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La Littérature, Moyen Privilégié De Constitution De La Subjectivité ?

Publié le 24/09/2010

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Introduction

En quel sens peut-on dire de la littérature, ensemble d'histoires fictives, qu'elle est un moyen privilégié d'expression et de constitution de la subjectivité, structure identitaire de l'individu et permettrait d’oublier la faim?

I. La littérature comme espace d'expression de la subjectivité

A. L'oeuvre littéraire exprime la subjectivité

B. L'histoire, la biographie et l'autobiographie

C. La littérature ne peut être expression de ia subjectivité

Transition

La remise en cause de la notion de subjectivité par la psychanalyse et la création littéraire de la deuxième moitié du XXe siècle force-t-elle à renoncer à cette notion ? La distinction de plusieurs sens de subjectivité - va permettre de répondre.

Il. La subjectivité comme condition de l'usage de la faculté de juger

A. Subjectivité transcendantale comme condition de possibilité du jugement de goût

B. Les caractéristiques psychologiques complices de la fiction littéraire

Transition

La subjectivité est condition de possibilité de la jouissance littéraire. Mais la littérature ne saurait-elle à son tour être envisagée comme condition d'existence de la subjectivité ?

III. La littérature comme lieu de constitution de la subjectivité

Conclusion

La littérature est production de la subjectivité qui se structure grâce à la littérature. Ce cercle fécond donne l'occasion d'approfondir la connaissance de l'homme.

 

La mise en relation de la littérature et de la subjectivité paraît de prime abord à la fois très surprenante et en même temps aller de soi. L'étonnement dont on peut être saisi, à voir ces deux termes rapprochés, réside dans le fait qu'ils semblent appartenir l'un et l'autre à deux sphères exclusives l'une de l'autre. On pourra ainsi dire que la littérature constitue un ensemble de productions artistiques écrites et orales qui forment une partie du patrimoine culturel d'un peuple, d'une nation et de manière plus large de l'humanité elle-même. La littérature appartient donc au domaine public et ses oeuvres peuvent être caractérisées comme relevant de la fiction. La subjectivité au contraire semble devoir caractériser un sujet. un homme en ce qu'il a de plus propre, c'est-à-dire de plus privé et de plus intime. Littérature et subjectivité ont donc des modes d'existence totalement opposés : d'un côté un ensemble de récits matériellement accessibles lorsqu'ils existent sous la forme de livres, et de l'autre une caractéristique intime, propre à chaque homme, qui le constitue en tant que sujet, c'est-à-dire qui contribue à former son identité.

Mais le rapprochement de la littérature et de la subjectivité semble aussi assez naturel, si tant est que l'on considère, de manière assez grossière dans un premier temps, que la littérature est faite d'un ensemble d'histoires racontées et que le sujet lui-même a une histoire. Tout le problème consistera alors à préciser les rapports entre les histoires fictives — ou qui se prétendent telles —, qui forment la richesse de la littérature, et la subjectivité des lecteurs, auditeurs ou spectateurs, elle-même partiellement définissable pur son histoire, réelle et imaginaire.

Nous tâcherons donc de voir en un premier temps comment la littérature est un espace d'expression de la subjectivité, puis nous mettrons au jour les conditions selon lesquelles la subjectivité peut s'exprimer et se retrouver dans la littérature, et enfin nous verrons Comment la littérature constitue un lieu éminemment riche de la constitution de la subjectivité.

La littérature est faite de romans, de poèmes, de pièces de théâtre, etc. qui sont écrits par des individus singuliers et s'adressent à d'autres individus. Mettre en relation littérature et subjectivité nous amène à nous demander si les oeuvres littéraires sont des émanations de la subjectivité des auteurs, c'est-à-dire de leur caractère, de leur intériorité et de ce qui les caractérisent le plus profondément.

L'oeuvre littéraire est une oeuvre d'art en tant qu'elle vise à produire le beau et à susciter une émotion chez son récepteur. Or Hegel, dans l'Esthétique, définit l'oeuvre artistique comme une représentation qui « est le produit de son inspiration [de l'artiste], puisqu'en tant que sujet il s'est identifié avec l'objet et que c'est de son âme et de sa fantaisie, bref de sa vie intérieure, à lui, qu'il a tiré les éléments de son incarnation dans une oeuvre d'art. « Hegel souligne lui-même dans le texte les possessifs « son « âme, « sa « fantaisie, « sa « vie intérieure, et emploie la formule d'insistance « à lui « dans l'expression « sa vie intérieure à lui «. Il insiste donc très fortement sur le fait que dans l'oeuvre d'art, et nous pouvons donc aussi rajouter dans l'oeuvre littéraire, c'est un sujet qui s'incarne. Il affirme en effet que l'oeuvre consiste en une identification entre la subjectivité de l'artiste et l'objectivité de la représentation, et il décide de nommer « originalité « l'unité formée par cette identification. Ce concept très fort d'originalité implique qu'aucun des éléments du subjectif et de l'objectif ne sont étrangers les uns aux autres.

Mais ce qui nous intéresse avant tout c'est cette idée essentielle que l'oeuvre  tire son origine de la subjectivité de l'artiste, c'est-à-dire de ce qui lui appartient à lui seul et qu'il veut exprimer consciemment.

Nous pouvons prendre un premier exemple de création littéraire qui exprime directement la subjectivité de l'auteur. C'est l'ensemble de la poésie lyrique. La poésie lyrique peut être caractérisée comme poésie de l'affectivité au travers de laquelle une personne formule ses sentiments, ses passions etc., ou présente des faits et des choses à travers la résonance d'une âme. Le sonnet de Louise Labbé « Je vis, je meurs [...] «, lui permet d'exprimer sa passion amoureuse, et les sentiments confus qu'elle engendre en ayant recours à une série d'oppositions. Elle dit en effet 

Je vis, je meurs, je ris et je larmoie,

J'ai chaud extrême en endurant froidure [...1

Ce sonnet permet à la poétesse de s'exprimer directement : elle emploie la première personne du singulier et ainsi c'est bien sa subjectivité en tant que personnalité propre et façon unique de vivre et de ressentir, de subir et d'alimenter l'amour qui s'extériorise et se manifeste sous la forme du sonnet.

Hegel, dans son analyse de la poésie, à la fin de l'Esthétique, affirme ainsi que la poésie constitue l'art de la parole et que la « poésie représente l'esprit pour l'esprit, sans donner à ses expressions une forme visible et corporelle. « La poésie n'est ni sculpture ni peinture, et si elle existe bien sous la forme d'un texte, son sens lui n'est ni visible, ni corporel. La poésie, et plus encore la poésie lyrique, est ainsi perception de l'intériorité par l'intériorité, expression explicite de cette intériorité.

Mais nous avions caractérisé la littérature comme un ensemble de fictions, d'histoires racontées par certains et proposées à d'autres. Le sonnet de Louise Labbé, expression directe de sa passion, peut apparaître au lecteur comme le récit poétique de ce qu'elle ressent. Elle raconte alors son histoire. Mais ne pouvons-nous pas trouver une forme littéraire qui puisse proposer de façon plus immédiate au lecteur qu'il s'associe au récit ?

Si la poésie lyrique paraît représenter la forme la plus achevée d'expression littéraire de la subjectivité, n'oublions pas que la littérature s'adresse à un public et qu'à ce titre elle opère une mise en relation de la subjectivité de l'auteur et de celle du lecteur. Si la littérature était expression pure de la subjectivité absolument singulière d'une personne, elle ne pourrait constituer autour d'elle une communauté de lecteurs. Il faut donc qu'elle associe à ses oeuvres les lecteurs.

Le roman biographique ou autobiographique s'impose alors comme un genre particulièrement efficace pour inclure la subjectivité du lecteur dans la trame de l'oeuvre. Le roman, pure fiction issue de l'imagination d'un écrivain, propose au lecteur une histoire, celle de personnages, qu'elle s'étende sur la totalité de leur vie comme par exemple Madame Bovarv de Flaubert, ou sur une plus petite partie de leur existence comme L'étranger de Camus. Le lecteur peut s'identifier à l'un des personnages, ou même à plusieurs d'entre eux. Et l'auteur dispose de moyens techniques efficaces pour faciliter ces identifications. Romain Rolland, dans Jean-Christophe, propose ainsi le vaste récit de la vie de cet homme ; mais cette biographie est écrite à la première personne du singulier. Employer le « je « procure une impression d'authenticité qui aide à adhérer à la fiction en la posant comme vraie. Et l'effet de réel ainsi produit facilite l'identification au personnage principal. Dans ce roman, Romain Rolland présente l'histoire d'un homme en utilisant le moyen de l'expression à la première personne : il présente donc: une vision du monde subjective, celle de Jean-Christophe, par rapport à laquelle le lecteur peut prendre position. Il le suit dans ses analyses ou au contraire se distingue de lui. L'histoire de ce musicien qui traverse mille et une épreuves prodigue au lecteur à la fois le plaisir de la fiction et en même temps le gain d'expériences diverses.

Ainsi, tous les romans dits Bildungsroman, romans de formation, proposent aux lecteurs des récits biographiques qui expriment d'une certaine façon la pensée de l'auteur sur l'éducation, l'expérience, l'apprentissage de la vie. Le cycle du Wilhelm Meister de Goethe ou Lord of the Flies c'est-à-dire Sa majesté des mouches, de Golding peuvent aider les lecteurs dans leur propre existence en leur racontant ce que d'autres ont réellement ou fictivement expérimenté. L'oeuvre de Proust, À la recherche du temps perdu, mêle biographie et autobiographie de telle sorte que le lecteur peut d'autant plus aisément saisir l'authenticité du propos, et qu'il en ressent la qualité d'expérience vécue, même si une pari irréductible de fiction reste prégnante dans le texte.

Mais ce qui semble alors s'opérer, dans la lecture de tels romans, c'est une sorte de révélation à lui-même du lecteur. La biographie ou l'autobiographie permettent à l'auteur d'expliciter ce qu'a été sa ou une vie, et c'est en l'énonçant que son sens se totalise et s'accomplit. De ce fait, le lecteur entre en possession d'un modèle de lecture du monde et surtout de lui-même. Proust a ainsi déclaré dans un essai sur la lecture que tout lecteur était finalement le propre lecteur de lui-même. L'oeuvre littéraire propose ainsi des matrices au lecteur, grâce auxquelles il peut élaborer certaines réflexions qui l'aident à se structurer lui-même, à découvrir qui il est. Et il en va de même pour l'écrivain. La célèbre exclamation de Flaubert selon laquelle il affirmait « la Bovary, c'est moi ! « semble bien indiquer que la subjectivité de l'écrivain elle aussi trouve à se constituer, à s'exprimer clairement dans l'espace de la création littéraire, et que l'ceuvre contribue à préciser l'effort de la définition d'une identité personnelle.

L'histoire, biographie ou autobiographie, permet à la subjectivité de s'extérioriser et de se structurer, de se connaître elle-même plus explicitement et de se maîtriser. La littérature serait ainsi connaissance de soi pour toute subjectivité. 

Mais cette belle confiance en la réalité de la fiction, c'est-à-dire la croyance en l'histoire semble subir une crise que Nathalie Sarraute a examiné en particulier dans L'Ère du soupçon.

Nathalie Sarraute affirme ainsi que l'idée selon laquelle un roman est « une histoire où l'on voit agir et vivre des personnages « et selon laquelle un romancier « n'est digne de ce nom que s'il est capable de croire à ses personnages «, ce qui lui permet de les rendre vivants et de lui donner une épaisseur romanesque est une idée dépassée et fausse. Nathalie Sarraute prétend qu'au contraire « le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire « Et ce changement serait produit par les apports de Joyce, Proust et Freud. Ce que chacun d'eux a révélé, par le flux de conscience et la découverte de l'inconscient, c'est l'idée qu'il n'y a pas de subjectivité déterminée, maîtresse d'elle-même, qui s'exprime délibérément dans une oeuvre et peut sciemment se construire en se projetant dans une oeuvre et en s'identifiant_ à certains personnages. La destruction de la conception traditionnelle de la subjectivité retentirait sur la création littéraire qui ne peut pas ne pas tenir compte des acquis de la psychologie et de la psychanalyse dans ses nouvelles productions. Mais cela signifie-t-il pour autant que la subjectivité, tant des auteurs que des lecteurs, nepuisse_plus avoir une relation privilégiée  d'expression et de construction de soi avec la littérature ?

 

Récapitulons : nous avons d'abord considéré l'oeuvre littéraire comme identification entre la subjectivité de l'artiste et l'objectivité de l'oeuvre. À ce stade, l'oeuvre pouvait apparaître comme expression directe de la subjectivité, c'est-à-dire de la personnalité et de la vie intérieure de l'auteur. Mais le roman biographique ou autobiographique nous a permis de voir comment la subjectivité peut se proposer à elle-même l'histoire de sa propre constitution et l'achever dans ce récit. Ce faisant, elle permet à. d'autres subjectivités d'expérimenter une autre façon de vivre et de comprendre le monde. Mais la découverte de l'inconscient met en cause l'idée d'une subjectivité entièrement maîtresse d'elle-même et entièrement connaissable. Et cette découverte retentit sur la production littéraire au point qu'elle ne pourrait plus constituer un moyen d'expression et de structuration univoque de la subjectivité. Mais il nous semble qu'il ne faut pas se hâter de répondre, et qu'il serait bon de distinguer maintenant deux significations de la subjectivité, ce qui nous aidera à voir en quoi la littérature peut bel et bien toujours se définir comme espace d'expression et de production de la subjectivité.

11 faut en effet ne pas confondre la subjectivité au sens psychologique de ce qui structure la conscience ou le moi, avec la subjectivité au sens critique ou transcendantal telle que Kant la définit. Mettre cette distinction au jour va nous permettre de reformuler notre problème.

Nous avions envisagé la littérature comme expression de la subjectivité et moyen de se connaître pour celle qui est à l'origine de la création et pour celles qui jouissent ultérieurement de cette création. Mais l'apparition de l'inconscient semblait mettre à mal cette confiance en la littérature comme moyen, outre de se procurer du plaisir, de se connaître mieux. Pourtant, en distinguant subjectivité psychologique et subjectivité  transcendantale, nous pouvons séparer ce qui, dans la subjectivité, constitue l'identité psychique d'un individu, de ce qui relève des fonctions de connaissance en général. Kant, dans la Critique de la raison pure, définit ainsi le côté subjectif de la connaissance comme ce qui est conditionné par la légalité des facultés de connaissance. Mais il démontre que cet aspect subjectif de la connaissance est aussi objectif en tant qu'il est déterminité universelle et nécessaire des objets de l'expérience. Cette déterminité constitue tous les objets de la connaissance sur un mode identique pour tous les sujets. Les formes de l'intuition que sont l'espace et le temps prennent racine dans le sujet lui-même.

Mais ce qui nous intéresse le plus ici, c'est ce qu'affirme Kant à propos du caractère subjectif du principe qui détermine les jugements de goût. En matière esthétique, les jugements ont un principe subjectif et prétendent néanmoins valoir universellement. C'est ce que Kant écrit au paragraphe vingt de la Critique de la faculté de juger : les jugements de goût « doivent donc posséder un principe subjectif, qui détermine seulement par sentiment et non par concept, bien que d'une manière universellement valable, ce qui plaît ou déplaît. « La raison pour laquelle les subjectivités différentes communiquent entre elles, trouvent de quoi se nourrir et s'exprimer dans la littérature, c'est donc l'existence de ce sens commun, distinct de l'entendement, et qui permet une communication directe entre les hommes. La subjectivité transcendantalement définie apparaît comme condition de possibilité du jugement de goût et donc de l'appréciation de la littérature comme oeuvre d'art.

Mais il n'est pas dit maintenant que la subjectivité au sens psychologique soit obstacle à son expression et à sa connaissance dans l'oeuvre littéraire. Même si  la subjectivité connaissante est distincte de la  subjectivité psychologique t que celle-ci ne semble pas être_ maîtresse  de celle-là, ne _pouvons-nous concevoir qu'elles puissent faire bon ménage ? 

La littérature, même définie comme fiction et reconnue comme telle, n'est pas vouée à ne plus être crue, et même si le roman évolue dans sa forme, le fonctionnement de l'adhésion à sa fiction semble ne pas devoir être totalement remis en cause. Octave Mannoni, dans un article intitulé « L'illusion comique ou le théâtre du point de vue de l'imaginaire « examine en profondeur les relations entre fiction et croyance face à une représentation théâtrale.

Quand on va au théâtre, — mais on pourrait tout aussi bien dire quand on lit un roman —, on sait que ce qui se passe sur scène n'est pas vrai et pourtant en quelque sorte et pour que l'oeuvre porte, on y croit, il faut y croire. Mannoni explique alors que chaque spectateur sait bien que ce à quoi il assiste, le spectacle, est irréel en tant que c'est une représentation, et non pas la vie commune et quotidienne ; et pourtant il feint de croire que ce qui se passe est réel, afin que l'oeuvre fonctionne. Mais comme il sait que le spectacle est irréel, il postule en fait l'existence d'un spectateur naïf qui croirait assister à des scènes de la vie quotidienne ; et c'est ce processus de postulation qui rend l'oeuvre théâtrale, sa représentation, efficace. Mais qu'entend-on par rendre la représentation efficace ? Cela signifie permettre la croyance, c'est-à-dire permettre de prendre la fiction pour la réalité, tout en se mettant à l'abri des implications et des conséquences qu'auraient les actions représentées si elles se déroulaient dans le réel. Mannoni affirme qu'alors « le théâtre permet à un spectateur de s'identifier à un héros «, reprenant une thèse de Freud. Mais il poursuit son analyse en montrant comment

il est devenu de plus en plus clair, depuis l'époque à laquelle Freud écrivait, qu'il n'est pas essentiel, pour qu'il y ait théâtre, qu'il y ait héros. L'idéal du moi est de moins en moins en jeu, et c'est le moi qui joue à volonté les fous et les sages comme dans le rêve.

La subjectivité au sens psychologique, du fait même qu'elle est complexe, rend possible l'adhésion à la fiction même si celle-ci est reconnue comme fiction, et la littérature vécue et expérimentée sous forme théâtrale, constitue alors le lieu où la subjectivité joue, fait varier ses rôles, retire du plaisir de cette activité ludique. et reconstitue son équilibre par le biais de ces identifications. Au théâtre, la subjectivité trouve un espace de liberté, de même que le rêve permet de réaliser ce que la réalité interdit de faire.

La subjectivité transcendantalement définie ou prise au sens psychologique apparaît comme condition de possibilité pour jouir de la littérature et moyen de faire exister les fictions littéraires. Mais nous voudrions maintenant montrer comment il y a en fait une sorte de cercle entre littérature et subjectivité et Comment elles sont l'une par rapport à l'autre conditionnante et conditionnée.

Si la subjectivité au sens kantien ou dans certaines de ses caractéristiques Psychologiques conditionne l'accès à la littérature comme œuvre d'art, la littérature elle aussi conditionne l'émergence de la subjectivité, c'est-à-dire la structuration psychique de l'enfant. C'est par l'analyse que Bruno Bettelheim fait des contes de fées dans La Psychanalyse des contes de fées que nous pouvons démontrer cette proposition selon laquelle la littérature conditionne l'avènement et la structuration de la personnalité.

Bruno Bettelheim écrit ainsi que les contes de fées, dans toutes les sociétés, sont propres à aider l'enfant à se constituer comme' sujet, à mettre de l'ordre dans son intériorité, dans sa subjectivité complexé' Il dit des contes de fées qu'« ils ont infiniment plus de choses à nous apprendre sur les problèmes intérieurs de l'être humain et sur leur solution, dans toutes les sociétés, que n'importe quel autre type d'histoire à la portée de l'entendement de l'enfant. «

Le fait que ces contes aient été répétés oralement, et donc déformés, est de plus considéré par Bruno Bettelheim comme une bonne chose :

Après avoir été répétés pendant des siècles (sinon des millénaires) les contes de fées se sont de plus en plus affinés et se sont chargés de significations aussi bien apparentes que cachées ; ils sont arrivé à s'adresser simultanément à tous les niveaux de la personnalité humaine, en transmettant leur message d'une façon qui touche aussi bien l'esprit inculte de l'enfant que celui plus perfectionné de l'adulte.

La répétition des contes leur confère un auteur collectif, ce qui rend le conte plus parlant, moins particulier et plus général. Bettelheim continue en écrivant :

En utilisant sans le savoir le modèle psychanalytique de la personnalité humaine, ils adressent des messages importants à l'esprit conscient, préconscient et inconscient, quel que soit le niveau atteint par chacun d'eux. Ces histoires qui abordent des problèmes humains universels, en particulier ceux des enfants, s'adressent à leur moi en herbe et favorisent son développement tout en soulageant les pressions préconscientes et inconscientes.

Ce que nous comprenons, c'est que les contes de fées expriment à merveille qu'il y a des éléments constitutifs de la subjectivité (Bettelheim parle de modèle de la personnalité humaine) tels que le conscient, l'inconscient, le moi, le surmoi, le ça, etc. Et les contes de fées exposent des problèmes humains universels. La littérature a donc pour particularité de présenter l'articulation du général et du singulier qui se situe au coeur même de tout homme. La subjectivité à cet égard est à la fois ce que l'individu a de plus propre et qui le singularise et en même temps la base commune avec autrui à partir de laquelle il peut communiquer, c'est-à-dire former une communauté d'existence et se constituer comme homme.

Bettelheim explique par exemple comment le conte des trois petits cochons permet à l'enfant de distinguer (inconsciemment et pas en ces termes-là bien-sûr) le principe de plaisir du principe de réalité et comment l'enfant peut comprendre concrètement quels avantages il y a à opter pour le principe de réalité, sans sacrifier complètement le principe de plaisir. Le plus âgé des trois petits cochons construit en effet sa maison qui le protège du loup. Cela l'empêche de jouer avec les autres pendant la durée des travaux, mais il mange aussi le loup, satisfaction non négligeable. Pour poursuivre cette analyse, on pourrait dire que ce conte montre comment la subjectivité peut s'unifier, se rendre cohérente et intégrer ses différentes instances. En effet, le troisième petit cochon peut apparaître comme le moi qui maîtrise le ça symbolisé par ses deux petits frères et le surmoi symbolisé par le loup menaçant,.

La littérature des contes de fées, sujette à une interprétation psychanalytique, nous permet de voir comment la subjectivité trouve effectivement dans la littérature le lieu de sa constitution et de son expression privilégiée, autant de ses rêves que de ses connaissances réelles, même si cette expression se fait sous la forme de fictions.

 

CONCLUSION

En conclusion nous pouvons donc dire que littérature et subjectivité semblent intimement unies l'une à l'autre en tant que la littérature est la production de la subjectivité, que celle-ci maîtrise intégralement ou pas le sens de cette production. Mais la subjectivité est aussi le produit de la littérature en tant que celle-ci oeuvre de façon essentielle au développement de la subjectivité. La littérature présente donc un reflet éloquent de la complexité de la subjectivité, et son analyse peut permettre d’améliorer la connaissance de cette complexité. 

Nous avons voulu, dans ce propos, contrebalancer un respect trop grand porté à l'intention de l'auteur. Il ne s'agit pas, quand nous interprétons un texte, de savoir ce que l'auteur a voulu dire. Nous pourrions supposer qu'il a dit ce qu'il voulait dire. En revanche il nous incombe de défendre le plus possible ce propos avant toute autre considération, c'est-à-dire de reconstruire le plus possible une cohérence que nous aurions pu avoir du mal à percevoir. Interpréter un texte, c'est donc avant tout le respecter et en faire un objet de communication pertinent. Ce ne doit pas être une tentative soupçonnée de vouloir trahir le texte. Nous nous sommes éloignés de cette inquiétude. Ce doit être en revanche un dialogue fructueux que nous pouvons toujours instaurer et qui montre en quoi ces textes même les plus anciens que nous lisons ont encore quelque chose à nous dire. En ce sens, nous ne sommes plus si loin de l'interprétation artistique.

 

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