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mettons nous au bacon

Publié le 16/01/2011

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bacon

Page paysage de JP Richard –Mettons nous au balcon

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Au début du Balcon, se nomme, s’invoque, se célèbre, dans la vibration prolongée de l’exclamatif, l’extrême ponctualité d’une présence. Un être y surgit, être d’origine et de désir, mère des souvenirs, maitresse des maitresses, point matriciel, matière première du monde et du texte.

A cette instance souverainement superlative, montée d’un seul coup aux balcons de la mémoire, s’attache une densité d’affects.

Puissance toute personnelle aussi, car son espace est celui d’un toi encore, ce toi dans lequel le je qui parle réussit à projeter et à inclure presque littéralement l’ensemble de ses qualités particulières : le pluriel, la totalité du moi venant s’y investir, grâce à l’intégration allitérative, dans la singularité de l’être aiméô toi tous mes

A partir de là s’écrit peu à peu le poème : en une diffusion, une expansion lente, Baudelaire eut dit peut être une « vaporisation », de ce point d’intensité et de concentration premières. Le Balcon se développe selon la loi d’une sorte d’efflorescence. Son texte entier s’épanouit littéralement, prosodiquement, thématiquement, à partir de la formule qu’établit le premier vers. Cet épanouissement, qui est aussi une anamnèse (révélation d’un objet premier, son dévoilement certes mais sa recherche aussi, le mouvement d’approfondissement qui tente d’aller toujours plus près, au plus brûlant de lui), obéit au désir d’une continuité.

Il s’agira de faire lire, mais aussi ressentir, quasi physiquement, comment un passé de jouissance peut se glisser sans heurts dans un présent, ou même dans un futur ; comment toutes les frontières seront peu à peu amenées à s’effacer entre le toi qu’appelle l’énoncé et le je qui parle le poème, comment la substance d’une intimité pourra se rendre perméable au paysage extérieur d’un monde, un monde accordé presque symbiotiquement aux mouvements de la chair comme aux exigences de l’esprit. Lire le Balcon, ce serait tenter de repérer et de suivre les principales filières de cette expansion liée (modulations, failles, ruptures, échecs).

 

Mère des souvenirs, maitresse des maitresses, établit du seul fait de ses échos internes, une sorte de cellule consonantique séminale (phonèmes [m], [r], [s]). A partir de là se trame une grande partie de l’espace textuel du Balcon, à lire comme l’élargissement signifiant, la diffusion musicale (ou métaphoriquement, en termes baudelairiens peut être, le « parfum ») de cette mère-maitresse et de ce souvenir principiel.  Cette dispersion, c’est aussi un tissage, ou paysage verbal vu d’un balcon (celui de notre lecture), avec ses valeurs, couleurs, ombres, lumières, on la décèle en divers lieux critiques du poème, par exemple dans les syntagmes-rimes toujours importants pour la signification baudelairienne : des maitresses, mes devoirs, des caresses, des soirs, du charbon, de vapeurs roses, d’impérissables choses, chaudes soirées, puissant, des adorées, de ton sang, cloison, tes prunelles, poison, fraternelles, minutes heureuses, beautés langoureuses, cœur si doux, sondes, mers profondes : voilà de strophes en strophes, quelques uns des points de manifestation de ce s/r, z/r (ou d/s/r), toujours alternés de ce souvenir littéralement scintillant qui ne renvoie à un passé de vie, qu’en se faisant aussi peu à peu, et du même mouvement, la mémoire, l’axe temporel d’une écriture.

ð  Phonèmes concentrés dans le premier vers « cellule consonantique séminale » [m] [d] [s] [r] [t], se diffusent musicalement dans le poème, se dispersent comme le souvenir, présentent un paysage verbal vu d’un balcon (celui de notre lecture). Expansion musicale et phonico-sémique des phonèmes de la cellule matricielle s/r ou m/t/s/r et homogénéisent le poème.

 

La dissémination scripturale du souvenir (souvenir matériel, de la maitresse maternelle, de la mère-maitresse), pour se manifester avec une force particulière à la rime, apparait aussi en d’autres lieux moins névralgiques du poème. Et, chaque fois que cela se produit, les mots ou syntagmes marqués de sont chiffre ne sont pas sémantiquement indifférents : toujours rattachés, au contraire, par quelque rapport, plus ou moins direct, au sens originel qui cherche à s’ouvrir. L’expansion littérale orchestre ainsi la propagation thématique, jusqu’à former de véritables petites constellations de formes-sens. Par exemple rapports de termes tels que caresses/soirs/serments/maitresses ; ou douceur/roses/cœur/impérissables choses, ou minutes heureuses/s’endormaient/soleils rajeunis.

Quelques fois, c’est toute la structure d’un vers qui s’en trouve gouvernée. Ainsi, sous la forme d’un chiasme (avec appui supplémentaire des explosives labiales) : Que l’espace est profond ! Que ton cœur est puissant !

ð  Les phonèmes du souvenir [s], [z], [r] se manifestent avec une force particulière à la rime, et les syntagmes marqués sont rattachés de manière plus ou moins directe au sens originel = propagation thématique, constellation de formes-sens càd phonèmes du souvenir renvoient au souvenir.

Tout le pouvoir d’un tel poème ne se réduit pas bien sûr à l’effet d’une seule expansion phonico-sémique, comme celle de cette cellule matricielle s/r ou m/s/r ou m/t/s/r. Bien d’autres liaisons musicales ne cessent d’homogénéiser en tous sens ici le corps du texte, son être imaginaire. Mais le maillage littéral du souvenir, du souvenir-mère (ou de la mère de qui se souvenir) y demeure particulièrement important, dans la mesure où il permet de surprendre directement, en acte, le lien presque pulsionnel de la nostalgie amoureuse et de l’écriture, la continuité entre un certain désir nommé (désir lié à une figure maternelle) et l’émotion propre du poème

 

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Cette émotion, cette invention, elles suivent aussi les lignes d’un développement signifié : marqué par l’un des aspects les plus constants de l’activité baudelairienne : le binarisme. Construction binaire.

La cellule thématique originelle (indexée prosodiquement déjà par la loi binaire du fait de la forte coupure à l’hémistiche, et du redoublement sémantique qui s’y opère) se segmente donc successivement en plusieurs couples de termes opposés.

La maitresse se clive selon un premier partage du libidinal et de l’éthique : O toi tous mes plaisirs ! O toi tous mes devoirs ! où le jeu du t/m/r continue à répéter ça et là la signifiance originelle de maitresse, pour se diviser ensuite dans son corps selon l’équilibre d’un dehors et d’un dedans (Que ton sein m’était doux ! Que ton cœur m’était bon !).

Quant au souvenir, engendrant de manière symétrique un être personnel et un décor de nature, il en vient à s’attacher, par le son (r/s) comme par le sens à un autre mot clef : le soir. Ce soir, sorti d’abord, avec le foyer, d’une gémination des caresses (elles même métonymiquement du corps érotique ou moral : Tu te rappelleras la beauté des caresses/ La douceur du foyer et le charme des soirs), il se divise ensuite, parallèlement au partage local de la chair (le sein/le cœur), selon l’ordre d’intériorité (la chambre) et d’extériorité (le paysage vu de la fenêtre), avec le face à face assonant du charbon et du balcon :

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,/ Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.

Puis la division passe, dans le registre cette fois d’intensité, entre le monde humain et celui de la nature : Que l’espace est profond ! Que le cœur est puissant !

Tous ces parallélismes, fréquents chez Baudelaire sont soutenus par la parité, rarement démentie du moule prosodique : la façon qu’a la loi alexandrine d’y symétriser l’ordre interne du vers, d’y coupler en outre du dedans la figure de deux ou de plusieurs vers successifs (quelques uns de ces couplages : souvenirs/plaisirs dans le premier hémistiche du vers tous 2 strophe 1 ; soirs/soirs/sein  et ardeur/vapeur/cœur strophe 2), d’y clore enfin chaque développement sur lui-même par le phénomène d’un refrain.

 

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Ces remarques devraient pourtant être corrigées, ou nuancées. Car le mouvement d’efflorescence, de vaporisation duelle, qui parait soutenir au moins jusqu’à la strophe 4, l’avancée imaginante du poème, se complique du fait de l’entrée en action de tendances autres, qui viennent en subtiliser le jeu.

-Par exemple, l’insistance d’une écriture en vague : celle qui vient recouvrir la logique purement divisionnelle du développement thématique, chaque relance de strophe s’appuyant –ainsi soirs, soleils, nuit- sur la reprise d’un motif essentiel, mais déjà dépassé, appartenant à la strophe précédente.

- Et la force aussi d’une écriture en spirale : le refrain strophique fait retour certes, mais sur un état du sens toujours modifié par rapport à ce que chaque dernier vers répète. Aucune clôture donc réellement apportée par le refrain, aucune égalité qui s’instaure par lui, mais plutôt une avancée dans la rêverie, un approfondissement perpétuel du même, la différence promue subtilement sous les espèces de la similitude.

-les divers éléments produits par le fractionnel duel (plaisir/devoir, cœur/sein, espace/cœur, charbon/balcon) ne demeurent jamais séparés ni véritablement distincts les uns des autres. A peine séparés par le geste de la dichotomie sémantique, ils renouent entre eux, sur un autre plan, le réseau d’un ensemble de relations étroites, intégrés dès lors à la substance, verbale/sensorielle/passionnelle, d’une nouvelle unité. Cette chimie assimilante utilise des moyens multiples :

1) L’adjectif qui diffuse et fait glisser la tonalité qualitative d’un état substantif à l’autre : Que ton sein m’était doux ! Que ton cœur m’était bon !

L’adjectif rend délicieux le sein et le cœur, donc pas si opposés.

2) L’emploi des abstraits/concrets, dont l’indécision font communiquer presque librement les éléments verbaux qui les déterminent : « la beauté des caresses/La douceur du foyer et le charme des soirs »

Emploi de termes abstraits, dont l’indécision lie les éléments.

3) La prosodie du balancement, ou en termes baudelairiens du bercement, appuyées sur des échos phoniques, fait que les divers termes opposés se trouvent, dans la dynamique même de leur partage, mis en rapport d’équivalence, de résonnance, d’amitié lointaine et donc presque d’identité.

La prosodie du balancement, les échos phonique fait que les termes opposés se trouvent finalement mis en rapport d’équivalence, de résonnance et donc presque d’identité (lien entre les deux).

Le procès de division réglée par lequel s’ouvre le sens va donc de paire, à chaque moment, avec le désir de confusion, avec une pulsion d’osmose, peut être de symbiose. C’est sans doute cela ce double mouvement, non contradictoire, cette utopie d’une liaison, toujours à la fois déployée et déplacée (verticale et horizontale) que théorise par ailleurs l’esthétique des Correspondances.

 

L’originalité de Baudelaire n’est pas ailleurs de ce statut nouveau qu’il accorde à l’ « imagination combinatrice » : non plus « mettre en images », « enluminer » le réel, mais en rassembler les fragments épars et reconstruire un ordre, redonner du sens. Toute  son audace et son unique chance de salut résident en effet dans l’acte de foi en la « puissance d’ordennancement » de l’imaginaire poétique, de ses mouvements et ses figures. Loin de se dérober à la vision du monde naturel délabré, le poète impose à l’image de la mission d’exorciser cette ruine. La poétique ne saurait donc se passer ici d’une métaphysique. Aussi horrible que soient la nature, le monde et la société, Baudelaire y entrevoit la possibilité d’un salut en affirmant « l’universelle analogie ». Derrière la médiocrité, il y a une idéalité à conquérir, « au-delà » des vexations et des souffrances, il y a un bonheur à espérer. La mission poétique consistera précisément à établir des liens, même fragiles, des « correspondances », même provisoires, entre les deux faces de l’univers et du destin.

La fameuse théorie des correspondances. Qu’il s’agisse des simples correspondances horizontales (synesthésies ou autres harmonies) qui retissent entre les choses et les êtres, par le biais d’une savante magie sensorielle, la trame déchirée du quotidien, ou des plus essentielles correspondances verticales qui réalisent le mouvement sublime « d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement sur cette terre même d’un paradis révélé », l’intention est identique : substituer le bonheur du verbe aux faillites de l’existence en remplaçant l’unicité réconfortante de l’image par la multiplicité désolante du réel. Un réel moins irrémédiablement mauvais qu’absolument « hiéroglyphe ». « Or, qu’est ce qu’un poète, affirme Baudelaire, si ce n’est un déchiffreur ? ». Autrement dit un manipulateur qui dispose de « chiffres » et de grilles de décodage universelles et infaillibles que sont les images.

 

 

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Cette symbiose ainsi visée sur le plan de la lettre, elle se réalise aussi, ou s’indique du moins, au niveau proprement thématique du poème, et cela dans deux de ses registres préférés : celui de la manifestation énergétique, celui de la communication charnelle. Comme si le poème se plaisait à redoubler, dans l’ordre de la représentation imaginaire, ce qui se produit en lui, ou ce qui se produit littéralement en tant que texte de poésie.

-L’énergie se signale sous les formes élues, et le plus souvent euphoriques, du feu, d’un feu-lumière, à travers les modalités telles que l’illumination, l’ardeur, la chaleur, avec leurs si nombreux corrélats sentimentaux, la douceur, le charme, la bonté, la puissance… A ces thèmes correspondent des motifs concrets, foyer domestique, charbon brûlant, soleil couchant, eux-mêmes en rapport d’analogie avec les lieux d’une intensité proprement charnelle ou psychique, le sein, le corps, le cœur, le sang.

La rêverie d’un rayonnement coloré et enflammé (les vapeurs roses), pneumatique (ton souffle), ou odorant (le parfum de ton sang) sert donc à inscrire dans l’espace mondain le schème d’une force réservée, d’un luxe omniprésent (force menacée cependant : il s’agit ici d’un soleil couchant, d’un éclat voilé, d’une mémoire presque éteinte) et à signifier en même temps, ou à symboliser , l’impulsion, d’ordre à la fois textuelle et sensoriel, par laquelle les noyaux énergétiques si divers s’irradient les uns les autres, s’aimantent amoureusement, s’interpénètrent. Entre texte du paysage et paysage du texte l’imaginaire dynamique établit ainsi un lien, un rapport actif d’homologie. Le Balcon dit et fait ce qu’il dit.

ð  Registre de la manifestation énergétique (luxe omniprésent) symbolisent le  l’impulsion par laquelle les noyaux énergétiques s’irradient les uns les autres, s’interpénètrent. Lien registre thématique et  ce qui se produit dans le texte : symbiose entre les termes et exprimé par le registre.

-Au niveau d’une thématique corporelle les mêmes tendances se retrouvent. Car dans la chair de l’autre désiré, il y a la coalescence (= soudure, assemblage, symbiose) aussi (à travers une seule vertu exhibée de douceur-bonté) entre l’extériorité accueillante (le sein, le « bon sein ») et l’intériorité rayonnante (le cœur, l’offre d’amour qui répond pleinement à la demande). Du corps désiré au corps désirant se reproduit le même type de rapport : la correspondance intériorisée, l’intuition réciproque par delà l’invisible, des yeux de l’un aux prunelles de l’autre, conjonction apuyée par un chiasme prosodique (Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles [l], [n], [r] ; [r], [n], [l]). Ou alors s’instaure, par l’attitude d’un corps incliné vers l’autre, une communication plus transitive, plus subtile : à l’émanation souhaitée de la chair autre correspond, à travers une rêverie d’essence pneumatique, le désir d’une absorption tantôt inspirée, ou inhalée (Je croyais respirer le parfum de ton sang), tantôt plus directement alimentaire (Et buvais ton souffle, ô douceur ! O poison !).

Cf. Explication du titre

 

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Attention cependant, tout ce procès expansif, balancé, spiralé, osmotique de la réminiscence, a, à un certain moment du poème, sa limite, peut être son échec.

Cela ce soupçonne déjà à travers la progression, quelque peu inquiétante, d’une ligne de signifiants-clefs tels que balcon/charbon/bon/cloison/poison, où l’euphorie de départ tourne manifestement à la constriction [= angoisse, crispation] et au malaise.

Cela se vérifie aussi peut être dans le dangereux brouillage du présent, du futur et du passé, qui fait qu’on ne sait jamais très nettement quel niveau de durée se place dans les diverses scènes énoncées (tu te rappelleras, que ton sein m’était doux, nous avons dit souvent, je croyais respirer, je sais l’art) par rapport au discours qui les énonce, ni comment elles se situent les uns par rapport aux autres.

Comme si souvent chez Baudelaire, la « valse » du monde devient alors mélancolie, dégénère dans un dangereux « vertige ». Et ce vertige, chose plus grave, est celui d’une clôture aussi : car à partir de la strophe 4, la nuit s’opacifie, la scène amoureuse se replie derrière sa paroi, le balcon se ferme en cloison, le principe même d’une expansion analogique [similitude, ressemblance, homologie, rapport, correspondance, relation) est refusé (Car à quoi bon cherché les beautés langoureuses/ Ailleurs qu’en ton cher corps ?). Et la force concentrée du désir conduit à rêver dans cet espace figé la posture la plus régressive qui soit, celle d’un blottissement, d’un enfermement-naissance entre els genoux de la femme aimée, de la femme-mère  (Et revis mon passé blotti dans tes genoux).

A partir de là s’instaure une restriction généralisée du paysage, dont on soupçonne qu’elle correspond à un évanouissement, voire à une perte de l’objet.

 Cet effet n’aurait d’ailleurs rien pour nous surprendre, car le désir (celui d’un accès, d’une réintégration libidinale) en est venu à s’approcher bien près du lieu dangereux, de l’acte sur lequel pèse nécessairement une défense… Et c’est cet interdit que tente de conjurer en dénégation très forte, la proclamation par laquelle le texte, revenant sur lui-même, célèbre, au moment même où il vont s’évanouir, ses pouvoirs de conservation ou d’invention : Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ! manifeste poétique ?

Or cette évocation, elle n’avait justement lieu d’être que parce que l’objet évoqué par le poème n’y était plus immédiatement présent, ou qu’il avait, du moins, perdu la plus grande partie de sa capacité irradiante. Comme souvent chez Baudelaire, la « profondeur », d’espace et de temps, cette étendue si heureusement sensibilisée au parcours des échos et des correspondances, devient un « gouffre », c'est-à-dire la lacune même où se dérobe un être désiré.

Le Balcon a beau convoquer les éléments les plus investis jusque là dans la capacité énergétique : les serments (on y projette volontairement un avenir), les parfums (archétypes de toute émanation sensorielle), les baisers infinis (utopique d’un échange érotique sans limites), ces acteurs habituels de l’amour, et ces promoteurs aussi du langage poétique (serments allant littéralement vers mère, maitresse, souvenir ; parfum appelant profond, respirer), ne peuvent plus se placer que sous le signe de l’interrogation, c’est-à-dire du doute : Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,/ Renaitront ils d’un gouffre interdit à nos sondes.

Or cette renaissance envisagée, elle impliquait, il faut bien l’apercevoir malgré la discrétion du poème sur ce point, la mort préalable (oubli de l’être aimé, fin de l’amour, disparition du soleil couchant), ça ne peut renaitre si ce n’est pas fini c'est-à-dire un démenti, du moins apparent, de tout le système de continuité liée sur lequel avait fonctionné jusque là texte et rêverie. Une cassure à eu lieu, et pour que la présence y soit malgré tout sauvée, il faudra que l’imagination baudelairienne invente d’autres figures, figures non plus d’expansion, ni de retransmission, mais des figures de résurrection ou de retrouvailles. C’est ce qui se passe, grâce à une comparaison inattendue, et décisive, dans la strophe finale du Balcon.

Au lieu de se prolonger jusqu’à la parole poétique, pour y être directement recueillie et célébrée, l’origine, désormais s’efface, et se retrouve, ressurgit. La mort devient la conditio, et comme lieu souhaité du naitre, peut être de l’écrire. Le soleil accepte de lier sa montée, sa montée rajeunie à la grande perdition du fond (« comme montent…au fond des mers »).

C’est comme si le rêveur avait maintenant admis la nécessité de l’hiatus mortel, de l’absence, au lieu d’occuper balcons et intervalles pour y faire circuler et s’échanger le sens.

Nul donc qu’au système d’épiphanie liée, symbolisé par la domination transitive du balcon, n’ait ici succédé celui d’une discontinuité d’ordre dialectique –chute/surgissement, extinction allumage, disparition/naissance. Mais à l’intérieur de ce nouveau modèle même, celui de la perte et du retour, continuent à travailler certains des schémas imaginaires qui avaient assuré le fonctionnement euphorique de l’ancien. Ce n’est point un hasard si la renaissance solaire a eu lieu « au fond des mers profondes », en un ultime repli, cosmique et verbal, un dernier écho aussi de toutes les figures de dédoublement et de refrain dont ce poème avait multiplié jusque là les occurrences.

Mais il y a à noter surtout le rôle essentiel de la matérialité océanique. Par une métamorphose littérale la « mère » devient « mer », ou plutôt « mers », située au foyer replié du double fond, mais réouverte aussi à la profusion et à la largeur d’un pluriel, et mère licite (= permise, autorisée) en outre parce que insondable, invisible, placée oniriquement de l’autre côté de la terre, au-delà des atteintes de la connaissance comme celles du désir. La vertu de liquidité qui relaie, dans ce nouveau dispositif matriciel, l’ancien dispositif amoureux d’irradiation et de brûlure permet de faire glisser au jour un nouvel être. Et puisqu’il a traversé les eaux, celui-ci se trouve tout logiquement lavé, purifié, lustré, délivré de l’angoisse passionnelle.

Ainsi s’affirment, paradoxalement, une euphorie, une transitivité du gouffre même.

Après avoir alors tracé un tiret, corrélat typographique de cette interruption liée, de cette continuité féconde, de ce trajet à la fois rompu et séminal, le poème peut revenir, pour terminer, en une sorte de réouverture expansive du balcon, à l’accent, rajeuni lui aussi (l’élan inaugural du triple ô »), de l’énergie, de la confiance exclamatives : O serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

 

Livre de poche :

L’élément le plus visible de la musicalité de ce poème  est fourni par la répétition du premier vers à la fin de chaque strophe. D’autres éléments comprennent la reprise d’un même terme, comme par exemple « soir s » qui apparait aux vers 4, 6, 7 et 10 avant de céder la place à « soirées » (v.11 et 15), ou l’usage très important de reprises, soit syntaxique (hémistiches parallèles du vers 2, construction symétrique du vers 4 ou des vers 6 et 7, anaphore des vers 11 et 12) soit phoniques (assonance en « a » aux vers 6 et 7, des « o » aux vers 11 et 15, des « on » au vers 27-29, allitérations des « s » aux vers 1, 5, 9, 15, 16, 20, 26). Ces symétries de construction contrastent avec la progression du poème qui fait se succéder le soir, la nuit, l’aube dans un mouvement progrédient qui, paradoxalement, reconduit le poète (et son lecteur) du présent de l’interpellation initiale à un passé peut être perdu : le dernier vers –seul à varier le premier vers de sa strophe- pouvant aussi bien affirmer le retour que l’absence du temps des serments, des parfums, des baisers infinis.

 

 

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