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Le jeune Sainte-Beuve à l' Académicien Auger

Publié le 12/02/2012

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beuve

Paris, le 25 avril 1824.

Monsieur,

Longtemps j'ai cru l'Académie française le temple de la Sagesse et de la Sérénité. En ma candeur naïve, je m'imaginais nos « Immortels « jouissant déjà sous la Coupole de cette olympienne impassibilité, si séante aux dieux et aux demi-dieux. Vous m'avez ravi cette illusion, et vous m'en voyez au désespoir. De quoi vivrons-nous donc désormais, nous, les Jeunes, si nos aînés nous ôtent de la bouche ce pain de nos vingt ans; si nous ne pouvons plus, en toute sincérité, redire le vers d'André Chénier: 

L'Illusion féconde habite dans mon sein ?

beuve

« a l'Arsenal, l'un des Mitres que l'auteur du Genie du Christianisme a bap- tise l'enfant sublime ) - la sublimite n'est pas l'apanage exclusif du bonhomme Corneille! -- etablissait, de facon piquante et juste, le bilan de la periode post-racinienne dans ce vers truculent Sur le Racine mort le Campistron pullule. Et qu'a donc produit, depuis Campistron, votre pseudo neo-classicisme? Des imitations d'imitations.

Qu'a-t-il porte sur la scene? Rien de neuf, rien de vivant.

Car enfin, vous ne pretendez pas faire passer pour des chefs -d'oeuvre la e Marie Stuart ) de M.

Lebrun, ou ales Templiers ) de M.

Raynouard! Le choix des sujets revele, je vous l'accorde, les timides efforts tentes pour s'affranchir du joug antique; c'est, malheureusement, a peu pros tout.

Vos amis continuent a se soumettre a la loi sacro-sainte des unites de temps et de lieu, comme si Manzoni ne l'avait pas discreditee pour les siecles, comme si Schiller n'avait pas ecrit, it y a vingt ans, son drame incomparable : a Guillaume Tell ) ! Je mets toutefois a part M.

Casimir Delavigne, encore qu'il ne soit ni chair ni poisson et qu'il cherche a concilier deux tendances ennemies, incompatibles : la liberte et l'esclavage.

Ses a Vepres Siciliennes » sont, dans ce genre hybride, ce que l'on pouvait en esperer de moins mal; mais faites credit de quelques annees a la generation montante, et ses ceuvres auront rejete dans I'ombre, pour toujours, toutes ces tragedies plus ou moins deguisees, auxquelles les auteurs trop prudents accrochent encore l'etiquette classique. En face d'eux, nous nous dressons hardiment, quitte a passer pour des iconoclastes.

Nous clamons notre nouveau Credo a tous les hommes de bonne volonte.

Lasses de vos recits a la Theramene, ou l'action - dont la place est sur la scene - nous est contee par un vague temoin; satures de vos confidents et de vos suivantes, nous voulons des heros qui se suffisent a eux-memes.

Assez de monologues, de plaidoyers et de tirades; foin des conversations sous un lustre! Nous voulons desormais la representation integrale de la vie, avec son cadre reel, avec ses larmes et ses rires; nous voulons voir l'Ame a nu, avec ses beautes et ses hideurs. N'avez-vous done pas lu Shakespeare dans la fidele traduction dont nous dota naguere M.

Guizot? En Otes-vous reste A Voltaire et A Duels? N'avez- vous pas assiste A ces representations donnees recemment par une troupe anglaise, et qui attirerent tout ce qui compte A Paris? Les drames de ce geant de la scene ne vous ont-ils pas ouvert les yeux? Liberes du carcan des unites, pleins de fougue, d'imprevu, de contrastes, de verite profonde, ils sont la nature meme, vue par le genie, cette nature dont nous ne sau- rions plus nous passer, et que .vos amis ont rapetissee, torturee, mutilee a plaisir. Quittant le theatre, oseriez-vous, pour votre defense, comparer les oeuvres purement poetiques des deux ecoles? Je vous demande derechef « Qu'avez- vous produit, Messieurs les Classiques, depuis un quart de siecle? » Je vois avec indignation les vers platres de l'abbe Delille, votre Virgile, en- vahir les anthologies de nos collegiens.

Les molles elegies de feu M.

Parny passent encore chez vous pour le modele du genre, comme si M.

de La- martine n'avait pas ecrit Isolement ), let Lac ) et« Automne ). M.

Beranger est votre grand homme et ses chansons, deices de la bour- geoisie voltairienne, suffisent A donner la mesure de votre gout.

Ne sont- elles pas precisement le contraire de la poesie?... La nitre se recommande d'un autre patronage.

L'auteur des t Medita- à l'Arsenal, l'un des nôtres que l'auteur du Génie du Christianisme a bap­ tisé «l'enfant sublime:.· - la sublimité n'est pas l'apanage exclusif du bonhomme Corneille! -établissait, de façon· piquante et juste, le bilan de la période post-racinienne dans ce vers trdculent : SÙr le Racin-e mort le Campistron pullule.

Et qu'a donc produit, depuis Campistron, votre pseudo néo-classicisme? Des imitations d'imitations.

Qu'a-t-il porté sur la scène? Rien de neuf, rien de vivant.

Car enfin, vous ne prétendez pas faire passer pour des chefs-d'œuvre la «Marie Stuart :.

de M.

Lebrun, ou «les Templiers :.

de M.

Raynouard 1 Le choix des sujets révèle, je vous l'accorde, .les timides · efforts tentés pour s'affranchir du joug antique; c'est, malheureusement, à peu près tout.

Vos a~is continuent à se soumettre à la loi sacro-sainte des unités de temps et de lieu, comme si Manzoni ne l'avait pas discréditée pour les siècles, comme si Schiller n'avait pas écrit, il y a vingt ans, son drame incomparable : « Guillaume Tell :.

1 Je mets toutefois .à part M.

Casimir Delavigne, encore qu'il ne soit ni chair ni poisson et qu'il cherche.

à concilier deux tendances ennemies, incompatibles : la liberté et l'esclavage.

Ses «Vêpres Siciliennes» sont, dans ce genre hybride, ce que l'on pouvait en espérer de moins mal; mais faites crédit de quelques années à la génération montante, et ses œuvres auront rejeté dans l'ombre, pour toujours, toutes ces tragédies plus ou moins déguisées, auxquelles les auteurs trop prudents accrochent encore l'étiquette classique.

En· face d'eux, nous nous dressons hardiment, quitte à passer pour des iconoclastes.

Nous clamons notre nouveau Credo à tous les hommes de bonne volonté.

Lassés de vos récits à la Théramène, où l'action - dont la place est sur la scène- nous est contée par un vague témoin; saturés de.

vos confidents et de vos suivantes, nous voulons des héros qui se suffisent à eux-mêmes.

Assez de monologues, de plaidoyers et de tirades; foin des conversations sous un lustre! Nous voulons désormais la représentation intégrale de la vie, avec son cadre réel, avec ses larmes et ses rirès; nous· voulons voir l'âme à nu, avec ses beautés et ses hideurs.

N'avez-vous doue pas lu Shakespeare dans .la fidèle traduction dont nous dota naguère M; Guizot? En êtes-vous resté à Voltaire ét a Ducis? N'avez.

·vous pas assisté à ces représentations données récemment par.

une troupe anglaise, et qui attirèrent tout ce qui compte à Paris? Les drames de ce géant de la scène ne vous ont-ils pas ouvert les yeux? Libérés du carcan des unités, pleins de fougue, d'imprévu, de contrastes, de vérité profonde, ils so~t la nature même, vue par le génie, cette nature dont nous ne sau· rions plus nous passer, et que .vos amis ont rapetissée, torturée, mutiléë à plaisir.

· Quittant le théâtre, oseriez-vous, pour votre défense, comparer les œuvres " purement poétiques des deux écoles? Je vous demande derechef: «Qu'avez­ vous produit, Messiéurs les Classiques, depuis un quart de siècle? » Je vois avec indignation les vers plâtrés de l'abbé Delille, votre Virgile, en­ vahir les anthologies de nos collégiens.

Les molles élégies de feu M.

Paroy passent encore chez vous pour le modèle du genre, comme si M.

de La· martine n'avait pas écrit l' «Isolement:., le «Lac» et l' «Automne:.~ M.

Béranger est votre grand homme et ses chansons, délices de la bour­ geoisie voltairienne, suffisent à donner la mesure de votre goftt.

Ne sont~ elles pas précisément le contraire de la poésie? ...

La nôtre se recommande d'un autre patronage.

L'auteur des· « Médita- i ·..;.

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