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Kant : les deux ignorances et la possibilité du vrai

Publié le 15/01/2011

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Kant : les deux ignorances et la possibilité du vrai

« L’ignorance peut être, ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non-savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue. Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité. »

Questions : 1/ Quelle est la thèse et les étapes de l’argumentation de ce texte ? 2/ Expliquez : a) « il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science » ; b) « la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité ». 3/ Les limites de la connaissance remettent-elles en cause la possibilité d’atteindre le vrai ?

Le texte qui est proposé à notre réflexion porte sur la connaissance, et plus précisément sur les limites de la connaissance, sur l’ignorance (dont il distingue deux types), et sur l’attitude appropriée de celui qui cherche sincèrement et qui par conséquent cherche à prendre conscience de ce qu’il ignore et ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas. Une réflexion sur la connaissance est une    réflexion    de    philosophie    générale :    que    pouvons-nous    connaître ?    Quelle    est    l’attitude convenable de celui qui veut honnêtement progresser dans la recherche de la vérité ? Mais c’est aussi une réflexion sur l’homme : car l’homme seul peut connaître consciemment, faire usage de sa raison, et, du coup, apprendre. En même temps, une réflexion sur la connaissance et sur l’attitude convenable de celui qui cherche est une réflexion morale dans la mesure où il serait difficile de penser qu’il n’est pas « bon » d’apprendre et d’avoir l’esprit ouvert à ce qu’il ne connaît pas encore. La connaissance semble bonne en elle-même. Mais justement, s’il est vrai que la connaissance est possible, la question se pose de savoir jusqu’où elle peut aller (peut-on « tout » connaître ? ou connaître les principes de « tout » ?), et aussi comment connaître, c’est-à-dire quelle attitude adopter pour pouvoir apprendre le mieux et le plus convenablement possible. Le texte qui nous est proposé nous permet de préciser ce dernier point. La thèse défendue par l’auteur dans ce texte est qu’il y a deux genres d’ignorance : une ignorance instruite, ou consciente d’elle-même, et une ignorance aveugle, inconsciente. La première est la condition de la connaissance, son préalable nécessaire : je ne peux connaître que si j’ai eu conscience de l’ignorance dans laquelle je me trouvais auparavant. La seconde est le propre d’une vie irréfléchie et des hommes qui préfèrent s’en tenir à « leurs » opinions (c’est-à-dire le plus souvent aux opinions les plus généralement reçues dans leur environnement social) que chercher à apprendre encore : en effet, persuadés de « posséder » la vérité, ils ne ressentent aucunement la nécessité de la chercher. Le texte ne se borne donc pas à suggérer une distinction pertinente et utile ; il oriente, il juge, il tranche : l’ignorance savante, c’est-à-dire précise et consciente d’elle-même est l’attitude appropriée du chercheur, c’est-à-dire de l’homme à l’esprit ouvert, tandis que l’ignorance vulgaire, ou ignorance d’ignorer est le propre de l’esprit fermé, qui « a des œillères » et qui affirme dogmatiquement, fanatiquement et finalement souvent avec violence « son opinion ». La science ou la philosophie (ici les deux termes sont rigoureusement synonymes) est l’ouverture de l’esprit et sa lumière pour comprendre le monde et lui-même. Le texte se divise de la manière suivante : d’abord une phrase qui introduit la distinction qui fait l’essentiel du texte : il y a deux types d’ignorance, une savante, une vulgaire. Suivent deux parties dans le premier paragraphe, une première consacrée à l’ignorance « savante », et une autre consacrée à l’ignorance « vulgaire ». Le deuxième paragraphe constitue une conclusion qui souligne l’importance de cette distinction. Entrons dans l’analyse du détail du texte. Commençons par souligner l’intérêt, mais aussi l’étrangeté de s’intéresser à l’ignorance. C’est bien d’un philosophe que de se pencher sur ce dont la plupart des hommes prétendent se détourner ! L’ignorance est intéressante, pleine d’enseignement. Et, d’abord, il y a deux types d’ignorances, l’une salutaire (et cela aussi est paradoxal : une ignorance utile, bonne, nécessaire !), l’autre « mauvaise », à la fois pour la connaissance de la vérité et pour la conduite de la vie. Notons d’ailleurs le ton du texte, il commence par une distinction qu’il pose avec l’autorité de celui qui sait : il enseigne, il transmet une connaissance, et il est amusant de noter que cette connaissance a pour objet l’ignorance: connaître l’ignorance, c’est déjà connaître, et donc dépasser notre ignorance de ce qu’est l’ignorance. Et en outre, Kant semble nous dire que la connaissance de l’ignorance, c’est-à-dire la connaissance de la nature de l’ignorance et en même temps la connaissance du fait que je suis ignorant de quelque chose, est la condition de la connaissance tout court, la conscience de l’ignorance est la condition de la recherche de la vérité, le préalable à toute connaissance véritablement « scientifique », c’est-à-dire « vraie ». Kant distingue donc entre deux ignorances, l’une « savante » (ce qui est bizarre pour une ignorance, mais qui se comprend néanmoins assez bien), et une autre qui est « vulgaire », c’est- à-dire courante et non informée, aveugle, et en même temps très répandue (il y a dans le monde plus d’êtres humains qui prétendent savoir ce qu’ils ne savent pas, et donc qui ignorent ignorer, que d’êtres humains qui « savent qu’ils ne savent pas » et donc cherchent à se rapprocher autant que possible du vrai). Cette distinction, qui pouvait donc au premier regard paraître « simple » ou de peu d’intérêt, se révèle donc extrêmement riche et déterminante pour distinguer entre les êtres humains : peut-être la distinction la plus pertinente entre les êtres humains n’est-elle pas entre « les autres et moi », « les étrangers et nous », « les méchants et moi », « les bons et les mauvais » même, mais la distinction entre ceux qui savent qu’ils ignorent et ceux qui ne le savent pas. Cette distinction sépare deux attitudes humaines fondamentales, que chacun connaît : 1/ se fermer l’esprit, prétendre n’avoir rien à apprendre, garder agressivement ses opinions et ses jugements,

2/ ouvrir son esprit, apprendre, chercher. Ensuite, Kant précise la nature de l’ignorance « savante » : celui qui ignore de cette manière connaît en même temps les limites de la connaissance qu’il possède. Celui qui connaît, s’il connaît véritablement, sait ce qu’il connaît et aussi, en même temps, ce qu’il ne connaît pas. Ou plutôt, il connaît les limites de sa connaissance : il sait ce qu’il peut affirmer, et au-delà, il n’affirme plus rien : il cherche, il suspend son jugement, il doute. Suit l’exemple de l’or, qui n’est pas développé, mais qui souligne que nous ne sommes pas dans le domaine de connaissances éloignées du concret de la vie réelle. Ce que dit Kant ne concerne pas des théories abstraites, cela concerne la connaissance du monde réel. Et celui qui sait quelque chose, sait en même temps qu’il ne sait que cette chose, il sait aussi ce qu’il ne sait pas, ou il sait où s’arrête la solidité de ce qu’il peut affirmer. Si bien que nous voyons que connaître véritablement, c’est toujours en même temps connaître que l’on ne connaît pas tout ce qu’on ne connaît pas. Je sais que je peux dire certaines choses que je sais, et en même temps, je sais (si je sais vraiment) que ma connaissance est partielle, limitée, et donc que je suis ignorant. Cette ignorance, ou cette conscience de l’ignorance, ou cette ignorance « savante » ou « technique » est tellement importante qu’elle est justement le point où la science va pouvoir évoluer, augmenter sa connaissance. La science en effet n’évolue évidemment pas par ce qu’elle sait (puisqu’elle le sait !), mais du côté de ce qu’elle ne sait pas. C’est bien pourquoi, dans la partie suivante consacrée à l’ignorance vulgaire, Kant souligne que l’on ne peut avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science : seule la connaissance véritable me permet de mesurer mon ignorance ou de la préciser. Sans connaissance, je ne suis que dans le flou et dans les brouillards de mon imagination. Et c’est pourquoi l’ignorance vulgaire se caractérise justement par le fait qu’elle ignore les « raisons des limites de l’ignorance » (il pouvait aussi bien dire « les raisons des limites de la connaissance » car les limites de la connaissance sont aussi les limites de l’ignorance). Cette ignorance est vulgaire parce qu’elle n’est fondée sur aucun effort, sur aucune recherche, elle est purement et simplement « irréfléchie » : elle est l’ignorance de celui qui affirme quelque chose, et souvent avec force et passion, mais qui n’a jamais fait aucune recherche sur cette chose : il croit savoir, mais il ne sait pas : il ignore qu’il ignore, alors que le savant, lui, sait qu’il ignore parce qu’il sait, lui, véritablement quelque chose. Ce texte nous fait donc réfléchir sur ce qu’est la connaissance, le savoir. Ce n’est pas quelque chose d’inné, comme l’instinct des animaux, c’est quelque chose que nous ne pouvons acquérir sans la conscience, et sans la conscience qu’avant, nous ne savions pas. L’expérience d’avoir appris véritablement quelque chose, l’expérience d’avoir compris véritablement quelque chose, est l’expérience d’une libération : je me suis alors délivré des ténèbres de l’ignorance vulgaire dans laquelle je me trouvais. Et quand j’ai fait une fois cette expérience, j’essaie de la refaire, et cela fait de moi un homme qui apprend et non pas un mouton, qu’il soit ou non enragé. Le texte se conclut en résumant les acquis du raisonnement : la connaissance de notre ignorance implique que nous avons acquis la connaissance et en même temps elle nous « rend modeste », c’est-à-dire qu’elle ne nous pousse pas à affirmer des choses que nous ne savons pas. « Ce que je sais, c’est cela : ... » Pas plus. Et je le sais. Par suite, conscient de mon ignorance, je suis prêt à apprendre si je rencontre quelqu’un de plus savant que moi, et sa science ne sera pas repoussée par moi, au contraire. En revanche, pour celui qui ignore « vulgairement », c’est-à-dire qui s’imagine savoir ce qu’il ne sait pas, aucune affirmation différente n’est tolérable, lui seul « a raison » ! Et donc celui qui ignore de cette manière fermera son esprit à toute autre opinion que la sienne. Il fermera son esprit et empêchera l’épanouissement en lui de l’humanité, c’est-à-dire de l’esprit ouvert « qui apprend tous les jours quelque chose de nouveau ». Examinons maintenant la réflexion qui nous est demandée: les limites de la connaissance remettent-elles en cause la possibilité d’atteindre le vrai ? Examinons soigneusement les termes du sujet. Les « limites de la connaissances », ce sont les limites auxquelles la connaissance humaine, ou plus concrètement « ma » connaissance, est parvenue : je sais que je sais ce que je sais, si je le sais vraiment, et je sais aussi que je ne sais que cela. « Remettre en cause », c’est contester, c’est empêcher, c’est faire obstacle, c’est rendre impossible. La « possibilité d’atteindre le vrai », c’est la possibilité, pour moi, de dire quelque chose sur le monde et sur moi qui soit « vrai », c’est-à-dire qui corresponde à la réalité telle qu’elle existe indépendamment de moi. La vérité, c’est la qualité d’un jugement, d’une affirmation qui correspond effectivement à l’objet dont elle parle. La vérité est-elle possible ? Ou ne vivons-nous que dans le faux ? Pouvons-nous atteindre le vrai ? Cette question concerne donc la question de la possibilité de la connaissance, la possibilité d’atteindre à la vérité sur la réalité. Je vis, j’existe, et le monde existe au dehors de moi. Il y a donc quelque chose de « réel », même si je ne sais pas bien ce que recouvre ce mot. Face à ce « réel », puis-je dire « n’importe quoi » ? Bien sûr que non, bien que je le puisse assurément. Je peux dire que je suis un oiseau et sauter par la fenêtre, je puis prétendre réparer une machine (voiture ou télévision par exemple) alors que je n’ai pas de compétences réelle. Mais alors, que se passe-t-il ? Ou bien je travestis la réalité, et je suis habile à « faire semblant », je « trompe », je « mens », ou bien mon ignorance se manifeste par le fait que je ne peux pas parvenir à faire ce que je disais. Alors, on peut dire que je me trompais, que j’étais « dans le faux ». Le « réel », ou l’expérience, a mis en évidence la fausseté de mes affirmations. S’il en est ainsi, je me rends compte que la notion de vérité, en dehors d’être au programme du cours de philosophie, est au programme de la vie même, qui est une école bien plus exigeante que le lycée, qu’elle est indispensable à la vie humaine elle-même. Les animaux, eux, n’en ont pas besoin parce qu’ils ne parlent pas, parce qu’ils ne « pensent » pas, parce qu’ils sont dès le départ relativement parfaitement adaptés au monde dans lequel ils vivent. L’homme, lui, pour s’adapter à la réalité doit passer par l’observation, par l’expérience, par la « théorie », c’est-à-dire par la pensée, par suite, s’il n’adopte pas la « bonne attitude », il risque de confondre la réalité et ses désirs ou ses fantasmes. Et le réel se rappellera nécessairement un jour à son bon souvenir, et plus tard sera le réveil, plus difficile il sera. La voie « humaine » consiste donc à tenter de comprendre le monde, les autres et moi-même tels qu’ils sont et non tels que je voudrais qu’ils soient. Et pour cela, il faut que je m’ouvre à la différence qu’il y a entre mes pensées, mes désirs, et le réel. Et que je prenne conscience de la différence qu’il y a entre mes opinions spontanées, qui m’ont été inculquées depuis mon plus jeune âge, mais que je n’ai jamais apprises consciemment, qui sont en général les opinions les plus courantes partagées autour de moi ici et maintenant, et mes opinions informées, acquises consciemment, liées à une confrontation avec les autres opinions et avec le réel. Cette distinction est une distinction dynamique : nous passons constamment de nos opinions spontanées, qu’on appelle aussi quelquefois nos « préjugés » (et le mot est précis : pré- juger, c’est juger avant d’avoir réfléchi, d’avoir appris), à des opinions moins bornées. Apprendre consciemment, c’est accomplir ce passage et se disposer à le faire le plus possible. C’est là chercher, être un être humain. S’il en est ainsi, si nous ne pouvons nous passer de la vérité, et si donc nous savons que tel jugement est « vrai » et que tel autre est « faux », il ne saurait y avoir de remise en cause de la possibilité d’atteindre le vrai. Nous atteignons le vrai à chaque fois que nous rectifions une opinion, que nous nous ouvrons davantage à la différence du réel et que nous nous approchons plus de la vérité « absolue ». Certes, nous ne prétendons pas en général — si du moins nous ignorons de manière « savante » — que nous possédons la vérité absolue, qui serait la vérité de tout, la vérité totale, la connaissance de la totalité de ce qui est, mais est-ce à dire pour autant que nous ne connaissions rien ? Il s’en faut de beaucoup et nous voyons facilement que telle opinion est plus vraie que telle autre, et que le réel se laisse mieux comprendre par telle affirmation que par telle autre. Et par suite, non seulement la vérité est possible, mais encore elle est. Je fais l’expérience que je dis quelque chose de vrai, et je fais aussi l’expérience que je peux transmettre ce que je sais à autrui et être compris de lui. Merveille de l’accord entre deux êtres humains qui pensent : ils se comprennent exactement : ce que l’un veut dire, l’autre le comprend. Bien sûr, cela n’arrive pas toujours. Mais cela n’arrive-t-il jamais ? Et si peu que cela arrive, cela me montre que je ne suis pas fait pour m’enfermer dans mon opinion figée et étroite, mais pour partager avec les autres hommes la connaissance du monde et de moi-même. S’il en est ainsi, les limites de la connaissance sont si loin de remettre en cause la possibilité d’atteindre le vrai que la conscience de ces limites est la condition nécessaire et suffisante de la recherche de la vérité. Sans limites à la connaissance, il n’y aurait pas de connaissance, et l’homme serait dans le brouillard, dans le brouillard de l’ignorance vulgaire qui croit savoir ce qu’elle ne sait pas, et surtout, il n’y aurait pas de connaissance véritable, c’est-à-dire de progrès de la connaissance. Connaître en effet, ce n’est pas posséder une vérité figée, absolue, inerte ; connaître, c’est chercher le vrai et donc être dans un mouvement dynamique qui me pousse à connaître toujours davantage. Par suite, sans la conscience des limites de la connaissance, il n’y aurait pas de connaissance. La recherche du vrai est la recherche du vrai. Par suite, elle a nécessairement des limites relatives. Les limites de la connaissance sont les limites actuelles, momentanées, de la recherche de la vérité, mais il n’y a aucune opposition entre les limites actuelles de ma connaissance et la possibilité où je suis de les dépasser : je ne puis les dépasser sans en être conscient. Maintenant, si la connaissance a des limites relatives, a-t-elle aussi des limites absolues ? Nous laisserons aujourd’hui cette question ouverte.

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