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Leiris l'age d'homme

Publié le 27/06/2011

Extrait du document

leiris

L’âge d’homme, La gorge coupée

 

              Michel Leiris

 

Texte étudié

Agé de cinq ou six ans, je fus victime d’une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m’enlever des végétations ; l’intervention eut lieu d’une manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d’abord commis la faute de m’emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je m’imaginais que nous allions au cirque ; j’étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point pour point, ainsi qu’un coup monté et j’eus le sentiment qu’on m’avait attiré dans un abominable guet-apens. Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d’attente, le vieux médecin m’amena jusqu’au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l’image d’ogre que j’en ai gardée) ; j’aperçus des instruments tranchants et, sans doute, eus-je l’air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : »Viens, mon petit coco ! On va jouer à faire la cuisine. » A partir de ce moment je ne me souviens de rien, sinon de l’attaque soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu’on éventre que je poussai. Ma mère, qui m’entendit d’à côté fut effarée.

Dans le fiacre qui nous ramena je ne dis pas un mot ; le choc avait été si violent que pendant vingt quatre heures il fut impossible de m’arracher une parole ; ma mère, complètement désorientée, se demandait si je n’étais pas devenu muet. Tout ce que je me rappelle de la période qui suivit immédiatement l’opération, c’est le retour en fiacre, les vaines tentatives de mes parents pour me faire parler puis, à la maison : ma mère me tenant dans ses bras devant la cheminée du salon, les sorbets qu’on me faisait avaler, le sang qu’à diverses reprises je dégurgitai et qui se confondait pour moi avec la couleur fraise des sorbets. Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d’enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l’on m’eût fait si mal, mais j’avais la notion d’une duperie, d’un piège, d’une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m’avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression. Toute ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de chausse-trapes, n’est qu’une vaste prison ou salle de chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à cercueil ; comme la promesse fallacieuse de m’emmener au cirque ou de jouer à faire la cuisine, tout ce qui peut m’arriver d’agréable en attendant n’est qu’un leurre, une façon de me dorer la pilule pour me conduire plus sûrement à l’abattoir où, tôt ou tard, je dois être mené.

 

Lecture analytique

Introduction

 

     Ce texte est un extrait de l’autobiographie de Michel Leiris parue en 1939, L’âge d’homme. L’auteur naquit en 1901 et mourut en 1990. Il renouvelle les règles du genre autobiographique. Il raconte un souvenir d’enfance traumatisant, une opération de la gorge.

Dans un premier temps, nous étudierons la mise en œuvre du souvenir, le récit d’un traumatisme, puis en second lieu, les conséquences sur la vision de la vie.

 

     I - La mise en œuvre du souvenir : le récit d’un traumatisme

 

     1 - Une structure qui renvoie à l’écriture autobiographique

 

Cet extrait est composé de trois paragraphes. Les deux premiers renvoient à l’expérience vécue et le dernier au moment de l’écriture.

          A - Le récit

Les paragraphes un et deux retracent un souvenir d’enfance pénible. Il s’agit de la reconstitution de des végétations à l’âge de cinq ou six ans. On a ainsi le cadre objectif des faits et le débordement de la subjectivité avec par exemple la scène de la boucherie. Le deuxième paragraphe fait allusion à la parole coupée. Leiris éprouve le besoin de dire qu’après cette intervention, il ne pouvait plus parler. Il était victime d’aphasie. Il rejette la faute sur la barbarie du chirurgien. C’est un traumatisme.

 

          B - L’analyse : le jugement de l’adulte

Quant au troisième paragraphe, il s’agit du moment de l’écriture. Il tente de se réapproprier un souvenir qu’il aurait voulu oublier. Il en retrace les conséquences. Il fait une généralisation de ses souvenirs. Ainsi ce paragraphe s’oppose aux deux premiers  car il renvoie au moment de l’écriture tandis que les deux autres se rapportent à l’expérience vécue.

 

     2 - Les temps verbaux

 

Les temps verbaux dominants dans cet extrait sont le passé simple et l’imparfait. Le récit alterne ces deux temps. Les verbes au passé simple correspondent au temps du récit mais renvoient à des actions brèves de premier plan « je fus », « cela se déroula ». L’imparfait « avaient », « conduisaient » se rapporte aux actions longues de second plan. On peut enfin noter un retour au présent caractéristique du moment de l’écriture. Ainsi le troisième paragraphe s’oppose aux deux premiers par, l’alternance des temps verbaux que sont le passé simple et l’imparfait qui se distinguent du temps présent, comme le temps du récit de l’expérience vécue s’oppose au moment de l’écriture. Le présent réactualise cette expérience si tragique qu’elle est encore traumatisante à l’instant où il écrit.

 

     3 - Le traumatisme

 

          A - Au niveau physique

L’agression évoquée dès la ligne première par Leiris introduit le souvenir d’enfance pénible à propos duquel toute la représentation de sa vie est restée marquée. On voit un équilibre entre le vocabulaire dénotatif du texte comme « l’opération de végétations » et les sens connotés « victime d’une agression ». Le vocabulaire anodin devient inquiétant, une simple opération devient une véritable agression avec des conséquences lourdes sur la vie entière; Le choc physique associé à la violence de l’agression se continue et se répercute au niveau psychologique.

 

          B - Au niveau moral

 

Leiris ramène cette souffrance à l’impression d’avoir été pris dans un piège ce qui renforce l’aspect douloureux, « il fut impossible de m’arracher une parole, ma mère, complètement désorientée, se demandait si je n’étais pas devenu muet ». Cette expérience est vécue comme un piège tendu par les parents et leur médecin, c’est le complot des adultes. La mise en œuvre du souvenir nous amène à étudier les conséquences du traumatisme de Leiris sur sa vision de la vie.

 

      II - Un acte fondateur qui conditionne sa vision de la vie

 

     1 - L’importance du traumatisme

 

Le texte de Leiris s’apparente a un conte terrifiant. En effet, l’opération ressentie comme un attaque avec la douleur et les cris qui l’accompagnent font de lui un enfant victime. La métaphore de la bête l’assimile à un enfant bétail. Le troisième paragraphe comprend un certain nombre de figures de style qui reflètent ce souvenir, « abattoir », « vaste prison ». Le monde cache des pièges « leurres ». On retrouve également quelques euphémismes tels que « faire la cuisine » pour égorger. Les anaphores, « chair à médecin », « chair à canon » etc. donnent l’image de l’homme bétail et reflètent la vision tragique de la vie. La chair à médecin transcrit l’idée de tailler, de couper tandis que la chair à canon traduit le fait de déchiqueter. Nous comprenons ainsi l’importance du choc physique. Il y a la dénonciation de la responsabilité des adultes qui n’ont pas révélé l’endroit où ils le conduisaient. On passe ainsi de la faute à l’image des parents complices de l’agression.

 

     2 - Réappropriation du souvenir

 

Nous comprenons la nature du traumatisme. La représentation en est difficile car elle renvoie à des souvenirs douloureux. En fait, il s’agit pour l’auteur de se réapproprier un souvenir qu’il aurait voulu oublier. C’est pourquoi dans le troisième paragraphe, il retrace les conséquences de son souvenir puis des conséquences sur sa vision du monde. Dès lors, Leiris ne voit plus que tromperie, mensonge.

 

 

Conclusion

 

     Ce texte n’est pas relatif à un souvenir salutaire mais à un souvenir traumatisant aux conséquences lourdes qui ont fait l’objet d’un refoulement. Le souvenir est encore présent dans la vie d’adulte de l’auteur. La tonalité est dramatique voire tragique, l’homme lutte face à son destin. Cet extrait reflète les caractéristiques de l’écriture autobiographique.  Comme pour Michel Tournier, il s’agit de se réapproprier un souvenir ancré dans la réalité, souvenir marquant et traumatisant dans le but de s’en libérer par les mots. Ces derniers sont libérateurs des maux. On voit par conséquent que même si Tournier s’oppose à Leiris, celui-ci ne fait pas une généralisation « toute la représentation de ma vie… ». L’écriture a ici comme fonction commune d’être cathartique, libératrice. L’écriture autobiographique est salutaire

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