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LA MITRAILLEUSE À GIFLES

Publié le 12/09/2006

Extrait du document

C’est dans la vie de famille, comme il fallait s’y attendre, que je réalisai la mitrailleuse à gifles. Je la réalisai, sans l’avoir méditée. Ma colère tout à coup se projeta hors de ma main, comme un gant de vent qui en serait sorti, comme deux, trois, quatre, dix gants, des gants d’effluves qui, spasmodiquement, et terriblement vite se précipitèrent de mes extrémités manuelles, filant vers le but, vers la tête odieuse qu’elles atteignirent sans tarder. Ce dégorgement répété de la main était étonnant. Ce n’était vraiment plus une gifle, ni deux. Je suis d’un naturel réservé et ne m’abandonne que pour le précipice de la rage. Véritable éjaculation de gifles, éjaculation en cascade et à soubresauts, ma main restant rigoureusement immobile. Ce jour-là, je touchai la magie. Un sensible eût pu voir quelque chose. Cette sorte d’ombre électrique jaillissant spasmodiquement de l’extrémité de ma main, rassemblée et se reformant en un instant. Pour être tout à fait franc, la cousine qui m’avait raillé venait d’ouvrir la porte et de sortir, quand réalisant brusquement la honte de l’offense, je répondis à retardement par une volée de gifles qui, véritablement, s’échappèrent de ma main. J’avais trouvé la mitrailleuse à gifles, si je puis dire, mais rien ne le dit mieux. Ensuite je ne pouvais plus voir cette prétentieuse sans que gifles comme guêpes ne filassent de ma main vers elle. Cette découverte valait bien d’avoir subi ses odieux propos. C’est pourquoi je conseille parfois la tolérance à l’intérieur de la famille. H. M ICHAUX, La Vie dans les plis, 1949. * ** Poème en prose qui se situe d’emblée, par son titre, dans le registre merveilleux (une « mitrailleuse à gifles « n’existe pas ; elle n’est même pas concevable). Le ton en est violent, ce qui s’oppose à la conception conventionnelle de la poésie lyrique comme étalage de bons sentiments (v. questions 1 & 2) mais surprend moins si l’on se rappelle certains Petits Poèmes en prose de Baudelaire (« Le Joujou «), par exemple. Une des différences avec Baudelaire, c’est que l’objectif du poète n’est plus la recherche de la plus grande beauté. Ainsi que nous le rappelle le poète, traducteur et critique H. Meschonnic, « Le problème de la modernité n’est plus la beauté «. Alors quoi ? « Le droit de penser en vers ou en prose «, tel que l’affirmait A. Artaud dans une lettre célèbre à J. Rivière. Nous verrons quels sont les mécanismes lyriques à l’œuvre ici, en remplacement du mètre et de la rime puis enfin. 1    1 Ce qui fait que ce texte peut encore être dit poème  La reprise de certains procédés rhétoriques de répétitions, échos, reprises, sensés pallier l’absence du mètre et des rimes : – des anaphores : « Ce dégorgement « (l. 6) ; « Ce jour-là « (l. 10) ; « Cette découverte « (l. 19) ; – des répétitions : « un gant de vent « (l. 3), « deux, trois, quatre, dix gants, des gants « (ibid.) ; « une gifle « (l. 6), « de gifles « (l. 8), « de gifles « (l. 14), « gifles «, (l. 17) ; « ma main « (l. 2 ; 8 ; 12 ; 15 ; 18) ; « la mitrailleuse à gifles « (l. 1-2 et 16) ; « famille « (l. 1 et 20), qui assure la clôture du texte sur lui-même. Mais ces figures ne suffisent pas à faire du texte un poème : ce n’est pas la rhétorique qui fait le poème, c’est le poème qui fait la rhétorique. – des séries prosodiques 1 , à l’attaque : mitrailleuse, main, manuelles, magie, mieux ; – à d’autres emplacements dans le mot, en [f] : famille, gifle, effluves, filant ; – en [l] : réalisai, gifles, effluves, manuelles, filant, éjaculation, immobile, etc. Et il ne s’agit pas ici d’« allitérations «, le poème abolissant la distinction entre son et sens. Ces séries sont des séries sémantiques, soit métaphoriques, soit antithétiques, selon le contexte, et comparables à celles que suscitaient les rimes. En d’autres termes, dans un poème, il n’y a plus des sons et du sens : tout fait sens, jusqu’à la moindre virgule, au moindre point sur un i (v. « 14 juillet « de Francis Ponge, dans Pièces). C’est d’ailleurs pourquoi on peut parler ici de poème et non de récit en prose, à cause de cette orientation du discours vers lui-même (« fonction poétique « de Jakobson), même si, depuis les années 1920–1930, on peut dire que les anciennes distinctions de genres ont volé en éclats. C’est-à-dire qu’il n’y a plus des poèmes, des romans, des essais, du théâtre mais des textes hybrides, mêlés (v., par exemple, les textes de M. Leiris, E. Ionesco, O. Cadiot, etc.). C’est ainsi que Michaux a pu écrire de son livre La Nuit remue qu’ :  (...) Il ne répond pas à un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, confessions, mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un recueil, mais plutôt un journal 2 .    « À tort, comme poète, on a parfois jugé Henry Michaux « 3 . On retrouve même ici un des aspects les plus convenus de l’antique lyrisme, en ce sens qu’il s’agit bien d’une mise en scène des « sentiments  1 . Sur la notion de « série prosodique «, v. l’ouvrage de G. D ESSONS et H. M ESCHONNIC, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris : Dunod, 1998. 2 . Prière d’insérer cité dans la Note sur le texte de La Nuit remue, p. 1183. 3 . H. M ICHAUX, « Lettre de Belgique «, in Œuvres complètes I, Paris : Gallimard, 1998, p. 54.    2    du poète « ! Ici la haine qu’il éprouve pour l’un des siens, « la cousine qui [l’]avait raillé « (l. 13), cette « tête odieuse « (l. 5), « cette prétentieuse « (l. 17), qui n’est ainsi désignée que par synecdoque ou par son action, et nullement individualisée — ainsi ne saurons-nous pas même son prénom. C’est que ce poème est contemporain de la déréliction des valeurs bourgeoises, dont celle de la famille, et, par ailleurs, d’un certain succès de la psychanalyse, dont l’un des objectifs est de nous permettre de nous accommoder de la nôtre... Or, on a beaucoup dit, et non sans raison, que la création littéraire pouvait constituer un substitut d’analyse, une sorte de cure sauvage, ce que Michaux semble confirmer ici.    2 Réalité et fiction  Ce texte relève du type narratif. On identifie aisément la présence de deux personnages, celui du Poète et sa cousine ; un schéma narratif minimal : une « offense « lavée « par une volée de gifles « ; les temps du récit : passé simple, plus-que-parfait, imparfait. On voit que nous sommes loin de ce courant qui, depuis Mallarmé, semble avoir proscrit la narration du poème, sous prétexte qu’elle serait anecdotique. Il est vrai qu’ici, le récit a quelque chose d’archétypal, puisqu’il concerne un des sentiments les plus profonds que l’on puisse éprouver dans la vie de famille après l’amour, la haine. Nous ne saurons jamais, cependant, sauf à maîtriser la biographie du poète, ce qui, dans cette scène, relève de la réalité et ce qui y tient de la fiction. D’ailleurs, quelle importance ? Il pourrait aussi bien s’agir — quoique je ne le croie pas, en l’occurrence — d’un fantasme, d’un récit purement compensatoire, comparable au rêve ou au souhait, bien connus en psychanalyse, de la mort d’un parent. En ce sens, ce poème est encore nettement post-sadien, post-baudelairien et post-freudien. Il a entériné la « double postulation « et le concept de « pulsion de mort «. Ainsi que l’écrit Baudelaire :  Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C. B AUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, posthume.    L’homme n’est décidément pas « naturellement bon «. Ce qui est peut-être fantasmé, ici, c’est la dialectique de l’humiliation et de la revanche. Le sujet a ressenti de la « honte « devant « l’offense « subie (l. 14), et il en tire une vengeance d’autant plus éclatante. Quelle était cette offense ? Nous n’en saurons pas davantage. On peut simplement supposer que ce n’est pas seulement le fait d’être sortie devant le personnage du poète ( ?) (l. 12–15) mais rien ne peut être exclu. La réalité de l’humiliation, 3    là encore, a d’ailleurs peu d’importance, compte tenu de l’effet d’accumulation qui, dans la vie commune, peut susciter des réactions apparemment disproportionnées devant des vétilles, qui ne sont alors, en fait, que le déclencheur de rancœurs recuites. Il faut enfin rappeler que Michaux est l’héritier de Rimbaud et des symbolistes, pour qui le Moi est une notion qui pose de singuliers problèmes. On se souvient de la formule de Rimbaud dans sa correspondance : « Je est un autre «. Pour Michaux également :  se fait de tout. [...] n’est jamais que provisoire [...]. Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi «, un mouvement de foule 4 .  MOI MOI    2.1 Le merveilleux  Le registre merveilleux accompagne la poésie lyrique, et plus particulièrement le poème en prose (v. A. Bertrand, Gaspard de la nuit, 1842, « Départ pour le sabbat «, « Le Falot «, « La Chambre gothique «, « Scarbo «, etc.), depuis les origines. Il réside ici, bien entendu, dans la réalisation, tout à fait impossible et même invraisemblable, de la fameuse « mitrailleuse à gifles «, mais pas uniquement. L’objectivation et la projection de la colère hors du corps du narrateur, projection comparée à un « gant de vent «, y contribuent aussi. Répétées « deux, trois, quatre, dix fois « — ce qui est encore invraisemblable —, elles sont qualifiées d’« effluves «, c’est-à-dire, d’après le TLF, d’« Émanation du fluide magnétique, qui passe du magnétiseur au magnétisé «. Rappelons au passage que la théorie du magnétisme, énoncée par le bon Dr Mesmer au XVIIIe s., reprise par Balzac au XIXe , et encore très à la mode entre la période fin-de-siècle (XIXe -XXe s.) et le surréalisme, prétend qu’un magnétiseur peut utiliser le « fluide magnétique « issu des corps célestes sur une autre personne à des fins thérapeutiques ou divinatoires — c’est-à-dire pour lire en elle ou prédire son avenir... Nous assistons donc ici à une première manipulation des effets théoriquement prêtés à ce pouvoir occulte. Michaux lui confère aussi un usage offensif et propre à réparer les offenses subies en famille ! Cette extension métonymique ne va évidemment pas sans humour, et l’on sait que ce dernier est un cousin du registre merveilleux. La force de la « colère « éprouvée (l. 2) suffit à expliquer la vertu de ces « effluves « — autrement dit, c’est parce qu’il était très en colère et très humilié (l. 14) que le narrateur a pu déclencher ce phénomène. On voit par là que Michaux se place dans une conception holistique et non dualiste de l’homme. Pour lui, nous ne sommes pas divisés en corps, (esprit) et âme, contrairement à ce qu’affirme un certain dualisme chrétien, par exemple,  4    . H. Michaux, Plume, « Postface «, Paris : Gallimard, 1998, p. 663    4    mais nous formons un tout ; et c’est ce qui explique que nos sentiments, pour peu qu’ils soient assez intenses, soient capables de produire des effets physiques. Même si l’on tient compte de l’humour de ce poème, il faut rappeler que Michaux a exploré, par l’intérêt qu’il portait à la mystique, au yoga (Un Barbare en Asie, 1932), aux drogues (Misérable miracle, 1956), les différentes interactions de ce que nous nommons l’esprit sur ce que nous nommons le corps. On notera que ce n’est pas la première machine merveilleuse qu’invente Michaux dans ce même recueil, la Vie dans les plis, de 1949 puisqu’on y trouve par ailleurs « la Fronde à hommes «, ou cet « Instrument à conseiller : le tonnerre d’appartement «, ou encore « l’Hommebombe «, ou « l’Appareil à éventrer « par exemple. Ces machines, on le voit, ont en commun l’humoir noir qui a présidé à leur création (v. le « crochet à nobles « et le « crochet à phynances « d’Ubu ou l’inquiétante machine à tuer de la Colonie pénitentiaire de Kafka).    2.2 L’humour  On peut le supposer omniprésent ici. Comme elle fond les genres en un seul texte, la modernité poétique tend aussi à fondre les registres ; et l’on ne sait plus toujours quand Huysmans, Jarry ou Apollinaire sont sérieux ou pas, ou, pour reprendre un mot de Flaubert, le lecteur moderne ne sait plus toujours très bien si l’on se f... iche de lui ou non. L’humour peut être défini fonctionnellement comme une sorte d’inverse de l’ironie et la capacité à discerner ce que les situations réelles, y compris les plus menaçantes, comportent de comique, d’insolite, de poétique, voire de merveilleux. L’humour, on le voit, est ainsi tourné vers le sujet ; c’est une arme défensive, destinée à désamorcer l’ennui, l’inquiétude, la peur..., quand l’ironie est une arme offensive, braquée sur autrui (v. la vieille distinction de Baudelaire, dans les Curiosités esthétiques, De l’essence du rire, sur la différence entre « rire de supériorité « — on rit de — et rire de connivence — on rit avec quelqu’un. L’humour, donc, ne déclenche pas toujours le rire, encore moins le gros rire, chez le spectateur (ex. films de B. Keaton ; spectacles du mime Marceau ; dessins de Sempé ; « gag « final du film de P. Leconte, Ridicule, etc.). Ici, l’humour est sensible dans la fausse naïveté de l’incise « comme il fallait s’y attendre « (l. 1), qui suppose que la vie de famille, à rebours de ce que l’on serait en droit d’attendre d’elle, ne peut que susciter naturellement de telles réalisations que « la mitrailleuse à gifles «. Cet étrange objet, à la fois mécanique et humain, est en effet comparé à d’autres artefacts naturels — ce qui est une contradiction dans les termes — « comme un gant de vent « (l. 3). Il n’est pas jusqu’aux mains qui ne prennent ici une allure étrange, propre à l’humour, par l’effet de décentrement exotique dû à la périphrase « extrémités manuelles «, qui nous les fait reconsidérer avec un œil neuf, incertains d’abord de bien les reconnaître sous cette nouvelle appel5    lation. L’auto-correction de la ligne 16, participe également de cette prise de distance. L’expression « si je puis dire « suggère en effet qu’il pourrait y avoir une expression propre pour l’improbable objet que le poète fait semblant d’avoir effectivement inventé, et qu’il a bien inventé, en effet, mais dans le seul cadre fictif et merveilleux du poème, autrement dit au second degré !    3 Sorcellerie évocatoire  En fait, la magie suprême, c’est la poésie. Baudelaire écrivait déjà, dans un article célèbre qu’il consacrait à T. Gautier, que « [m]anier savamment une langue, c’[était] pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire « 5 . La maîtrise de la langue, dans le lyrisme poétique, délivre en effet une puissance d’évocation absolument sans limites. Le poète lyrique est un démiurge tout-puissant, qui peut tout susciter, tout évoquer (v. le texte du pseudo-Lautréamont). Or, par l’intermédiaire du charme — étymologiquement « chant magique, incantation «, et titre d’un recueil de vers de P. Valéry, Charmes, 1922 — l’évocation et l’invocation, la poésie et la magie se rejoignent, ainsi qu’elles tendaient à le faire dans un certain surréalisme, par exemple (Les Champs magnétiques [1920] d’ A. Breton et P. Soupault, titre d’un recueil de « textes [prétendûment] automatiques « ; rêves éveillés de Desnos ; concepts de « hasard objectif «, de « merveilleux quotidien «, etc.). La « magie «, ici, et le mot me semble pouvoir être entendu dans tous ses emplois, toutes ses virtualités, peut également être comprise comme une forme de la sublimation. La psychanalyse appelle ainsi une dérivation, un raffinement de la pulsion de vie sur des objets qui ne sont plus d’ordre physique, et en particulier sexuel, mais symbolique : les religieux qui ont fait vœu de chasteté subliment ainsi la libido (désir sexuel) en amour de Dieu et amour chaste du prochain, les artistes en création, les intellectuels en production intellectuelle (thèses, essais, articles...), etc. Tout le jeu du poète et celui du poème consistent alors à faire comme si, comme dans les jeux de l’enfance, que Baudelaire comparait au génie (« l’enfance retrouvée à volonté «, disait-il à peu près). On dirait que des gifles jaillirait en cascade de ma main pour me venger de l’offense que tu m’as infligée, eût pu dire le Poète à sa cousine. La différence avec nous, c’est qu’il l’écrit et qu’en l’écrivant il exerce effectivement sa vengeance, fût-ce au plan symbolique, quand les nôtres ne dépassent pas, en général, le stade du fantasme.  5 . C. B AUDELAIRE, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, t. II, p. 118, art. consacré à « Théophile Gautier «.    6    3.1 L’érotisme  Il est historiquement lié à la sorcellerie par toute une série de métonymies ou de symboles. On peut évidemment déchiffrer, par connotation, un champ lexical érotique dans les mots « spasmodiquement «, « dégorgement «, « éjaculation «, « soubresauts « et « jaillissement «. Tout se passe donc comme si la violence de la vengeance exercée suscitait un plaisir analogue à celui que procure la sexualité. Nous sommes donc confrontés à une sorte de sadisme, que l’on est bien obligé de qualifier de compensatoire si l’hypothèse se confirme de sa nature fantasmatique. Il se confirme ainsi qu’une des fonctions du texte tel que le pratique Michaux est d’inverser la polarité de la souffrance subie dans l’existence ; « l’offense « réelle devient vengeance fantasmée, poétique.    Conclusion  (...) Michaux voit (...) la possibilité, pour « la vraie Poésie «, de se faire « contre la Poésie de l’époque précédente «, mais aussi contre les envoûtements de l’époque présente. Définissant la poésie comme « une des formes exorcisantes de la pensée «, Michaux lui assigne « la région poétique de l’être intérieur qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux «. Mais pour atteindre le secret de son état, saisir ce qui fait sa substance, la poésie « se dépouillant de plus en plus « abandonne « le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme «. C’est dire sans le dire que la poésie va ainsi vers la prose, qui la transformerait sans attenter à ce qu’elle est, à ce que son appellation au moins continue de nommer. (...) « Je ne sais pas faire de poèmes, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire. La poésie, qu’elle soit transport, invention ou musique est toujours un impondérable qui peut se trouver dans n’importe quel genre, soudain élargissement du Monde. Sa densité peut être bien plus forte dans un tableau, une photographie, une cabane 6 «.    6    . R. B ERTELET, Panorama de la jeune poésie française, Marseille : R. Laffont, 1942, p. 53–54.

« d'analyse, une sorte de cure sauvage, ce que Michaux semble confirmer ici. 2 Réalité et fictionCe texte relève du type narratif.

On identi fie aisément la présence de deux personnages, celui du Poète et sa cousine ; un schémanarratif minimal : une « offense » lavée « par une volée de gi fles » ; les temps du récit : passé simple, plus-que-parfait, imparfait.On voit que nous sommes loin de ce courant qui, depuis Mallarmé, semble avoir proscrit la narration du poème, sous prétextequ'elle serait anecdotique.

Il est vrai qu'ici, le récit a quelque chose d'archétypal, puisqu'il concerne un des sentiments les plusprofonds que l'on puisse éprouver dans la vie de famille après l'amour, la haine.

Nous ne saurons jamais, cependant, sauf àmaîtriser la biographie du poète, ce qui, dans cette scène, relève de la réalité et ce qui y tient de la fiction.

D'ailleurs, quelleimportance ? Il pourrait aussi bien s'agir — quoique je ne le croie pas, en l'occurrence — d'un fantasme, d'un récit purementcompensatoire, comparable au rêve ou au souhait, bien connus en psychanalyse, de la mort d'un parent.

En ce sens, ce poèmeest encore nettement post-sadien, post-baudelairien et post-freudien.

Il a entériné la « double postulation » et le concept de «pulsion de mort ».

Ainsi que l'écrit Baudelaire :Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.

L'invocation à Dieu, ouspiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre.

C.

B AUDELAIRE, Moncœur mis à nu, posthume. L'homme n'est décidément pas « naturellement bon ».

Ce qui est peut-être fantasmé, ici, c'est la dialectique de l'humiliation et dela revanche.

Le sujet a ressenti de la « honte » devant « l'offense » subie (l.

14), et il en tire une vengeance d'autant plus éclatante.Quelle était cette offense ? Nous n'en saurons pas davantage.

On peut simplement supposer que ce n'est pas seulement le faitd'être sortie devant le personnage du poète ( ?) (l.

12–15) mais rien ne peut être exclu.

La réalité de l'humiliation, 3 là encore, a d'ailleurs peu d'importance, compte tenu de l'effet d'accumulation qui, dans la vie commune, peut susciter desréactions apparemment disproportionnées devant des vétilles, qui ne sont alors, en fait, que le déclencheur de rancœurs recuites.Il faut en fin rappeler que Michaux est l'héritier de Rimbaud et des symbolistes, pour qui le Moi est une notion qui pose desinguliers problèmes.

On se souvient de la formule de Rimbaud dans sa correspondance : « Je est un autre ».

Pour Michauxégalement :se fait de tout.

[...] n'est jamais que provisoire [...].

Il n'est pas un moi.

Il n'est pas dix moi.

Il n'est pas de moi.

MOI n'est qu'uneposition d'équilibre.

(Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », unmouvement de foule 4 .MOI MOI 2.1 Le merveilleuxLe registre merveilleux accompagne la poésie lyrique, et plus particulièrement le poème en prose (v.

A.

Bertrand, Gaspard de lanuit, 1842, « Départ pour le sabbat », « Le Falot », « La Chambre gothique », « Scarbo », etc.), depuis les origines.

Il réside ici,bien entendu, dans la réalisation, tout à fait impossible et même invraisemblable, de la fameuse « mitrailleuse à gi fles », mais pasuniquement.

L'objectivation et la projection de la colère hors du corps du narrateur, projection comparée à un « gant de vent », ycontribuent aussi.

Répétées « deux, trois, quatre, dix fois » — ce qui est encore invraisemblable —, elles sont quali fiées d'« ef fluves », c'est-à-dire, d'après le TLF, d'« Émanation du fluide magnétique, qui passe du magnétiseur au magnétisé ».

Rappelons aupassage que la théorie du magnétisme, énoncée par le bon Dr Mesmer au XVIIIe s., reprise par Balzac au XIXe , et encore trèsà la mode entre la période fin-de-siècle (XIXe -XXe s.) et le surréalisme, prétend qu'un magnétiseur peut utiliser le « fluidemagnétique » issu des corps célestes sur une autre personne à des fins thérapeutiques ou divinatoires — c'est-à-dire pour lire enelle ou prédire son avenir...

Nous assistons donc ici à une première manipulation des effets théoriquement prêtés à ce pouvoirocculte.

Michaux lui confère aussi un usage offensif et propre à réparer les offenses subies en famille ! Cette extensionmétonymique ne va évidemment pas sans humour, et l'on sait que ce dernier est un cousin du registre merveilleux.

La force de la «colère » éprouvée (l.

2) suf fit à expliquer la vertu de ces « ef fluves » — autrement dit, c'est parce qu'il était très en colère et trèshumilié (l.

14) que le narrateur a pu déclencher ce phénomène.

On voit par là que Michaux se place dans une conceptionholistique et non dualiste de l'homme.

Pour lui, nous ne sommes pas divisés en corps, (esprit) et âme, contrairement à ce qu'af firme un certain dualisme chrétien, par exemple,4 .

H.

Michaux, Plume, « Postface », Paris : Gallimard, 1998, p.

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