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La Loi de Thomas Mann

Publié le 23/03/2012

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Moïse est une des figures parmi les plus importantes de la religion juive, sinon la plus importante. Prophète, libérateur, le premier rabbin, Moïse est celui à qui est attribué l’écriture de la Torah, le livre sacré de la religion juive. Il est ainsi considéré comme le père fondateur de la religion monothéiste telle que l’on la connait. En effet, les trois religions monothéistes majeures, le Judaïsme, l’Islam et la Chrétienté, le considèrent comme un prophète central. La Bible, dans le livre de l’Exode, décrit la vie de Moïse, depuis sa naissance de parents juifs dans une Egypte hostile aux « fils d’Israël ». Puisque les garçons juifs devaient être tués à la naissance, sa mère, une fille de la famille Lévi, le cache jusqu'à ses trois mois, puis le met dans une caisse et le dépose sur le Nil. Il est ainsi trouvé par la fille du pharaon, qui prend pitié de lui, et qui le garde en vie. Moïse grandit en paix, jusqu'au moment où il doit fuir parce qu’il a tué un Egyptien qui battait un esclave hébreu. Dans le désert, il découvre le buisson ardent, qui se révèle être une manifestation de Dieu, et qui lui dit d’aller libérer les Hébreux de l’emprise des Egyptiens. Avec l’aide de miracles et des dix plaies divines envoyées par Dieu, Moïse parvient à accomplir cette tâche, mais ceci n’est que le début de sa mission. Il doit maintenant guider les Hébreux, autant physiquement que moralement, vers la terre promise par Dieu. Ce n’est pas toujours facile, parce que les Hébreux ne sont ni unis ni coopératifs, ce que l’on voit particulièrement dans un épisode, où, pendant l’absence de Moïse, ils créent une nouvelle idole : le veau d’or. Pendant ce voyage, il va surtout rédiger sur des tablettes les Dix Commandements, qui sont les fondements de la loi morale religieuse du judaïsme, et des deux autres religions monothéistes majeures. C’est autour de cette écriture des lois qu’est centrée La Loi de Thomas Mann, publiée en 1943 aux Etats Unis dans un recueil d’histoires sur les Dix Commandements qui s’appelait Ten Short Novels of Hitler’s War Against The Moral Code. Thomas Mann (1875-1955), écrivain allemand, est une des figures les plus éminentes de la littérature européenne du début du XXe siècle. Son œuvre est fortement influencée par les théories de Schiller, Goethe, Nietzsche, Schopenhauer, et, particulièrement dans La Loi, par Freud. Mann est porteur d’une idéologie militaro-impériale, se méfiant de la démocratie et des droits de l’homme, mais cependant s’opposant farouchement au gouvernement nazi. Par ailleurs, il a écrit La Loi pendant qu’il était en exil aux Etats Unis, et l’influence de ce contexte socioculturel est très marquée dans le roman. Dans La Loi, Mann réécrit l’histoire de Moïse et de l’Exode, ne se limitant pas aux faits décrits dans la Bible, mais se permettant d’en changer quelques-uns. Ce-faisant, et ceci est l’enjeu de notre discussion sur ce livre, Mann tente d’humaniser une histoire qui était intégralement restée dans le domaine du sacré et du divin. Moïse sous la plume de Mann n’est plus seulement le prophète et le héros divin de la mythologie juive, mais une personne éminemment compliquée, et surtout éminemment contemporaine, sans pour autant perdre sa pertinence comme père fondateur de la religion. Mann tente de rationaliser le mythe de l’histoire de l’exode, comme nous le verrons dans un premier temps, sortant l’histoire du domaine des miracles et essayant de lui donner une réalité plausible. Nous montrerons ensuite comment le Moïse de La Loi est un héros plein de contradictions : égyptien et hébreu, créateur et destructeur, artiste et prêtre, passionné et ascète. Enfin, nous verrons comment une sorte de tyrannie de la purification, partie intégrante du plan de Moïse pour les Hébreux, montre un parallèle un peu troublant entre les évènements décrits et la situation contemporaine de Mann.

 

 

Dans l’histoire de Moïse telle qu’elle est décrite dans la Bible, quand le Pharaon ne veut pas laisser partir les Hébreux, Dieu envoie plusieurs plaies sur la terre égyptienne, et sur le peuple égyptien pour le convaincre de son pouvoir. Il y a dix plaies : l’eau du Nil se transforme en sang, les grenouilles, les moustiques, la vermine, la peste du bétail, les furoncles, la grêle, les sauterelles, les ténèbres, et enfin la mort des premiers-nés des Egyptiens (Exode 7:14-12:33). Dans le texte de la Bible, ces plaies ont deux fonctions ; d’une part faire peur aux Egyptiens pour les convaincre de laisser partir les Hébreux ; d’autre part montrer le pouvoir surnaturel de Dieu. C’est en effet une série de miracles, que Moïse ou Aaron grâce à Dieu. Ces miracles confirment qu’ils sont les représentants d’un Dieu bien plus puissant que n’importe quelle autre divinité connue des Egyptiens. La sortie des Hébreux d’Egypte est donc en grande partie due au pouvoir surnaturel du Dieu qui les protège. Cependant, dans un effort de rationalisation et d’humanisation, et peut-être afin de rendre plus historiquement plausible l’histoire de Moïse, Mann tente de donner des raisons physiques à chaque miracle. Ainsi, on voit par exemple Mann expliquer que « le Nil prend, à certaines occasions, une couleur rouge sang, son eau temporairement n’est plus potable et les poissons meurent » (pg 67). Puis, « il arrive que les grenouilles des marais se reproduisent à l’excès » (pg 67), et ainsi de suite. Mann prend le temps de donner une cause scientifique possible à chacune des plaies sauf la dernière, la mort des premiers-nés. Il implique que cette dernière plaie est en fait due à Josué, le jeune ami de Moïse. La dernière plaie n’est donc pas un jugement divin, mais un acte de violence humaine, et c’est cette dernière plaie qui va finir par changer l’avis de Pharaon.  En donnant une explication rationnelle des miracles, Mann fait deux choses. D’abord, il ramène l’histoire à un niveau plus humain et réaliste, plutôt que strictement divin et surnaturel. De ce fait, l’histoire devient plus contemporaine, et parle plutôt des actes humains que de l’intervention divine. Puis, Mann montre que ce sont les actes des hommes qui produisent des réactions et des résultats. Mann ne nie pas l’existence des actes divins pour produire les plaies, mais il dit que même si ces dix plaies se sont produites, c’est l’acte humain qui a finalement compté. Mann écrit « il n’y a rien d’impossible entre [les dix plaies]. La question se pose simplement de savoir […] si elles contribuèrent substantiellement au résultat final. » (pg 65). Ce qui compte pour Mann sont les actions des hommes, les autres « plaies » ont peut-être existée, mais elles sont moins importantes.

De toute façon, l’existence spirituelle de Dieu, ou « Yahvé », est présentée d’une façon assez ambiguë par l’auteur tout au long de La Loi. Les manifestations de sa présence qui sont nombreuses dans l’Exode sont moins importantes dans le texte de Mann, comme si elles étaient secondaires à l’intrigue principale, celle de la vie de Moïse et des Hébreux. L’épisode du buisson ardent, par exemple, n’est pas décrit explicitement dans le livre. Moïse, impressionné par l’idée d’un Dieu « invisible » parmi les dieux visibles qui existaient, commence à avoir des inspirations et des révélations « qui, dans un cas précis, cessèrent même de lui être intérieures pour visiter son âme sous la forme d’une vision extérieure, entourée de flammes » (pg 15). Ensuite, on ne comprend ce qui s’est passé que par la parole de Moïse, lorsqu’il se raconte l’histoire du buisson ardent aux Hébreux. De plus, comme on l’a déjà évoqué, les dix plaies sont expliquées par des causes rationnelles et naturelles. Le seul moment où la présence de Yahvé est visible à d’autres que Moïse est lorsqu’Aaron et Miryam se plaignent à Moïse de son comportement avec sa maitresse, une Mauresque. Ici, « Yahvé intervient », et « les fondations tremblèrent » (pg 169). A part cela Yahvé est un être que l’on ne voit pas intervenir dans la vie des Hébreux, et semble n’avoir un lien personnel qu’avec Moïse. D’autre part il est présenté, comme si il était un dieu parmi plusieurs dieux. Il est le plus fort, certes, mais il n’est pas le seul dieu. Quand Jethro, le beau-père de Moïse, vient lui rendre visite dans le désert après leur départ d’Egypte, il « n’apprit pas sans surprise que l’un de ses dieux, et parmi eux justement le Dieu sans images, avait remarquablement fait ses preuves » (pg 123). On voit que le Dieu décrit par Mann est un Dieu avec une présence ambiguë, justement parce qu’il est le Dieu choisi par Moïse, certes par inspiration, parmi d’autres dieux grâce à son invisibilité. Mann nous montre alors la fonction de Moïse en tant que créateur de la confession juive, celle de l’homme qui sort un monothéisme du polythéisme. De ce fait, c’est encore une fois l’action de l’homme qui compte plus que l’action divine. 

Un autre élément est nouveau dans La Loi par rapport à la Bible : le rôle de Moïse dans le rapport très personnel d’un Dieu avec son peuple. En effet, plusieurs fois dans le livre, il y a une ambiguïté sur la question de savoir si Moïse est un messager de Dieu ou en fait un Dieu lui-même. Moïse lui-même comprend le problème juste après le passage de la mer Rouge, qui a sauvé les Hébreux : « Moïse avait toujours la douce difficulté d’empêcher qu’on ne le prit lui-même pour un Dieu, pour celui qu’il annonçait » (pg 87). Il y a plusieurs endroits dans le texte, en revanche, où la ligne entre Moïse-prophète et Moïse-dieu est assez floue. Par exemple, Moïse dit, quand il commence à énumérer les règles de conduite des Hébreux dans leur nouveau campement dit : « Je suis le Seigneur, votre Dieu » (pg 141). De plus, pendant tout cet épisode des lois qu’il énumère, qui viennent par ailleurs du Lévitique pour la plupart et non de l’Exode dans la Bible, il utilise le « je ». Au lieu de dire « Dieu vous dit de… », Moïse dit « Je vous dis de… ». Ainsi il s’assimile  au Seigneur, et devient plus que juste son messager et son prophète. Inversement, Dieu est évoqué au même niveau qu’un homme comme Moïse. Par exemple, Moïse dit : « le Seigneur, ton Dieu, se déplace dans le camp qui doit donc être un camp sacré, c’est-à-dire propre, afin qu’il ne se bouche pas le nez et ne se détourne pas de toi » (pg 135). Moïse est ainsi élevé au rang de Dieu, et Dieu rabaissé au rang de Moïse, ils sont d’une importance égale dans les lois que Moïse énumère. Il y a donc un rapport très étroit dans le livre de Mann entre l’humain et le divin, beaucoup plus que dans l’Exode. Dieu présente des aspects humains, et Moïse devient presque divin à certains moments. C’est l’honneur de Dieu qui le convainc de ne pas exterminer tous les Hébreux après l’épisode du veau d’or par exemple, quand Moïse lui dit qu’il serait déshonoré face aux autres peuples s’il est incapable de conduire son peuple en terre promise. La fierté de Dieu est ainsi évoquée par Moïse, et c’est ainsi qu’il réussit à le faire changer d’avis. Mann présente une histoire beaucoup moins sur la perfection du divin, mais plus l’imperfection, frustrante, de l’homme.

 

Même si Moïse veut atteindre la perfection pour son peuple, c’est un homme plein de contradictions dans la version de Mann : la première est le fait qu’il est moitié égyptien, moitié hébreux, ce qui n’est pas le cas dans la Bible. Dans La Loi, Moïse serait le produit de la passion de la fille du Pharaon pour un esclave hébreu qui est tué immédiatement après leur liaison. Moïse est donc entre les deux mondes : celui des esclaves et celui des esclavagistes. Sigmund Freud, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), avait déjà proposé l’idée que Moïse était égyptien. Dans cette œuvre, Freud montrait que de ce fait,  les juifs, qui se disaient être les inventeurs du monothéisme, se heurtaient à d’autres monothéismes plus anciens, notamment celle d’Akhénaton, un pharaon qui avait créé un culte au dieu-soleil, créant ainsi une forme d’antisémitisme. Surtout, ceci faisait que l’on ne pouvait plus avoir une vision « égyptophobe » de l’histoire de l’Exode, mais que Moïse représentait une sorte de médiation entre les deux cultures, en étant un Egyptien qui apportait aux Hébreux une nouvelle version de la religion qui avait été rejeté par les Egyptiens. L’Egypte apporte alors sa sagesse à l’histoire de la religion juive. Dans La Loi, Thomas Mann reprend cette idée, mais la transforme, en faisant de Moïse un homme moitié égyptien/moitié hébreu. Son héritage égyptien est très important dans le déroulement de l’histoire. Il est éduqué dans un « internat très élégant » (pg 31), et bénéficie alors de la meilleure éducation égyptienne que l’on puisse avoir. Puis, quand il essaye de libérer les Hébreux avec le Pharaon, il n’a accès à celui-ci que grâce à ses relations familiales. Enfin, Dieu dit à Moïse que c’est justement parce qu’il est issu de ce métissage qu’il a été choisi comme libérateur des Hébreux. Il explique que « si tu étais au beau milieu de ce peuple et véritablement un d’eux, tu ne les verrais pas et ne pourrais porter la main sur eux » (pg 157). Le métissage de Moïse lui permet de prendre de la distance par rapport aux Hébreux, pour pouvoir mieux les sculpter et les purifier.

Le mot « sculpter », utilisé dans La Loi, est apte à décrire ce que fait Moïse dans l’œuvre de Mann, parce qu’il le présente comme étant un artiste, un créateur. On voit cela dans la façon dont c’est véritablement Moïse qui, sur le mont Sinaï, crée les Lois qu’il transcrit sur les tablettes de pierre. Dans l’Exode, à la fin de la conversation entre Dieu et Moïse sur le mont Sinaï, c’est Dieu qui donne à Moïse les tables de pierre avec les dix commandements écrits dessus : « écrites du doigt de Dieu » (Exode 31 :18). En revanche, dans Les Lois, c’est Moïse qui les écrit, dans une scène d’inspiration divine et artistique, et aussi Romantique. Moïse sait qu’il doit écrire les lois, mais le problème est de savoir dans quel alphabet : il en connait trois, mais aucun ne convient puisque tous sont associés à d’autres cultures, d’autres religions. Il a alors une « idée divine » (pg 189), et il crée son propre alphabet : l’Hébreu. Dans la description de cet effort de création, on voit à quel point Moïse doit être vu comme une figure de grand artiste : « c’était comme si des rayons lui sortaient de la tête, comme si des cornes jaillissaient du haut de son front à force de désir et d’efforts et de pure illumination » (pg 187). Puis, « à cette idée, des cornes firent saillie sur son front » (pg 187). La créativité de Moïse est si impressionnante que les cornes jaillissent sur son front, faisant de lui plus qu’un homme, une figure Romantique de la mythologie, transformée par sa propre inspiration. En effet, Moïse voit même sa mission de guide des peuples d’Israël comme « l’objet charnel de son désir de sculpteur » (pg 81). Moïse est avant tout artiste-créateur, mais en étant ceci il doit être aussi destructeur. On le voit lors de l’assassinat des premiers-nés des Egyptiens, l’invasion des terres des Amalécites, et la façon dont il met à mort tout ceux qui ont instigué la création du veau d’or. Pour créer, Moïse doit détruire.

Ceci arrive donc au cœur des contradictions du personnage de Moïse tel qu’il est décrit par Mann : la passion qui se heurte à la volonté de contrôle. Dans la première phrase du livre, on nous dit : « sa naissance fut un désordre, c’est pourquoi il aimait passionnément l’ordre, les règles inviolables, les commandements et les interdits » (pg 13). Moïse est un homme, qui, venant d’origines instables, n’aspire qu’à la stabilité. Pourtant, pendant tout le livre, il ne peut pas brider sa passion. Ceci se voit dans plusieurs exemples ; comme dans l’Exode, Moïse tue un Egyptien qui est en train de battre deux esclaves hébreux, dans un élan de rage. Il doit alors quitter l’Egypte à cause de ce manque de contrôle, par peur de représailles. L’exemple le plus flagrant de son manque de contrôle sur lui-même, en revanche, est sa relation avec « la fameuse Mauresque ». Il tient à elle complètement comme sa maitresse, même s’il est marié, et qu’il sait aussi qu’elle avait « sans doute connu plus d’un homme » (pg 159). Pour Moïse, prophète de la pureté et de l’ordre, ceci semble très contradictoire. Moïse, dans ses relations avec la Mauresque, est représentatif de la lutte humaine entre les désirs et la discipline. Il ne peut pas se passer d’elle, et il ne veut pas se passer d’elle, mais en même temps, il dit aux autres Hébreux que le mariage « est la quintessence de toute pureté dans la chair aux yeux de Dieu » (pg 139). Les Hébreux sont consternés par cette règle et par toutes les autres règles de pureté que Moïse leur impose, puisque justement ils ne voient pas comment ils vont pouvoir supporter ces restrictions en tant qu’humains avec des désirs. Moïse est obsédé par la pureté, et veut façonner une société qui soit la plus pure possible, avec les Hébreux comme matériel à sculpter, mais c’est cette passion qui fait que lui-même ne peut pas atteindre la pureté tant désiré : Moïse n’est qu’un homme.

 

La société des Hébreux créée par Moïse est ainsi une tentative de pureté et de perfection, mais ceci à des relents troublants de tyrannie. Quand on voit les lois énumérées par Moïse aux Hébreux, dans un long monologue, on voit un homme qui impose des lois de pureté et de perfection à un peuple qui ne veut rien savoir. Surtout, les raisons pour lesquelles il faut obéir aux lois que Moïse impose ne sont très élaborées. Il s’agit de « la pureté », « la sainteté », ou parce que Dieu le Seigneur le veut. Les premières règles de vie sont surtout des règles d’hygiène, car, dit Moïse, « la sainteté commence par la propreté » (pg 135). Les Hébreux doivent alors faire leurs besoins hors du camp, avec une petite pelle pour creuser un trou. Ils doivent se baigner souvent, et isoler les malades. Puis la quête de la pureté s’étend à la nourriture : ils doivent distinguer entre les animaux purs et impurs pour pouvoir les manger. Pour la nourriture il précise que ce n’est pas pour des raisons de la santé qu’on ne doit pas manger quelques animaux, mais parce qu’ils sont impurs. De la nourriture les lois passent au désir et à l’amour, puis du désir à l’idolâtrie ; enfin Moïse se concentre sur des notions plus « morales », c'est-à-dire contre le meurtre, l’adultère et les autres maux. A chaque fois, Moïse dit aux Hébreux qu’ils doivent commencer à pouvoir distinguer entre le pur et l’impur, parce qu’ils sont le peuple choisi par le Dieu invisible pour être saint. Ils doivent alors aspirer à la sainteté et la pureté, à l’image du Dieu invisible qui est la plus pure et parfaite des choses. Moïse dit : « Moi, le Seigneur, je suis saint et je vous ai isolés pour que vous soyez miens » (pg 143). La moralité ici proposée par Moïse est troublante parce qu’elle est basée sur une obsession fanatique de la pureté, qui devient presque tyrannique. Ceci dit, on voit, pendant l’épisode du veau d’or, que sans la présence de Moïse, les Hébreux régressent d’une façon assez incroyable à un état de pure barbarie : ils couchent avec leurs sœurs, ils vident leurs entrailles par terre, ils frappent leurs mères, ils brûlent même leurs forces viriles en l’honneur du veau (pg 201). Ainsi Mann joue encore sur une ambiguïté, puisque même si la pureté voulue par Moïse semble assez tyrannique, l’autre option semble même pire. Mann semble présenter le paradoxe de l’ordre face à la passion encore une fois, montrant que les deux extrêmes sont aussi effrayants l’un que l’autre.

L’impression de tyrannie de Moïse est accrue par la présence de Josué, « l’ange exterminateur ». On a déjà vu que la violence que montre parfois Moïse vient de sa nature passionnée, et que ce n’est pas quelque chose qu’il contrôle ni qu’il veut utiliser. Josué, en revanche, est un homme militaire, et voit l’utilisation de la violence comme nécessaire pour la libération et la continuation de la purification du peuple Hébreu. En effet, c’est lui et la petite armée qu’il s’est construite autour de lui qui tuent les premiers-nés des Egyptiens dans la nuit. Ce n’est pas donc Yahvé qui passe sur les maisons des Egyptiens, « mais justement son ange exterminateur – ou plus exactement toute une cohorte soigneusement constituée » (pg 75). Plus tard, c’est par les capacités de stratège de guerre de Josué que les Hébreux peuvent gagner contre les Amalécites dans ce qui n’est rien d’autre qu’une invasion d’un territoire déjà occupé. Puis, on voit surtout que c’est par peur avant tout des « anges exterminateurs » que les Hébreux acceptent de suivre les règles de conduite que Moïse impose : « derrière les interdictions de Moïse se tenait l’ange exterminateur » (pg 147). Josué est donc à la tête d’une sorte de milice privée, qui devient ensuite une armée, et puis une sorte de police secrète, mise en place pour mettre en vigueur par la violence les lois imposées par Moïse leur maître. Le personnage de Josué est alors très troublant pour le lecteur d’une histoire de l’Exode qui commence à ressembler à une histoire sur un état de dictature. Les lois sont imposées et renforcées par la violence, par une cohorte d’hommes violents qui sont les adhérents les plus loyaux à la philosophie du maître. Moïse parle beaucoup de punition divine, mais les Hébreux ont beaucoup plus peur de la punition des hommes qui les guident. La violence du campement commence à ressembler beaucoup à la violence qui existait, par exemple, en Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre Mondiale.

En effet, il est possible de faire plusieurs liens entre le personnage de Moïse dans La Loi, et celui d’Hitler. Dans un texte qui est destiné à être publié dans un recueil montrant comment le régime d’Hitler est en violation des lois morales de la Bible, il semble extrêmement étrange de faire de Moïse une représentation d’Hitler. En effet, La Loi est construite pour être un discours contre Hitler et le troisième Reich. On voit par exemple que le discours final de Moïse aux Hébreux est un discours qui est en fait contre Hitler. Il parle de l’homme qui a érigé le veau d’or, et il dit « Le sang coulera à flots, à cause de sa sombre bêtise, tant de sang que le rouge quittera les joues de l’humanité mais il ne pourra en être autrement ; cette canaille devra être abattue. » (pg 219). La raillerie contre le blasphémateur est très violente, utilisant l’imagerie du sang abondamment. Ce discours vise Hitler ; Mann le lisait même dans des discours à la radio pendant la guerre au peuple allemand. Mais en même temps, il évoque quand même la rhétorique nazie, et celle d’Hitler lui-même. De plus, il ne faut pas oublier qu’il fait ce discours après avoir donné l’ordre d’une exécution de plusieurs personnes. Moïse, en effet, peut être vu comme étant une parodie d’Hitler. Il a un désir fanatique de créer un peuple par la peur et la discipline, il est obsédé par l’hygiène, et de plus il est un artiste dans sa façon de « sculpter » son peuple. Mann fait donc deux choses à la fois, parodiant Hitler dans le même personnage qui est en fait supposé être son opposant extrême : le représentant des juifs. Moïse est l’anti-Hitler, mais aussi Hitler lui-même. Mann présente alors l’histoire de Moïse dans un contexte socioculturel contemporain à son époque, et ainsi en fait une histoire assez troublante. Le lecteur ne peut qu’être troublé en lisant La Loi, parce que l’on y voit la création de la moralité de la civilisation, mais qui est bâtie sur la violence et la tyrannie, ce qui rappelle la destruction que fait la Deuxième Guerre Mondiale.

 

 

Dans La Loi, l’histoire de l’Exode et de Moïse est présentée avec ironie, et le personnage de Moïse est surtout transformé en personnage beaucoup plus complexe que dans l’Exode.  Son histoire n’est plus seulement celle d’un porte-parole et serviteur de Dieu, mais celle d’un homme qui, de lui-même, tente d’atteindre la perfection qui est exigée par ce dieu « invisible ». La divinité et le surnaturel sont beaucoup moins importants dans cette réécriture de l’histoire, puisque c’est une histoire sur l’humanité et ses failles. Moïse représente non seulement les Juifs mais tout homme : luttant entre les passions et l’ordre, la création et la destruction, la perfection et l’imperfection. Ce-faisant, Mann parle non seulement de l’homme, mais de l’homme de son époque, qui doit voir le pouvoir destructeur de la quête de la pureté, mais aussi qui voit la moralité devenir floue et difficile à  cerner. Mann revendique les lois morales de la religion, qui semblent être oubliées par l’Allemagne contemporaine, et donne en même temps un avertissement contre la tyrannie du culte de la pur

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