Devoir de Philosophie

Si Je Mourais Là-Bas

Publié le 16/01/2011

Extrait du document

Recueil poétique de Guillaume Apollinaire, pseudonyme de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky (1880-1918), Poèmes à Lou fut publié partiellement sous le titre Ombre de mon amour à Genève chez Pierre Cailler en 1947. Si quelques poèmes avaient paru dans l’Apollinaire d’André Rouveyre en 1945, une édition intégrale en fac-similé intitulée Poèmes à Lou vit le jour à Genève chez Cailler en 1955. Les Poèmes à Lou, pourvus ou non d’un titre, ont été écrits entre le 8 octobre 1914 et la fin de septembre 1915. Leur facture est variée, depuis l’emploi rigoureux des mètres traditionnels jusqu’à la libre fantaisie du calligramme. Certains de ces poèmes, tous adressés à la femme aimée, constituent parfois des lettres entières mais la plupart sont des fragments versifiés de lettres par ailleurs rédigées en prose. Même isolés de leur contexte, les Poèmes à Lou ont assez de force pour être lus de manière autonome. Le poème « Si je mourais là-bas… » est composé de cinq quintils suivis d’un vers solitaire, tous en alexandrins. Il évoque l’éventualité de la mort du poète, et ce qu’il résulterait de son amour pour Lou, figure, dans ce recueil, de la femme aimée. Il s’agira de voir en quoi, malgré la sourde angoisse du poète de sa mort hypothétique, la poésie sert de refuge et d’espace d’espérance, dans lequel il parvient à retrouver Lou, son aimée. Nous verrons dans une première partie le souvenir ; puis, dans une seconde partie, l’omniprésence de la guerre ; enfin, dans une troisième partie, l’espoir jamais trahi du poète.

I Le souvenir A/La structure commémorative : le chant mémoriel l’isotopie du souvenir : de nombreux termes dans le poème reprennent la trame du souvenir. Le terme souvenir lui-même apparaît à quatre reprises, au long du poème, et ce terme lui-même entraîne ses polyptotes (comme « souviens-t’en »). Hormis dans la strophe centrale, on trouve le terme « souvenir » dans chacune des strophes ; c’est dire que le poème dans son ensemble est dédié à la thématique du souvenir. les temps verbaux : cette structure commémorative entraîne un système verbal particulier. De fait, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, aucun passé n’apparaît dans ce poème. La plupart des verbes sont au conditionnel présent, et les autres verbes sont tous au présent de l’indicatif. La dernière strophe notamment voit s’achever la fin de la structure principale au conditionnel pour consacrer le présent comme temps final. Le souvenir n’est donc pas pour le poète un procédé de ressassement du passé, mais constitue comme un objet qu’il manipule dans son présent. On peut supposer que pris dans la « drôle de guerre », il ait autre chose à penser que son passé. Le souvenir est de fait le souvenir de lui s’il devait advenir à mourir : nous sommes donc indirectement plus dans une temporalité future.

B/ Le ressassement du Nom : Lou les occurrences du nom de « Lou » : on relèvera les occurrences du nom de la femme aimée par Apollinaire, Lou. Le nom apparaît à deux reprises, à chaque fois en position nodale : la première fois il apparaît dans la première strophe, au second vers, dans une périphrase « ô Lou ma bien-aimée », où le vocatif « où » consacre tout l’amour que le poète à pour sa Dame ; la seconde fois, il apparaît en tête de la dernière strophe, donc également en position cruciale. Il ouvre la fin du poème, en rappelant le nom de la destinataire du texte et en accentuant le caractère tragique de cette écriture avec le groupe verbal qui suit immédiatement le nom Lou « si je meurs ». la dissémination des lettres du nom de la femme aimée dans le corps du texte : tous les poèmes à Lou sont en quelque sorte des hommages au nom de la femme autant, si ce n’est plus, qu’à la femme en elle-même. Les liquides en [l] et les sonorités en [ou] sont donc très fréquentes. Au-delà de l’apparition de son nom, tout le poème lui est en outre destiné, comme l’atteste le dernier vers qui voit apparaître une structure claire en discours direct : « Ô mon unique amour et ma grande folie ». Ce retour du vocatif « Ô » trahit l’empreinte éminemment nostalgique de ce texte.

C/ L’empreinte nostalgique les mots au retour : la nostalgie se traduit tout d’abord par un certain épuisement de l’écriture. On constatera le retour des mêmes termes (comme « souvenir », « oubli », « obus », « fleurs », « sang »…). En un certain sens, l’on peut dire que le poète tourne en rond dans son poème. Le terme « amour », qui constitue lui-même le propos central du texte apparaît à deux reprises, toutes deux situées dans la dernière strophe et dans le dernier vers solitaire. le lexique de la richesse et de l’opulence : si la richesse du lexique, au niveau quantitatif, est plutôt faible, celui-ci comporte une grande part de termes appartenant à un univers à la fois heureux et riche : les « mimosas en fleurs », « les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace », les « fruits d’or »… Le poème dessine l’esquisse d’un paysage plein et d’un paysage du bonheur : « la mer les monts les vals et l’étoile qui passe ». Tout l’univers est saisi en un seul alexandrin. Néanmoins, cette esquisse de bonheur ne doit pas dissimuler la dure réalité qui se cache derrière. Derrière ce rêve d’opulence, résonne les affres de la guerre.

II L’omniprésence de la guerre A/ Les éléments appartenant directement au monde de la guerre les armes : Apollinaire évoque différents éléments caractéristiques du champ de bataille, notamment les « obus », arme qu’Apollinaire évoque souvent au cours de ses poèmes. Il évoque également le « front de l’armée » au premier vers, campant ainsi d’emblée le décors du texte. Tout le poème est de fait conditionné par ce premier vers qui en évoquant le « front de l’armée » va permettre l’instauration de la demande commémorative. l’élément historique : « Baratier ». Un seul élément dans le poème permet de dater précisément la rédaction du poème, et d’en déterminer le contexte. Le dernier vers de la deuxième strophe « Comme font les fruits d’or autour de Baratier » évoque le général Baratier officiant pendant la guerre de 14-18. Cet élément permet de donner une profondeur historique au poème, et accentue ainsi le tragique épique du texte. Nous ne sommes pas ici dans une fiction de guerre, mais bien dans un genre de « littérature de guerre ».

B/ La violence de la guerre l’angoisse de la mort : mourir pour le poète reviendrait avant tout à perdre Lou, son grand amour. Il se soucie ainsi plus de son amour pour Lou que de sa propre personne. L’angoisse de la mort est avant tout une angoisse de la cessation de l’écriture, car ne plus écrire, pour Apollinaire, c’est ne plus aimer. Le verbe « mourir » apparaît à deux reprises dans le poème, la première fois au premier vers et la seconde fois au premier vers de la dernière strophe, à chaque fois dans des structures hypothétiques. La boucle est ainsi bouclée, et l’évocation de la mort éventuelle du poète constitue bien le motif principal de l’écriture. Les métaphores tragiques : outre d’évoquer textuellement sa mort à venir, le poète dresse un paysage sordide, macabre, où les images morbides sont nombreuses. Le « sang » est ainsi évoqué à plusieurs reprises ; le verbe « rougir » utilisé à deux reprises en position anaphorique participe du même mouvement de coloration rouge de l’espace. Les fleurs, ainsi que les pleurs, offrent une autre image, décalée, de cette même atmosphère morbide. À l’image du lexique morbide, la structure se fait elle-même adjuvante de cet envahissement de la mort.

C/ La structure angoissée le conditionnel régisseur : le poème s’ouvre par une structure en conditionnel « Si je mourais là-bas… » qui va organiser ensuite tout le texte. De fait, les verbes suivants vont se rattacher à ce verbe premier et introducteur : « pleurerais », « s’éteindrait », « couvrirait »… Tout le poème est ainsi dominé par ce « Si… » qui laisse le champ libre à tous les possibles, au défilé de toutes les angoisses et autres peurs du poète sur le champ de bataille. le démembrement du discours : le vers final, séparé par la typographie et l’organisation formelle du poète, semble disloqué, comme oublié sur le champ de bataille. On observe le même phénomène dans « Nuit rhénane ». De la même façon, on remarque d’emblée l’absence de ponctuation dans le poème, qui peut être interpréter comme un délitement de la forme, du discours, et de la langue en général, comme si en oubliant les contraintes syntaxiques les plus fondamentales, on pourrait retrouver dans les mots seuls quelque chose de la vérité de l’amour. Mais ce vers seul peut également sonner comme l’espoir de quelque chose à venir ; mais cette ponctuation absente peut également être le signe d’une plénitude recherchée. Dans tous les cas, l’espace du poème est pour Apollinaire un espace de refuge, en contrepoint au monde de la guerre.

III L’espoir jamais trahi A/ L’espace du poème : un espace du réconfort la répétition du nom comme structure : le nom encadre le poème et lui donne une structure. On le trouve en tête du poème et à son fin : la cinquième strophe conclue en fait la première, et donc le poème dans son ensemble, en reprenant les mêmes éléments (« Lou » / « mourir »…). D’autres éléments participent également de cet effet de clôture, faisant du poème un espace délimité, pour ainsi dire sécurisé, où le poète peut trouver un havre de liberté au milieu des obus. le « babil amoureux » (Barthes) : le poète répète tout au long du poème son amour pour Lou. En fait, il semble ne faire que cela : tous les mots travaillent à dire cet amour, comme si le poète n’était plus que bouche amoureuse. Ce « babil amoureux », tel que le définit Barthes, constitue l’unique parole, presque imbécile car récurrente, de l’amoureux à sa dulcinée. Ce babil est une image du babil du nouveau-né qui ne maîtrise pas encore (alors que l’amoureux ne les maîtrise plus) les codes de la langue.

B/ L’espace du poème : un espace de l’amour le système rimique : on observera la distribution et l’agencement des vers du poème. L’organisation en quintils est assez singulière, même si Apollinaire est connu pour ses expérimentations formelles en poésie. Le quintil, et ses cinq vers, induit un déséquilibre dans la strophe : ils sont ici organisés selon plusieurs systèmes rimiques : AABAB, ABAAB, AABAB, ABAAB, AABBA…A. Chaque quintil a son système de rimes propre ; le vers solitaire final est rattaché, par sa rime, au quintil le précédant. On remarquera que le chiffre 5 régit ce poème, n’était la légère défaillance finale : 5 permet une structure circulaire dans laquelle va venir se réfugier le poète, et son amour qu’il porte à Lou on s’attachera également à décrire le genre des rimes, et leur richesse. Le genre des rimes a son importance dans leur distribution et dans la présence des rimes féminines (dans le cas d’une poésie amoureuse comme c’est le cas ici). On remarquera ainsi que dans chaque quintil, la rime connaissance trois occurrences (toujours A) est toujours la rime féminine, comme si dans chaque petit monde que constitue un quintil la présence féminine venait l’emporter sur la présence masculine. Les rimes sont généralement riches, mais souvent fautives par rapport aux règles classiques. Apollinaire est un poète extrêmement moderne à cet égard.

C/ L’espace du poème : un espace du désir Lou charnelle : différents éléments permettent de définir Lou comme un but essentiellement érotique dans la relation narrative du poème. Le poète évoque ses « seins », « sa bouche » et ses « cheveux », tous ses éléments étant concentrés dans la troisième strophe. La strophe centrale voit l’apparition massive de la « bien-aimée », peut-être parce qu’au centre du poème l’espace est définitivement conquis, protégé. C’est là que s’ébat Lou. Aux périphéries de cette strophe centrale, rugit la guerre. L’érotisation du poème : le poème se constitue en quelque sorte comme l’unique relation possible entre le poète et sa dame, et en cela peut se lire non pas vraiment comme une déclaration d’amour mais peut-être comme un substitut de l’acte sexuel. Certaines images autorisent d’ailleurs une lecture proprement érotique de ce poème – et la plupart des poèmes d’Apollinaire offrent d’ailleurs de telles lectures : « Le fatal giclement de mon sang sur le monde » peut ainsi être lu comme une métaphore inversée de la jouissance amoureuse. Dire l’horreur de la guerre se résume, pour Apollinaire, à dire la violence de son amour pour Lou.

Le poème « Si je mourais un jour » d’Apollinaire, reprend donc les trames principales qui suivent les nombreux poèmes que ce poète a écrit à sa bien-aimée lors de sa présence sur le front. Une très grande partie de la production littéraire d’Apollinaire a d’ailleurs été conduite par Lou, Apollinaire étant mort peu de temps après la guerre des séquelles d’un éclat d’obus reçu à la tête. Cette angoisse de la mort était donc justifiée, et elle se fait sentir d’ors et déjà dans ce poème : l’appel au souvenir du poète est vibrant, on le sent déjà presque mort. Seule survie son écriture. L’érotisation de l’écriture est une voie pour Apollinaire de revivre ses sentiments, dans les tranchées.

Liens utiles