et si fort la foi dans mon avenir que cela me fit éclater de rire. Je n'en revenais pas qu'un homme dans son bon sens pût énoncer une ânerie pareille. Qui s'avilit en avançant en âge? me demandais-je in petto. Les lâches, les cupides, ceux qui s'accommodent des injustices du monde et en deviennent les complices, les gens sans caractère et sans âme. Ceux-là ne m'intéressent pas et je suppose que, quand ils avaient vingt ans, si l'on y avait regardé d'un peu près, on aurait trouvé en eux tous les germes de leur avilissement ultérieur. Vivre n'a pas avili Rembrandt ni Beethoven, vivre n'a pas avili saint Louis, ni Richelieu, ni Goethe, ni Chateaubriand, ni Hugo, ni Jaurès, ni le chevalier d'Assas, ni Verdi composant Falstaff à quatre-vingt-cinq ans, ni le vieux Vauban qui osait prendre le parti des malheureux contre le vieux Louis XIV Louis XIV lui-même, vivre ne l'a pas avili qui, à soixante-dix ans, eut l'énergie suffisante pour sauver son royaume qui s'en allait par tous les bouts. « Qu'est-ce que cette conception de la vie, pensais-je encore, d'après laquelle on ne dispose que de quelques années de jeunesse pour parvenir à la plus haute qualité d'âme, et encore sans même le savoir? A vingt-cinq ans, tout est-il fini, la grâce est-elle perdue? On était un archange; d'une seconde à l'autre, on devient un veau. « Cela ne faisait pas du tout mon affaire, car je ne me sentais point archange le moins du monde; et je comptais bien que vers la trentaine j'aurais enfin la force, la netteté d'esprit, la volonté et le métier — surtout le métier — nécessaires pour faire mon œuvre. Bref, je voulais un avenir. Cela m'intéressait plus que mon présent.

J'étais tout aussi exaspéré par les jeunes qui tiraient fierté de leur jeunesse que par les vieux qui les admiraient (il en existait déjà de ces vieux nigauds, il en a toujours existé). Être fier d'être jeune, en voilà une sottise! C'était aussi ridicule que d'être fier d'avoir la peau blanche. Je ne parvenais pas à trouver la moindre justification à ce racisme éphémère. Quoique j'eusse dans le cœur une forte dose de révolte à l'égard des adultes, et le désir de prendre sur eux diverses revanches, il m'était impossible de me considérer comme étant d'une essence différente. Comme n'importe qui, j'avais l'ambition de conquérir le monde, mais je voulais le conquérir avec méthode, à fond, durablement. Non pas jouer avec lui pendant les quelques années où j'aurais la peau fraîche. Ceci encore me rendait suspect l'état de jeunesse : c'est que je sentais bien que rien, alors, pour moi et mes camarades, ne tirait à conséquence. Nous n'étions pas encore dans le sérieux de la vie, où les paroles qu'on dit, les actes qu'on entreprend, les intrigues qu'on noue, vous engagent, dessinent irrémédiablement votre figure, influent en bien ou en mal sur votre existence. Tout pouvait, à tout instant, être gommé. J'avais dit une bêtise, j'avais fait une gaffe? Aucune importance! N'étant rien dans la société, celle-ci était sans prise sur moi. Je ne risquais jamais la sanction majeure, qui est de perdre mon gagne-pain, puisque je ne gagnais pas mon pain. Jean Dutourd, L'École des Jocrisses (1970).

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