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Les Mémoires D'Hadrien - Un Roman Historique ?

Publié le 16/10/2010

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Qu'est-ce qu'un roman historique?

 

Les grands dictionnaires français nous offrent diverses définitions du roman historique. Selon le « Grand Robert «, un roman historique est un roman dont l'intrigue est empruntée à l'Histoire. Pour le « Larousse «, c'est un roman dont le sujet s'inspire, plus ou moins exactement, d'évènements historiques.

Le roman historique apparait à la fin du XVIIe siècle avec « La Princesse de Clèves « (1678) de Madame de Lafayette et « Dom Carlos « (1672) de César Vichard de Saint-Réal1, mais il se développe surtout au XIXe siècle après « Ivanhoé « (1819) de Walter Scott. Cependant, beaucoup d'écrivains attaquent ce « nouveau genre « - Diderot  le considère comme un mauvais genre parce que, selon lui, « [...] vous trompez l’ignorant, vous dégoûtez l’homme instruit, vous gâtez l’histoire par la fiction et la fiction par l’histoire.«2, Théophile Gautier l'appelle « la vérité fausse ou le mensonge vrai «. 

En ce qui concèrne la littérature française, elle commence à s'intéresser au roman historique au XIXe siècle avec les romantiques, le premier grand roman historique français étant « Cinq-Mars « (1826) d'Alfred de Vigny. Après Vigny, d'autres écrivains commencent eux aussi à en rédiger et parmi les grands classiques de la littérature française on peut trouver de bons exemples de romans historiques comme le sont « Notre-Dame de Paris « (1831) de Victor Hugo ou « Salammbô « (1862) de Gustave Flaubert. 

Malgré toutes les critiques, le roman historique devient peu à peu un genre très à la mode, et interesse les lecteurs autant que les écrivains, surtout à notre époque.

 

Mémoires d'Hadrien

 

Ce roman, publié en 1951 à Paris, représente le sommet de la carrière littéraire de Marguerite Yourcenar (1903 – 1987) et lui vaut une réputation mondiale et l'entrée à l'Académie française (en 1980) comme la première femme à y siéger. 

Les « Mémoires d'Hadrien « sont les mémoires qu'aurait pu écrire Hadrien (76 - 138), l'empereur  romain. Ils sont divisés en six parties qui portent chacune un titre et décrivent une partie de sa vie:

1) Animula vagula blandula («Petite âme vagabonde et tendre«) - La première partie est composée d'une lettre à Marc-Aurèle dans laquelle l'auteur se propose, pressentant sa mort (il souffre d'une hydropisie du cœur), de former « le projet de [te] raconter ma    vie «3. C'est une ouverture qui évoque tous les thèmes principaux du livre.

2) Varius multiplex multiformis («Varié, multiple, changeant«) - La deuxième partie couvre la longue période allant de son enfance à son inauguration en empereur. Y sont dépeints sa formation, les débuts de sa carrière militaire, ses premières pensées politiques. En bref, c'est un brouillon de sa vie future.

3) Tellus stabilita («La Terre ferme«) - D'un côté, on voit Hadrien qui, devenu empereur, cherche à établir la paix dans son empire, à trouver un équilibre entre le centre (Rome) et la périphérie (les provinces). De l'autre côté, on voit son entrée dans la vie spirituelle, le déchiffrement des astres et les diverses étapes de l'ascension au mysticisme.

4) Saeculum Aureum («Siècle d'or«) - Cette partie nous présente les fruits de la paix: le développement de l'empire et le développement de la vie intime d'Hadrien ne font plus qu'un – la politique de pacification réussie lui apporte une récompense intérieure sous forme d'un grand amour pédérastique avec Antinoüs, berger de Bythinie. Mais ce bonheur est brutalement détruit par la noyade dramatique d'Antinoüs (il s'est suicidé) à cause de laquelle Hadrien sombre dans une crise spirituelle.

5) Disciplina Augusta («Discipline auguste«) - Après avoir épuisé les plaisirs et la douleur, il ne lui reste que la discipline qu'il applique à l'empire et à sa personne, continuant le parallélisme entre l'ordre du monde et l'ordre de la vie intime. Les seules choses qui l'interessent sont désormais sa succession et sa mort qu'il affronte stoïquement.

6) Patientia («Patience«) - La seizième partie sert d'épilogue, dominée par l'attente de la mort et par les efforts de maintenir stable un monde achevé.

Mémoires d'Hadrien – un roman historique?

 

Le titre nous dit que ce sont des « mémoires «, mais c'est plus complexe que cela de déterminer le genre de ce livre. D'abord, le titre n'est pas conforme au début de l'oeuvre – les premiers mots du récit sont «Mon cher Marc«4, ce qui nous montre qu'il y a un destinaire, et que c'est plutôt une lettre. Mais comme le récit procède, on ne trouve pas si souvent des mentions de ce destinataire, elles sont rares et éparses, et le contenu devient autobiographique, écrit à la première personne du singulier, nous présentant la vie d'un grand personnage de l'Histoire, respectant la tradition des mémoires. Le problème est qu'Hadrien n'a pas écrit des mémoires, ceux-ci sont l'œuvre de Marguerite Yourcenar, créée par sa fiction, à cause de quoi on peut parler des mémoires imaginaires/mémoires apocryphes.

Si l'on analyse ces « mémoires apocryphes « selon les définitions du roman historique qu'on a citées, on pourrait dire que c'est un roman historique: c'est une reconstruction du passé qui décrit les aventures d'un grand homme dans un moment unique de l'Histoire, antérieur à la vie de l'auteur, mais qui contient cependant une quantité significative de fiction. 

En vraie historienne, Marguerite Yourcenar crée une reconstitution minutieuse, grâce à  sa connaissance des langues anciennes, à son grand intêret pour les civilisations grecques et latines, aux nombreuses recherches qu'elle a faites (voir dans le paragraphe suivant), et à une lente maturation de la matière à écrire – elle l'écrivait et la réécrivait pendant trente ans, (« Faire de son mieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. «5) jusqu'à ce qu'elle-même n'avait atteint sa maturité, ce qu'elle avoue dans les « Carnets de notes « qui suivent le roman:  « Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans.«6

Dans la « Note «, elle nous donne l'arrière-fond historique pour chacun des personnages présentés dans le roman, même pour ceux qui n'y jouent pas un rôle très important. Elle explique aussi pourquoi elle a choisi de les mentionner, de les inclure dans le récit, pourquoi ils sont importants pour Hadrien, à quelle manière ils ont influencé sa vie et son œuvre. Elle le fait même pour les évènements historiques qu'elle décrit – les guerres que Trajan avait faites, les révoltes en Israël, la guerre de Palestine etc. Et, ce qui est peut-être la plus grande importance de cette « Note «, on y trouve toutes les sources que Marguerite Yourcenar a consultées pour pouvoir écrire ce roman. Comme elle le dit, « Le lecteur trouvera [...] une liste des principaux textes sur lesquels on s'est appuyé pour établir ce livre. «7, et c'est une longue liste qui comprend une centaine de documents de toutes sortes - livres, articles, essais, publications, lettres, poèmes, inscriptions, revues... Ils sont écrits en diverses langues – française, anglaise, allemande, latine, grecque, italienne, et la plupart d'entre eux sont très difficiles à trouver, rares, antiques.

Il est important de souligner que cette « bibliographie « massive a été indispensable pour pouvoir mieux connaître Hadrien et pour pouvoir reconstruire le plus fidèlement sa vie, sa pensée, pour comprendre ce qu'il aimait faire, quelles arts l'intéressaient, quels étaient ses musiciens, ses écrivains et ses poètes préférés, de quelle maladie il est mort. Seulement ainsi a-t-elle pu réaliser son projet. Cependant, entre l'Histoire officielle et la vie réelle, intime, existe souvent une grande différence. Si l'histoire est écrite par les vainqueurs, il n'y a presque pas de moyen de savoir la vérité, ne voyant qu'un côté de la médaille. Ce qui reste d'invisible, cet autre côté, on peut essayer de l'explorer, de trouver les faits peu connus, ou on peut utiliser notre imagination. Marguerite Yourcenar a choisi de faire tous les deux, d'agir à la fois en historienne et en écrivaine, d'expérimenter avec cette Histoire inconnue, secrète, afin de jeter de la lumière sur ce grand personnage qu'elle a choisi de décrire, sur cet « homme presque sage «8. Elle a voulu « refaire du dedans ce que les archéologues du XIX siècle ont fait du dehors «9.

Comme on a déjà vu, les recherches que Marguerite Yourcenar a faites sont nombreuses et minutieuses, donc, l'historienne a fait un excellent travail. Mais la romancière est allée encore plus loin. Pour pouvoir entrer dans la tête d'Hadrien, elle a développé une technique presque télépathique, qu'elle a définie dans les « Carnets « : « Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un «10. Par cette technique elle a réussi de trouver une position idéale – étudiant prudemment les faits qu'elle avait rassemblés et se transportant à l'intérieur d'Hadrien, elle s'est, au fil de temps, identifiée à lui. Cela fait, elle a pu finalement penser comme Hadrien, comprendre toutes les décisions qu'il a faites, et nous donner son opinion sur beaucoup de choses. 

C'est précisemment cette variété des sujets traîtés qui nous permet de connaître ce grand empereur, d'apprendre son point de vue sur presque chaque aspect de la vie humaine et d'essayer peut-être de le comprendre. C'est un homme complexe. Trois hommes divers,  qui ne font cependant qu'un, sont incarnés en lui: Hadrien homme de guerre qui cherchait à limiter les guerres offensives (à la différence de Trajan, son prédécesseur, qui en avait le goût), qui y préférait les traités de commerce et qui évitait de verser le sang inutilement; Hadrien homme d'État, à travers qui Marguerite Yourcenar rêve d'un homme d'État idéal capable de stabiliser le monde, est un souverain humaniste qui faisait de nombreux projets affin de stabiliser le plus possible la société romaine qu'il méprisait comme il méprisait la masse - «[...] la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas égoïste et bornée «11; qui voulait protéger les femmes et leur donner une meilleure vie, interdire le mariage forcé mais maintenir la dominance masculine; qui voulait améliorer la condition des esclaves soupçonnant que l'esclavage existerait toujours - « Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage: on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses: soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont assérvies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusions des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. À cette servitude de l'esprit, ou de l'imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. «12. Cette citation nous montre aussi la prévoyance qu'Hadrien manifestait tout au long de sa vie – il a « prévu « aussi la rotondité de la Terre, le déclin de l'empire romain, l'évolution des Barbares etc. Hadrien homme de culture13 est remarquable par son appétit de savoir. Ce provincial (il est né à Italica, en Espagne14) qui arrive à Rome dont il devient même empereur est amoureux de la Grèce, d'Athènes, du grec, ce qu'il avoue ouvertement et à plusieurs reprises: « C'est en latin que j'ai administré l'empire ; mon épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec que j'aurai pensé et vécu. «15. Mais c'était plus que l'amour qu'il éprouvait, c'était de l'admiration. Il se sentait même inférieur à eux : « Le dédain léger des Grecs, que je n'ai jamais cessé de sentir sous leurs plus ardents hommages, ne m'offensait pas ; quelles que fussent les vertus qui me distinguaient d'eux, je savais que je serais toujours moins subtil qu'un matelot d'Égine, moins sage qu'une marchande d'herbes de l'Agora. «16 Cet intérêt pour la Grèce s'explique par son goût de la littérature, de la poésie, de la musique, de l'art, de la médicine, de l'astronomie, de l'Histoire, de la philosophie (« Tout ce qui en nous est humain, ordonné et lucide, nous vient des disciplines grecques. «17) et aussi par son hédonisme et son homosexualité. Il a fait de la Grèce sa patrie adoptive. Hadrian appelle ce côté grec l'Olympien et il lui oppose le Titan qui s'intéresse à la périphérie, aux Barbares, à l'Égypte, à l'Orient, qui veut expérimenter un nouveau type de rélation avec les Barbares, décentraliser l'empire culturellement et politiquement, etc.

Style

 

Pour rendre un roman historique plus fidèle, beaucoup de romanciers recourent souvent à l'emploi des mots typiques de l'époque dans laquelle est situé leur roman. Marguerite Yourcenar n'est pas une exception – les « Mémoires d'Hadrien « sont impregnés de mots rares parce qu'ils désignent des objets ou des phénomènes anciens : tribun, hiérophante, patricien, calendes, laticlave, styrax, acropole, etc. 18

Toutefois, c'est précisemment le style qui nous fait penser qu'il ne s'agit pas d'un roman historique, car l'écriture de Marguerite Yourcenar s'approche très souvent de la poésie pure. Les figures de style abondamment employées nous le démontrent – les métaphores (« Ulysse sans autre Ithaque qu'intérieure «19), les périphrases ( surtout pour décrire Antinoüs - « l'enfant aux jambes dansantes «20), les symboles, les oxymores, semblent parfois extraits d'un poème. Par cet art poétique elle réussit à nous dépeindre toute émotion qu'Hadrien a éprouvée. Par exemple, après la mort d'Antinoüs, Hadrien est désesperé: « la plaie fermée trop vite s'était rouverte ; je criai le visage enfoncé dans un coussin [...] ; je me servais de mes ongles pour exhumer cette journée morte «21 et cette citation illustre clairement le désespoir d'un homme qui pleure son jeune amant disparu. 

On peut aussi distinguer deux types de ton que Marguerite Yourcenar utilise – le ton latin et le ton grec. Le ton latin est un ton sérieux, sévère, net, dépouillé (très peu d'adjectifs). C'est le ton d'un souverain, d'un administrateur, le ton de la toge. Le ton grec est celui d'un homme, un ton attristé, nostalgique et poétique qui apparait chaque fois qu'Hadrien parle des choses qui éveillent en lui des émotions. Cette dualité des tons reflète aussi la dualité d'Hadrien.

 

Conclusion

 

Le devoir de l'Histoire est de nous donner des leçons, de nous faire savoir si elle progresse ou si elle se répète. Marguerite Yourcenar a choisi de décrire le IIe siècle et l'homme qui en était la figure dominante après avoir lu une phrase de Flaubert - « Les dieux n'étaient plus, et le Christ n'était pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. «22 Cet homme seul, Imperator Caesar Traianus Hadrianus Augustus, un homme intelligent et prévoyant, a pu constater que l'histoire se répétait et qu'elle se répéterait toujours, et dans des formes de plus en plus terrifiantes. Les années dans lesquelles ce roman est publié sont celles où le monde léchait encore sa blessure après la pire catastrophe qui lui est arrivée, et le pessimisme d'Hadrien est surement renforcé par celui de Yourcenar. Mais ce serait une injustice de voir Marguerite Yourcenar en Hadrien, comme beaucoup de critiques l'ont fait,  parce que cela signifierait lui attribuer certaines caractéristiques peu sympathiques d'Hadrien comme par exemple son racisme envers le peuple juif. 

Les « Mémoires d'Hadrien « sont plus qu'un roman historique. Écrits à la première personne du singulier, ils sont considérés aussi comme une autobiographie (même si les critiques accusent Marguerite Yourcenar même aujourd'hui d'avoir mis dans la bouche d'Hadrien trop de ses propres paroles et pensées). Le style séduisant dans lequel ils sont écrits  nous permet de dire que, d'une certaine manière, il s'agit d'un roman poétique. Mais ils peuvent  aussi être classifiés comme un roman philosophique – un livre des dialogues des contraires, entre l'Orient et l'Occident, entre le passé et l'avenir, qui dénonce la fragilité des systèmes les plus élaborés, des stéréotypes, des lieux communs. C'est une œuvre intemporelle, un amalgame parfait qui réunit, savamment et habilement, l'histoire, la philosophie et la poésie.

 

B I B L I O G R A P H I E

 

1) Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1951

2) Krizstina Kalò, « Varius Multiplex Multiformis «: les visages de                               l'empereur Hadrien dans les Mémoires d'Hadrien

3) Petr Kyloušek, La naration à distance de Marguerite Yourcenar

4) Andrea Hynynen, L'univers masculin de Marguerite Yourcenar

5) Georges Thinès, Un auteur latin contemporain

6) André Durand, Mémoires d'Hadrien

7) The Paris Review, The art of fiction no.103, Marguerite Yourcenar

8) Françoise Chandernagor, Quand l'historien se fait romancier

9) Rémy Poignault, La mythologie dans les Mémoires d'Hadrien: Le Titan                                et l'Olympien

10) Adina Curta, Marguerite Yourcenar – péchés et vices

11) Anderson de Souza Oliveira, Adriano, o homem retratado puramente    por Marguerite Yourcenar

 

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