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La justice, elle n'existe pas. Il y a seulement un rêve de justice dans l'esprit de certains hommes, c'est tout

Publié le 14/03/2012

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justice

La justice est généralement sentie comme une valeur bien ancrée dans le monde. Sans elle, les hommes sont incapables d'avoir la paix, la sécurité et le bien être. Cependant, une vision pessimiste et sceptique a souvent orienté la conception humaine de cette même valeur. Ainsi est-il du jugement de la romancière québécoise Reine Malouin qui affirme, dans son célèbre roman Cet ailleurs qui respire, que «la justice, elle n'existe pas» et qu'il y a seulement «rêve de justice dans l'esprit de certains hommes, c'est tout». La justice est-elle alors, au niveau des Choéphores et desEuménides d'Eschyle, des Pensées sur la justice et des Trois discours sur la condition des Grands de B. Pascal et Les raisins de la colère de J. Steinbeck, une simple utopie ou une réalité imparfaite à compléter par l'espoir du rêve? Pour résoudre ce paradoxe, on va d'abord exposer les fondements pouvant témoigner de la nature utopique de cette valeur essentielle. Mais dans la mesure où l'harmonie et la continuité des sociétés humaines en dépendent fortement, il s'agira ensuite de vérifier s'il ne suffit pas de bien voir pour sentir ses degrés de réalisation. Le rêve, au lieu de susciter seulement des jugements pessimistes, ne peut-il pas s'avérer, finalement, une nécessité et même un devoir pour garantir le perfectionnement continu de la Justice et des lois pour plus d'équité?

 

Sur le chemin épineux qui peut mener à la justice se dresse la nature humaine comme premier obstacle majeur devant la possibilité de sa réalisation. De ce fait, il semble que nous sommes devant un défi subjectif insurmontable. A ce niveau, Pascal présente le moi comme ayant un penchant naturel à la domination en incitant les humains à satisfaire avant tout leur «concupiscence» quitte à écraser les autres par «la malignité». Cette constitution égoïste de l'homme n'est pas moins négligée par Eschyle qui met plus l'accent sur la dimension politique de l'amour de soi. En effet, Clytemnestre et Egisthe sont animés par un désir de pouvoir absolu au point de faire de «la crainte» une arme qui sert plus leur instinct de domination tyrannique que les principes et les exigences de la justice. Si les hommes sont ainsi soumis à l'injuste, la justice ne peut alors trouver bon refuge que dans le rêve dans l'attente de meilleures circonstances pour s'exprimer.

L'homme a certainement inventé la loi pour freiner ses instincts qui usent du droit naturel pour se réaliser. Mais le droit positif lui-même vient pour définir et incarner le second obstacle devant le désir des hommes à jouir d'un minimum de justice. Sur ce plan, la législation s'avère parfois tellement manipulée et orientée pour simplement servir les intérêts de la classe dominante dans la société. Steinbeck vient pour dévoiler les rouages des lois qui profitent, en priorité, au système bancaire comme symbole de la démocratie capitaliste; elle-même protectrice des caprices du Capital et non assurément garante aussi des droits du Travail. De son côté, Pascal souligne le caractère sacré des lois qui doivent échapper à toute tentative ou tentation de violation en vue d'éviter le mal de l'anarchie par le maintien rigide de l'ordre établi. Par conséquent, la loi du gain excessif ou encore la raison d'Etat sont les priorités qui relèguent le souci de justice sociale au dernier plan ce qui en fait l'objet de prédilection du rêve.

Certes les hommes veulent voir la justice intervenir pour résoudre leurs différents conflits; mais ils sont malgré tout confrontés à un dernier obstacle d'ordre psychologique. Ils ont effectivement plus tendance à faire parler leurs sentiments que leur raison ce qui fait de leur partialité un autre défi majeur devant la justice. C'est le risque de les voir considérer le juste et l'injuste seulement à partir de l'angle étroit de leurs propres intérêts. Avec Eschyle, on voit comment les dieux et les hommes s'alignent sur l'innocence ou la culpabilité d'Oreste selon que leur relation avec lui soit guidée par la protection ou la malédiction. Dans ce cas, le verdict précède non seulement le procès du personnage; mais également le forfait perpétré. Une telle discorde est reprise par Steinbeck qui présente Tom Joad avec le double statut d'innocent et de coupable respectivement aux yeux du révérend Casy et de l'ordre judiciaire qui le condamne pour un acte de légitime défense. Par conséquent, cette logique du parti pris ne peut-elle pas rendre juste tout jugement sceptique quant à la réalisation effective de la justice?

Cependant, toute vision pessimiste ne pourrait nous entrainer dans une cécité qui verrait tout en noir. Ne serait-il pas alors suffisant d'avoir «bonne vue», comme dit Pascal, pour sentir le minimum de justice que les humains peuvent prodiguer?

En effet, l'injustice ne peut être réellement définie que par référence à un strict minimum de justice qui existe déjà. Renier l'existence de l'équité ne pourrait alors relever que de l'ingratitude ou d'une conception trop idéaliste de cette même valeur. Pascal nous enseigne que l'injustice des hommes vient de leur simple et ingrate rupture avec la justice de Dieu qui est l'unique et véritable justice. Pour lui, on mérite l'injuste radical pour avoir refusé et renié le juste absolu offert par la bénédiction et la grâce divines. Pour cela, le rêve des hommes est d'emprunter le chemin du retour vers la réconciliation avec Dieu seul capable de leur permettre de jouir de sa justice universelle; pourtant réservée aux seuls élus. Ce même schéma semble être reproduit dans le roman de Steinbeck: la misère radicale de la majeure partie des sans abris et des chômeurs dans les Hooverville ne peut en aucun cas camoufler le minimum de confort assuré dans les Weedpatch tenus par le gouvernement. Si la justice est conditionnée avec Pascal par la grâce divine, elle l'est également avec Steinbeck par la soumission à la légalité.

En plus, la quête de la justice par les hommes semble être la preuve suprême de son existence. De ce fait, il est tout naturel qu'elle soit liée au rêve dans la mesure où elle est un processus à construire et non une donnée préétablie dont on peut jouir sans effort. Oreste, les esclaves et même les morts n'expriment pas un désir intense de justice sans avoir une idée sur la possibilité de sa réalisation. C'est ce même espoir qui les aide à atteindre leur but. Ils réussissent même à instaurer un nouvel ordre judiciaire qui dépasse les imperfections du droit naturel, basé uniquement sur les impulsions de la vengeance, pour un droit positif tourné plus vers la sagesse et la raison. Ce même souci de dépassement anime Steinbeck chez qui l'équité est plus orientée vers l'avenir que vers le présentvu comme injuste: « Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.» Dans les deux cas, la justice existe avant tout comme une fermentation, donc comme une vision onirique, avant d'aspirer à voir le jour dans un avenir proche ou éloigné.

Le pouvoir judiciaire existe finalement pour montrer que c'est possible de résoudre les conflits, rendre à tout un chacun son dû et préserver ainsi les droits et les devoirs comme fondements nécessaires à l'harmonie sociale. Mais sans oublier que la Justice étant humaine, elle ne pourra s'approcher que relativement de l'idéal d'équité tant désiré. A ce niveau, Pascal voit que les humains sont partiellement voyants ce qui fonde par la force des choses la nature trompeuse de leur justice. Pour lui, ils ne tentent, en voulant appliquer une justice imparfaite, que s'éloigner de leur déchéance au lieu d'essayer de se réconcilier avec leur pureté perdue avec le péché originel. De son côté, Athéna définit l'idéal de justice en faisant la part de l'être et du paraître dans la quête de l'équité: «Tu veux passer pour juste plutôt que l'être.» il s'agit ainsi de surmonter les apparences de justice consistant à rendre le mal par le mal, dans le cadre de la loi primitive du talion, pour bâtir une nouvelle Justice plutôt tournée vers la clémence et la démocratie. L'idéal d'équité existe donc seulement par le simple effort que les humains ont de s'éloigner chaque jour un peu plus de l'injustice à défaut de complètement atteindre la justice.

Si l'équité est un principe qui trouve partiellement son chemin de réalisation avec toutes les imperfections et les obstacles liés à la nature humaine, le rêve ne peut-il pas devenir un droit et même un devoir pour garantir son perfectionnement continu?

Le rêve de justice s'avère, d'abord, un devoir et une nécessité quand il est question de son absence. C'est un moyen efficace pour réduire et amortir les effets destructeurs de l'iniquité à la fois sur le groupe et sur l'individu. De ce fait, le rêve de justice devient une solution de purgation temporaire de l'injuste. Chez Steinbeck, l'Eldorado californien, comme espace de rêve, aide les migrants à compenser leur misère sociale par l'imagination d'un confort matériel salutaire. Avec Pascal, le salut prend plus une dimension spirituelle que temporelle. Pour lui, rêver de la justice divine c'est en fait avoir le devoir de freiner les passions qui font sombrer les hommes dans le mal et l'injustice. C'est le prix à payer pour mériter la grâce divine qui seule peut sauver les âmes de la damnation. Le rêve de justice est donc incontournable dans la lutte de l'homme pour sa survie économique, sociale ou spirituelle.

La lutte contre l'injustice doit passer également par le rêve de l'égalité entre les hommes. La réduction des inégalités économiques, politiques ou sociales ne peut certainement se faire sans un désir pressant et, parfois, enfoui de les dépasser vers un monde meilleur. C'est le cas des esclaves captives qui se lamentent, et même s'automutilent, sur le sort lamentable et injuste de leur maitre Agamemnon tout en exprimant leur propre désir d'émancipation politique: «il me faut m'incliner/ devant les volontés justes et injustes/ qu'on m'impose par force.» Il y a donc ici le rêve d'annuler le fossé qui sépare la situation vécue de l'esclavage de la liberté comme nouvelle condition envisagée. Cette soif de libération future n'est pas moins différente chez Steinbeck. En effet, le traitement de la double question des Indiens et des Okies, faisant également objet de racisme et d'exclusion, serait, peut être, une volonté de réconcilier, par l'imaginaire romanesque, le rêve américain avec les bases de l'équité et de l'égalité des chances conformément à la volonté des pères fondateurs des Etats-Unis. Dans les deux cas, le rêve est tout à fait légitime dans la mesure où il permet une réconciliation avec la justice comme un paradis perdu à reconquérir.

Le rêve est finalement la meilleure réponse que l'on peut apporter aux imperfections de la Justice. Dans le cas contraire, on risque de consolider la position de l'injuste et de bloquer ainsi toute possibilité d'amélioration. Face à l'inefficacité de la justice humaine, Pascal préconise la justice divine comme unique alternative. De son côté, Eschyle voit dans la Justice arbitrale la bonne solution qui pourrait aider à dépasser les limites du droit naturel qui prône la vengeance comme unique mode de résolution des conflits. Steinbeck n'est pas loin de ces mesures radicales, ou de ces révolutions judiciaires, avec le sacrifice symbolique du révérend Casy qui fait don de soi pour sauver l'«élu» qu'est Tom Joad. Il a ainsi l'espoir de le voir initier un nouvel ordre qui donnera plus de place à l'équité au détriment de la simple légalité qui fait preuve de stérilité et d'iniquité. De ce fait, la justice ne se définit pas seulement par sa situation actuelle; mais surtout par les différents états que l'imaginaire populaire, juridique ou philosophique peut lui imprimer.

 

On aura donc vu que plusieurs facteurs interviennent pour fonder la nature utopique de la justice. Les hommes étant soumis à leurs désirs, ils se sont révélés les premiers à faire obstacle à la réalisation de l'équité. De ce fait, ils impriment leurs imperfections à la Justice comme institution faite à leur image. Mais on a vu aussi que le juste peut voir le jour malgré toutes les embûches. Il appartient alors à notre attention de le sentir et de le valoriser pour réduire au maximum la zone d'influence de l'iniquité. Savoir apprécier les actions justes n'est-il pas le bon moyen pour mépriser et récuser l'injuste et être ainsi capable de réduire ses mauvais effets? On a finalement remarqué que le rêve de justice reste un impératif sans lequel les êtres seraient désarmés face à l'injustice qui risque de les écraser sans un espoir d'amélioration. Par conséquent, l'imaginaire peut leur servir de moyen efficace pour définir l'avenir par la remise en question de l'ordre judiciaire établi. Encore faut-il savoir comment concilier le rêve et l'espoir, comme deux formes de fuite en avant, avec une stratégie effective mobilisée contre l'injustice.

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