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Jean-Paul ARON, Le Monde d'aujourd'hui

Publié le 21/06/2012

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Temps libre, temps mou

 

Enjeu, longuement pathétique de la lutte des classes, les vacances - inscrites en 1936, par le Front populaire, dans le droit social, - sont devenues, au grand ton de l'économie de croissance, une cible privilégiée des désirs communs et un test de leur impatience. A 50 % des Français, à peine, elles furent dévolues l'an dernier. Mais il en est de l'autre moitié comme des affamés du dix-neuvième siècle, hantés par les ripailles d'une minorité de nantis. Le grand exode d'été et, à moindre degré, celui vers les champs de ski, enflamment l'imaginaire collectif au point que, pour un peu plus de vingt-cinq millions d'élus, ce poste de dépense côtoie de près celui, traditionnellement prioritaire, des nourritures. Et ce n'est pas seulement en vue des congés solennels que cette disposition des budgets familiaux s'aménage. Tout y conspire : les « ponts « de plus en plus fréquents jetés par les pouvoirs entre les jours ouvrables à la faveur des fêtes carillonnées ; le vendredi soir le dépeuplement des villes, leurs habitants poursuivant, au prix d'indicibles tensions, les béatitudes chimériques d'un week-end hypothéqué par les embouteillages du retour.

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« RÉSUMÉ QUESTIONS DE VOCABULAIRE.

DISCUSSION.

Liberté sans aventure.

Primitivement, au dix-neuvième siècle, les vacances en produisent l'illusion.

Recherche de l'inconnu dans les lieux et dans les usages.

L'hôtel ou la maison de villégiature assortissant le risque à la sécurité.

Dans les espaces ratifiés 2 par un consensus una­ nime, des comportements inusités jouant la comédie de l'innovation.

De l'hallucinante frénésie des départs résulte une monotonie pitoya­ ble.

Les vacances s'effectuent à un rythme obsessionnel qui les fige à l'unisson des besognes vulgaires.

On change de décor, pas d'existence.

Passant d'un genre d'occupation à un autre, de l'usine ou du bureau aux jeux de plage ou aux sports d'hiver, on demeure tributaire d'une organisation rigoureuse.

Les agences, dont on connaît l'essor depuis la création en 1950 du Club Méditerranée, n'ont pas seulement aliéné le voyage en objet mercantile, elles l'ont, en cadence de notre frénésie d'assistance, inscrit dans un réseau d'assurances hypersophistiqué.

Pas d'imprévu, pas de hasard.

Une sociabilité dirigée dont les touristes, toutes classes réunies, se délectent, des itinéraires minutieux, des explo­ rations codifiées, le maternage permanent des voyageurs, la prise en charge de tous leurs besoins éteignant jusque dans les pérégrinations les plus insolites le plus petit halo d'incertitude.

Les glaciers, les volcans, les mers tropicales, les oliviers de Delphes, les trésors des Mogols de l'Inde, les temples de Java, les canaux de Venise ou de Bangkok, les buildings de Manhattan ou de Dallas, com­ pris pêle-mêle dans cette programmation tentaculaire, y sont dépossé­ dés de leurs caractères spécifiques, projetés dans un tourbillon d'ima­ ges, dépouillés de leurs contenus à mesure que ces images se multiplient dans le vertige des déplacements.

Cependant, il n'est pas indispensa­ ble d'aller si loin, de se faire photographier à dos de chameau devant le Sphinx de Gizeh ; nos paysages, nos villes, nos terroirs, sont soumis à la même expropriation, déboussolés, interchangeables.

Le clou de cette plongée dans le vide, c'est le corps, autour et à la gloire duquel s'exalte depuis trente ans le fantasme des vacances :corps bronzé, musclé, délivré de ses entraves, corps triomphant, corps d'amour.

Non pas qu'il attende des mois de juillet et d'août, voire d'une quinzaine d'hiver, les moyens de faire valoir ses prétentions et ses grâ­ ces.

Toute l'année, il est en quête de performances, le soleil, la neige, la nudité, l'eau, le vent lui fournissant des occasions sporadiques 3 de dépassement.

Mais corps anesthésié malgré l'apparence, pasteurisé, régi par les instances diététiques, médicales, hygiéniques, esthétiques, tan­ tôt normalisatrices, tantôt répressives, de la civilisation improprement dénommée de jouissance.

Corps voué à cultiver sa forme en évitant les excès, à « s'éclater » par des efforts douloureux, à contrôler ses appétits, à veiller scrupuleusement sur sa taille et ses rations de gluci­ des et de lipides, corps promis aux exploits à raison d'une éthique qui ne relève pas du plaisir mais de l'ascèse.

27. »

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