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Julien Gracq, Les eaux étroites.

Publié le 03/10/2010

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gracq

Né en 1909 à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire) Julien Gracq évoque dans Les eaux étroites, oeuvre écrite en 1977, des souvenirs d'enfance liés à des promenades en barque sur l'Eyre. Le vallon dormant de l'Eyre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclôt dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié, plus secrètement, plus somptueusement coloré que les autres, une réserve fermée qui reste liée de naissance aux seules idées de promenade, de loisir et de fête agreste. Ce qui constituait d'abord pour moi, il me semble, sa singularité, c'était que l'Eyre, comme certains fleuves fabuleux de l'ancienne Afrique, n'avait ni source ni embouchure qu'on pût visiter. Du côté de la Loire, un barrage noyé, fait de moellons bruts culbutés en vrac, et qu'on pouvait traverser à sec en été vers l'île aux Bergères, empêche de remonter la rivière à partir du fleuve ; un fouillis de frênes, de peupliers et de saules cernait le lacis des bras au-delà du barrage, et décourageait l'exploration vers l'aval. Vers l'amont, à cinq ou six kilomètres, un barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus avant. Aller sur l'Eyre se trouvait ainsi lié à un cérémonial assez exigeant qu'il convenait de prévoir un jour ou deux à l'avance : le temps d'alerter dans un café du Marillais la tenancière et de retenir l'unique bachot centenaire — bancal, délabré, vermoulu, cloqué de goudron, et parfois dépourvu de gouvernail — qu'elle gardait cadenassé près du barrage et prêtait aux consommateurs de son établissement ; en guise de tolets i, la tige des avirons dépareillés coulissait dans un noeud d'osier. La brûlure piquante et assoiffante de la limonade tiède reste par là inséparable dans mon souvenir des préparatifs de l'appareillage : je la retrouve intacte sur ma langue quand je relis le récit du pique-nique au bord du Cher dans le Grand Meaulnes. Là comme au Marillais elle fait exploser encore contre mon palais je ne sais quel goût exotique et perdu de jeudi carillonné et de frairie modeste. Julien Gracq, Les eaux étroites.

« Tout comme un album de photographies de famille qu'on feuillette au hasard nous parle de notre passé, mais d'un passé à la fois gommé de ses événements vifs et pourtant indiciblement personnel [.. 1 de tels lieux lèvent, eux, énigmatiquement un voile sur le futur : ils portent d'avance les couleurs de notre vie », écrit Julien Gracq au début des Eaux étroites, juste avant l'extrait qui nous en est proposé. Et ce site du Marillais et de l'embarquement pour un voyage sur « les eaux étroites » de l'Eyre est précisément l'un de ces lieux où le souvenir revient sans cesse, parce qu'ils exercent sur nous un attrait singulier ; et l'ambition de l'écrivain est de tenter de communiquer au lecteur ces sensations et ces souvenirs, ambition d'autant plus grande qu'ils sont, par leur nature intime même, difficilement communicables.

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