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Notice sur l'Apologie de Socrate

Publié le 22/01/2011

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socrate

Notice sur l’Apologie de Socrate 

Socrate était parvenu à l’âge de soixante-dix ans

lorsqu’il fut accusé par Mélètos, Anytos et Lycon de ne 

pas reconnaître les dieux de l’État, d’introduire de 

nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. La 

peine requise contre lui était la mort. 

Le principal accusateur, Mélètos, était un mauvais 

poète qui, poussé par Anytos, se chargea de déposer la 

plainte au greffe de l’archonte-roi. Anytos et Lycon la 

contresignèrent. Anytos, un riche tanneur, qui avait été 

stratège en 409 et qui avait combattu les Trente avec 

Thrasybule, était un orateur influent et l’un des chefs du 

parti populaire. Si  l’on en croit Xénophon  (Apologie, 

29), il était fâché contre Socrate, parce que celui-ci 

l’avait blâmé d’élever son fils dans le métier de tanneur. 

Il avait sans doute d’autres motifs plus sérieux, des 

motifs politiques : il avait dû se sentir blessé par les 

critiques de Socrate contre les chefs du parti

démocratique. De Lycon, nous ne savons pas grandchose. Le poète comique Eupolis lui reproche d’être

d’une origine étrangère et Cratinos fait allusion à sa 

pauvreté et à ses mœurs efféminées. En tout cas, il

13semble avoir été un personnage de peu d’importance. 

Dans ce concert d’accusateurs, Mélètos représentait les 

poètes, Anytos les artisans  et les hommes politiques, 

Lycon les orateurs, tous gens dont Socrate, en mettant 

leur savoir à l’épreuve, avait choqué l’amour-propre et 

suscité les rancunes. 

Socrate, en butte à toutes  ces haines, ne se fit pas 

illusion. Mais, bien qu’il s’attendît à être condamné, il 

continua à s’entretenir à l’ordinaire avec ses disciples 

de toutes sortes de sujets étrangers à son procès. 

Comme son ami Hermogène s’étonnait  (Apologie de 

Socrate, par Xénophon, 3 et 4) qu’il ne songeât pas à sa 

défense : « Ne te semble-t-il pas, répondit-il, que je

m’en suis occupé toute ma vie ? – Et comment ? – En 

vivant sans commettre aucune injustice. « Et comme 

Hermogène lui objectait que les tribunaux d’Athènes 

avaient souvent fait périr des innocents, il répondit qu’il 

avait par deux fois essayé de composer une apologie, 

mais que son signe divin l’en avait détourné. D’après 

Diogène Laërce, Lysias lui aurait proposé un plaidoyer 

qui aurait sans doute emporté l’acquittement. Il le 

refusa en disant : « Ton discours est fort beau, mais ne 

me convient pas. « Ce discours était sans doute 

composé suivant les règles de la rhétorique et visait à 

exciter la pitié des juges. C’est ce que Socrate ne

voulait pas. Il se défendit lui-même dans un discours

qu’il n’écrivit pas, mais  qu’il avait dû néanmoins 

14méditer à l’avance. Il y montra une fierté de langage qui

frappa ses amis aussi bien que ses juges. « D’autres, dit 

Xénophon, ont écrit sur son  procès, et tous ont bien 

rendu la fierté de son langage, ce qui prouve que c’est 

bien ainsi qu’il parla. « Condamné à soixante voix de 

majorité sur cinq cents  ou cinq cent un votants

*

, et 

invité à fixer sa peine, il refusa de le faire, pour ne pas

se reconnaître coupable, dit Xénophon. Il demanda 

même, d’après Platon, à être nourri au prytanée. Cette 

demande parut être une bravade au jury, qui le

condamna à mort à une majorité plus forte. Conduit en 

prison, il dut y attendre un mois le retour de la théorie 

envoyée à Délos ; car il n’était pas permis de mettre 

quelqu’un à mort entre le départ et le retour des députés 

qui allaient sacrifier chaque  année dans l’île sainte. Il 

eût pu s’évader de sa prison. Il refusa de le faire. Il 

continua à s’entretenir avec ses disciples admis dans sa 

prison jusqu’au retour de la galère sacrée. Il but alors la

ciguë et mourut avec une sérénité qui couronnait 

dignement une longue carrière consacrée à la science et 

à la vertu. 

 

*

 Le tribunal des Héliastes qui jugea Socrate se composait de 6000 

membres élus par le sort, 600 par tribu. Mais ils ne siégeaient pas tous à la 

fois ; d’ordinaire la cour se formait de 500 ou 501 juges, quelquefois de 

1000, quelquefois de 300 ou 400. Le jury devant lequel Socrate comparut 

comprenait 500 ou 501 juges. 

15La condamnation de Socrate ne pouvait manquer 

d’être discutée. S’il avait contre lui des juges prévenus 

dès longtemps contre les sophistes avec lesquels on le 

confondait, et des démocrates qui ne lui pardonnaient 

pas ses critiques contre le régime de la fève, il avait 

pour lui tous ceux qui le  connaissaient bien et en

particulier des disciples fervents comme Antisthène, 

Eschine, Xénophon et Platon. Ceux-ci ne tardèrent pas 

à prendre la défense de leur maître, et c’est pour le faire 

connaître tel qu’il était que Platon écrivit son Apologie. 

Il est bien certain – les divergences entre l’apologie de 

Platon et celle que composa plus tard Xénophon le

montrent d’une manière assez claire – que Platon, pas

plus que Xénophon, ne reproduit pas les paroles mêmes 

de Socrate devant ses juges. Il a dû pourtant en 

reproduire l’essentiel et réfuter à peu près comme lui 

les griefs des accusateurs ; autrement le nombreux 

public qui avait entendu Socrate aurait pu l’accuser de 

mensonge et ruiner ainsi l’effet de son ouvrage. 

D’ailleurs Platon ne pouvait mieux faire pour défendre 

son maître que d’en présenter à ses lecteurs une image 

aussi exacte que possible. On sait par les pastiches qu’il 

a faits de Lysias, de Protagoras, de Prodicos et d’autres, 

combien il était habile à contrefaire les talents les plus 

divers. Aussi l’on peut croire qu’en s’appliquant à faire 

revivre la figure de son maître vénéré, il en a reproduit 

les traits avec une grande fidélité. 

16L’Apologie se divise en trois parties bien distinctes.

Dans la première, de beaucoup la plus importante, 

Socrate discute le réquisitoire de ses accusateurs ; dans 

la seconde, il fixe sa peine ; dans la troisième, il montre 

aux juges qui l’ont condamné le tort qu’ils se sont fait 

et il s’entretient avec ceux qui l’ont acquitté de la mort 

et de l’au-delà. 

PREMIÈRE PARTIE. – Dès l’exorde de la première 

partie, on reconnaît Socrate à sa feinte modestie. Il est, 

dit-il, entièrement étranger au langage des tribunaux. 

Aussi se bornera-t-il à dire  simplement la vérité. Il 

indique ensuite les deux grandes divisions de son 

plaidoyer : il répondra d’abord aux calomnies

propagées depuis longtemps  contre lui ; il discutera 

ensuite les griefs de ses accusateurs récents. 

On l’accuse depuis des  années de chercher à 

pénétrer les secrets de la nature, de faire d’une bonne 

cause une mauvaise et d’enseigner aux autres à le faire 

aussi. C’est ainsi qu’un poète comique (Aristophane, 

Nuées) l’a représenté sur la scène, « se promenant dans 

les airs et débitant toute sorte de sottises «.  Il proteste 

qu’il n’entend rien aux sciences de la nature, qu’il n’a 

jamais eu de disciples, à  la manière des sophistes, qui

font payer leurs leçons fort cher, tandis qu’il n’a jamais 

fait payer à personne le droit d’assister à ses entretiens. 

17D’où viennent donc ces faux bruits qui courent sur son

compte ? C’est qu’un jour, ayant été proclamé le plus 

sage des hommes par l’oracle de Delphes, il a voulu 

s’assurer si l’oracle disait vrai. Il a interrogé les 

hommes les plus sages, les hommes d’État, puis les

poètes, puis les artisans. Il a trouvé, et leur a démontré

que, se croyant sages, ils ne l’étaient pas. Il a ainsi 

reconnu qu’il avait au moins  sur eux cette supériorité, 

c’est que, n’étant pas sage,  il ne croyait pas non plus 

qu’il l’était. Les jeunes gens  qui le fréquentaient l’ont 

imité, et tous ces gens convaincus d’ignorance, soit par

lui, soit par les jeunes gens,  au lieu de s’en prendre à 

eux-mêmes, l’accusent de corrompre la jeunesse. 

Ce sont ces calomnies invétérées qui ont enhardi 

Mélètos, Anytos et Lycon à porter la plainte qu’ils ont

déposée contre lui. Il va essayer de les réfuter dans la 

première partie de son discours. Il entreprend d’abord

de ridiculiser Mélètos et de faire voir aux juges que ce 

grand justicier ne s’est jamais préoccupé de l’éducation 

de la jeunesse. Il procède comme dans ses enquêtes 

journalières et, par une série de questions habilement 

conduites, il réduit son adversaire à déclarer que tout le 

monde est capable d’améliorer la jeunesse et que 

Socrate seul la corrompt. Mais comment pourrais-je le 

faire ? demande-t-il. Ne sais-je pas qu’en semant le mal 

on ne récolte que le mal ? Comme tout homme sensé, je 

ne puis donc la corrompre qu’involontairement ; dès 

18lors je ne mérite que des remontrances, et non un 

châtiment. 

Mélètos n’est pas plus  conséquent avec lui-même, 

quand il accuse Socrate de  nier l’existence des dieux. 

D’une part, il prétend que  Socrate ne croit pas aux 

dieux, et de l’autre il affirme qu’il croit aux choses

démoniaques et donc aux  démons, qui sont fils des 

dieux. C’est comme s’il disait : Socrate croit aux dieux 

et Socrate ne croit pas aux dieux. 

Mais pourquoi Socrate se livre-t-il à des occupations 

qui le mettent en danger de périr ? C’est que, lorsqu’on 

a choisi soi-même un poste ou qu’on y a été placé par 

un chef, on ne doit pas le déserter, dût-on y laisser la 

vie. Or il s’est donné, sur l’ordre du dieu de Delphes, la 

mission d’améliorer ses concitoyens, et, tant qu’il aura 

un souffle de vie, il s’attachera  comme un taon aux 

Athéniens pour les piquer et les exciter à la vertu. Soit,

dira-t-on ; mais puisqu’il veut servir les véritables

intérêts de ses concitoyens, pour quelle raison ne 

monte-t-il pas à la tribune pour donner des conseils à la 

république ? C’est qu’une  voix divine, qui lui est 

familière, l’en a toujours détourné, et avec raison ; car 

avec sa franchise et son attachement aux lois, il n’aurait 

pas vécu longtemps. Il s’en est bien rendu compte 

lorsque, seul entre tous, il osa tenir tête à l’assemblée en 

délire dans le procès des généraux des Arginuses et 

19lorsqu’il refusa d’obéir aux Trente tyrans qui lui avaient 

donné l’ordre d’aller arrêter Léon de Salamine, un

innocent qu’ils voulaient mettre à mort. Soit dans sa vie 

publique, soit dans sa vie privée, Socrate n’a jamais fait

une concession contraire à la  justice, pas même à ceux

que le vulgaire appelle ses  disciples. S’il les avait 

corrompus, eux-mêmes ou leurs parents se lèveraient 

pour l’accuser ; mais aucun ne l’accuse. 

Socrate a dit ce qu’il avait à dire pour sa défense. Il 

s’en tiendra là : il ne recourra pas, comme les autres 

accusés, à des supplications qui sont indignes de lui et 

indignes des juges, lesquels  ne doivent pas céder à la 

pitié, mais n’écouter que la  justice. Il s’en remet donc 

aux juges et à Dieu de décider ce qu’il y a de mieux 

pour eux et pour lui. 

DEUXIÈME PARTIE. – Après ce plaidoyer, les juges 

allèrent aux voix et Socrate fut déclaré coupable par

une majorité de soixante voix. Dans les procès comme 

celui-ci, où la loi ne fixait pas la peine, l’accusateur en 

proposait une, et l’accusé, s’il était déclaré coupable, en 

proposait une autre, et le jury choisissait l’une ou 

l’autre, sans pouvoir y rien changer. Les adversaires de 

Socrate requéraient la mort.  Invité à fixer sa peine, il 

estima, lui, qu’au lieu d’une peine, ses services

méritaient une récompense, et il demanda à être nourri

20au prytanée. Et ce ne fut point par bravade, comme 

l’interprétèrent sans doute  un grand nombre de juges, 

qu’il fit cette proposition  inattendue ;  mais,  n’ayant 

jamais fait de mal à personne, il ne voulait pas non plus, 

dit-il, s’en faire à lui-même. Il ne voulait ni de l’exil ni 

d’une amende qu’il n’aurait pu payer. Pourtant il offrit 

une mine, puis, pressé par  ses amis présents, trente 

mines. 

TROISIÈME PARTIE. – Là-dessus, il fut condamné à 

mort par une majorité plus  forte que la première. Puis, 

tandis que l’on exécutait les formalités nécessaires pour 

le mener en prison, il reprit doucement les juges qui 

n’avaient pas eu la patience d’attendre la mort d’un 

vieillard de soixante-dix ans. Il s’adressa d’abord à 

ceux qui l’avaient condamné  et s’étaient ainsi chargés 

d’un crime inutile, puisqu’ils n’échapperaient pas aux 

censures d’une jeunesse moins retenue que lui. Il 

s’adressa ensuite à ceux qui  l’avaient absous et les 

rassura sur son sort. La mort, leur dit-il, ne saurait être 

un mal pour lui. La voix  prophétique ne l’avait point 

arrêté au cours du procès : c’est donc qu’elle approuvait 

ce qui allait se passer. Et en effet pourquoi craindrait-il 

la mort ? Si c’est un sommeil, c’est un bonheur. Si c’est

un passage dans un autre lieu, où l’on doit rencontrer 

les héros des temps passés, quel plaisir ce sera de

21converser avec eux ! Aussi n’a-t-il point de 

ressentiment contre ceux qui l’ont condamné. Enfin, 

avant de prendre congé d’eux, il recommande aux 

Athéniens de traiter ses enfants comme il a traité luimême ses concitoyens et  de les morigéner s’ils 

préfèrent les richesses à la vertu. « Et maintenant, voici 

l’heure, dit-il, de nous en aller, moi pour mourir, vous 

pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le

sait, excepté le dieu. « 

Comment, après s’être expliqué avec tant de 

sincérité, tant de noblesse et de grandeur d’âme, Socrate 

put-il être ainsi méconnu et condamné ? Ce n’est pas 

qu’il ait insuffisamment réfuté le réquisitoire de ses 

accusateurs et qu’il ait, comme on l’a dit, escamoté les

accusations de Mélètos en se moquant de lui, pour 

éviter de s’expliquer à fond sur les dieux et sa manière 

d’instruire la jeunesse. Sans doute il se faisait des dieux 

une idée plus haute que le vulgaire ; il rejetait, comme

le fera Platon dans la  République,  les combats, les 

adultères, les crimes et  les vices que les légendes

sacrées leur prêtaient. Mais cela ne l’empêchait pas de 

les honorer et de leur sacrifier publiquement ; car il 

avait l’âme religieuse, mystique même, et ce serait une 

erreur de voir en lui ce que nous appellerions un libre 

penseur. Il pratiquait la  religion courante comme le 

feront ses disciples Xénophon et Platon. Il n’était donc 

pas condamnable de ce chef. Il ne l’était pas davantage 

22d’introduire des divinités nouvelles. Ce que visait ici 

l’accusation, c’est le signe divin qui avertissait Socrate 

quand il allait faire quelque chose de mal. Mais ce signe 

divin n’était pas une chose extraordinaire dans la 

religion grecque, puisqu’il était admis que les dieux 

avertissaient qui ils voulaient par la voie des oracles, 

des rencontres, des augures ou de toute autre manière 

qu’il leur plaisait. Tout au plus ses juges pouvaient-ils 

se choquer qu’il se prétendît ainsi spécialement favorisé 

par les dieux. Quant à corrompre la jeunesse, le 

reproche ne pouvait guère paraître plus fondé. Il est vrai 

que quelques pères de famille auraient pu se plaindre 

que Socrate s’interposât entre eux et leurs enfants ; 

mais n’est-ce point le cas  de tous les pédagogues et 

précepteurs auxquels les parents confient leurs fils ? 

Ceux-là seuls qui avaient fréquenté Socrate, ou leurs 

parents, auraient pu se plaindre de cette prétendue 

corruption. Or aucun ne se leva pour l’accuser. 

Il fut cependant condamné. Quelles furent donc les 

véritables causes de sa condamnation ? Socrate, qui s’y 

attendait, nous l’a dit lui-même. Ce furent les haines 

qu’il s’attira en démasquant l’ignorance des grands 

personnages en présence des jeunes gens, qui prenaient 

grand plaisir à les voir confondus. Mais il y eut d’autres 

raisons. Dès avant les attaques d’Aristophane, comme 

on le voyait discuter comme les sophistes et disputer

avec eux, le peuple ignorant le prenait lui-même pour 

23un sophiste. Or les sophistes, destructeurs des vieilles 

traditions, passaient pour des impies, des athées et des

professeurs d’immoralité. C’est aussi l’idée que 

beaucoup se faisaient de Socrate, et, comme il le dit luimême, ce n’est pas dans  le peu de temps que lui 

mesurait la clepsydre qu’il pouvait les détromper. Il est 

certain aussi, bien qu’il n’en soit pas question dans 

l’Apologie, qu’à ces raisons morales s’ajoutèrent aussi 

des raisons politiques. Ses  relations avec les jeunes 

gens riches, qui seuls avaient le loisir de le suivre, le

rendaient suspect aux chefs du parti populaire. Il ne 

cachait pas d’ailleurs le dédain que lui  inspirait le 

régime de flatterie et d’incompétence qu’était la 

démocratie athénienne. Enfin, bien qu’il ne soit pas fait 

mention dans l’Apologie  de Critias et d’Alcibiade, on 

peut croire que les rapports qu’il avait eus avec ces 

deux hommes funestes renforcèrent dans l’esprit des 

juges la conviction qu’il corrompait la jeunesse. C’est 

ce qui me semble résulter du passage 33 a et b, où il 

affirme qu’il n’avait jamais fait de concession contraire 

à la justice, même à ceux que ses calomniateurs 

appelaient ses disciples, et  où il ajoute ensuite que, si 

quelqu’un de ceux qui l’ont entendu tourne bien ou mal, 

il n’en est pas responsable. Polycratès insistera sur ce 

point dans son Accusation contre Socrate ; mais il est à 

présumer qu’on avait dit à ceux des jurés qui

l’ignoraient que Critias et  Alcibiade avaient suivi les 

24leçons de Socrate. Malgré ces haines et ces préventions, 

il est à peu près certain, étant donné la faible majorité

qui le déclara coupable, que, s’il eût voulu s’abaisser 

aux supplications et s’il eût amené ses enfants pour 

émouvoir la pitié des jurés, il eût été acquitté, et l’on 

peut dire que, s’il ne le fut pas, c’est qu’il se laissa

volontairement condamner. C’est sa µεγαληγορία, 

c’est-à-dire la fierté de son langage, qui  le perdit dans 

l’esprit de ses juges. Sa demande d’être nourri au 

prytanée, en dépit de ce qu’il put dire, fut prise pour 

une bravade et fit passer un certain nombre de ceux qui

l’avaient absous d’abord dans le camp de ses 

adversaires. 

La fierté avec laquelle Socrate s’était défendu avait 

frappé tous ceux qui avaient assisté à son procès. C’est 

ce dont témoigne Xénophon,  qui n’était pas présent, 

mais qui le tenait d’Hermogène, un fidèle ami de 

Socrate, qui avait suivi les débats. C’est d’après les

récits d’Hermogène que Xénophon a composé lui aussi 

une Apologie de Socrate, qu’il publia quelques années, 

semble-t-il, après celle de Platon. Les deux auteurs

s’accordent sur les points essentiels, sur les trois phases 

du procès : réfutation de l’accusation, fixation de la

peine, allocution finale aux  juges, et sur le fond de 

l’argumentation de Socrate pour se disculper des trois 

griefs allégués contre lui. Mais il y a des divergences 

sur des points de détail. Chez Platon, la voix divine

25arrête Socrate, mais ne le pousse jamais à agir ; chez 

Xénophon, elle ne se borne  pas à l’arrêter, elle lui 

indique aussi ce qu’il doit  faire. Chez Xénophon, nous 

entendons le jury murmurer, quand Socrate parle de ses 

avertissements divins, et se récrier plus fort encore, 

quand il rapporte l’oracle recueilli par Khairéphon. 

Autre différence : Socrate, chez Xénophon, refuse 

absolument de proposer une peine contre lui-même, 

parce que ce serait se déclarer coupable ; mais il ne 

demande pas à être nourri au prytanée. C’est ce qu’il 

fait chez Platon, avant de  condescendre à proposer 

d’abord une mine, puis, sur les instances de ses amis, 

trente mines. Enfin, dans l’allocution finale, Xénophon 

ne parle pas des idées que Socrate exprime, dans 

Platon, sur la mort et sur l’espoir qu’il a de s’entretenir 

dans l’Hadès avec Palamède et les autres héros 

anciens : il se borne à dire que Socrate se console de sa 

mort en la comparant à la mort injuste de Palamède. Sur 

tous ces points, c’est Platon qu’il faut en croire ; car il 

fut un témoin oculaire du procès et il rédigea les 

discours de Socrate quelque trois ans seulement après la

mort de son maître. S’il avait inventé des choses que 

Socrate n’aurait pas dites, notamment la demande d’être

nourri au prytanée, il aurait été démenti et honni par les 

juges et les assistants, qui avaient gardé des débats un 

souvenir d’autant plus exact qu’il était relativement

récent. 

26Au reste, l’Apologie  de Xénophon est fort courte : 

c’est un résumé des récits que lui a faits Hermogène, et 

l’image qu’il nous présente de Socrate n’y est pas

toujours exacte. Quand, pour expliquer la fierté de 

langage de Socrate, il nous dit qu’il était devenu 

indifférent à la vie, parce qu’il craignait les ennuis de la 

vieillesse, il oublie que Socrate, avec son admirable 

constitution, pouvait se promettre encore dix ans de vie 

pour continuer sa mission, à laquelle il était 

invinciblement attaché. À entendre Socrate vanter sa

tempérance, son désintéressement, sa justice, comme il 

le fait chez Xénophon, on ne  reconnaît ni la modestie, 

ni la bonhomie, ni l’ironie de l’enchanteur qui attirait la 

jeunesse autour de lui. Ces qualités se retrouvent au 

contraire dans les discours que Platon prête à son 

maître. Il le fait parler comme il parlait sans doute à 

l’agora ou dans les gymnases, avec une simplicité 

familière, mais toujours décente, sans prétention ni

recherche d’aucune sorte, mais, quand le sujet s’y prête, 

avec une ironie mordante  ou une élévation singulière. 

On reconnaît à son langage l’esprit original, la moralité 

supérieure, l’enthousiasme mystique de ce prédicateur 

qui scella de sa mort les exemples et les leçons qu’il 

avait donnés pendant sa vie.

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