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Paul Touvier condamné à la réclusion à perpétuité

Publié le 27/02/2008

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20 avril 1994 -   Il existe un cas Touvier. Et s'il le fallait encore, le procès de l'ancien chef milicien a définitivement confirmé la singularité d'une aventure judiciaire inaugurée aux lendemains de la Libération. Pour la première fois, un Français vient d'être jugé pour complicité de crime contre l'humanité. Pour la première fois encore, à notre connaissance, un accusé comparaissant libre devant une cour d'assises en " sort " condamné à la peine maximum. Pour la première fois toujours, un justiciable ayant fait l'objet d'une grâce présidentielle (en 1971) et d'un non-lieu général (en 1992) se voit, au terme de son procès, signifier la réclusion à vie.

   Un tel parcours stupéfie et peut troubler. Il pourrait passer pour de l'acharnement judiciaire un demi-siècle après le triste règne du régime autoritaire de Vichy, vite passé sous " protectorat " nazi. Il s'explique paradoxalement par la conduite de Paul Touvier lui-même, tour à tour fuyant la justice française et cherchant à en obtenir des passe-droits.

   Un Touvier deux fois condamné à mort, refusant de purger sa contumace une fois les temps de l'épuration expéditive passés, et convoitant toujours une décision de justice valant réhabilitation.

   Le paradoxe est complet une fois compris que l'ancien milicien fut son principal accusateur à force de " confessions ", de suppliques et de requêtes en tous genres.

   Car c'est bien lui, dès les années 50, qui s'accusa de la fusillade de Rillieux - le sacrifice de sept juifs à la sauvette - dans ses correspondances, à une époque où ce crime ne lui était pas directement imputé. C'est bien lui qui a nourri son dossier.

   A cette aune-là, le cas Touvier pourrait ne relever que de la pathologie. Mais le croire serait une erreur. Sa démarche, aussi singulière soit-elle, porte la marque d'une volonté politique tantôt explicitement avouée, tantôt discrètement masquée. Et c'est cette ambiguïté qui a dominé son procès tout du long, suscitant la curiosité.

   Ce fut le principal intérêt de ces audiences. Car, contrairement à Klaus Barbie qui répéta inlassablement " Ich habe nichts zu sagen " ( " Je n'ai rien à dire " ) avant de déserter son box, Paul Touvier est resté, faisant front dans l'espoir d'un acquittement. Et par éclipses, le vieux milicien figé laissa filtrer la vérité de ses inclinations idéologiques.

   Ainsi laissa-t-il échapper à quel point l'organisation de la fusillade de Rillieux par son service lui parut, sinon naturelle, du moins inévitable : " C'était horrible pour nous que ce soit les Allemands qui vengent Philippe Henriot ". Ainsi coupa-t-il le président pour signifier : " Je n'étais pas chargé du triage ". Le " triage " entre les juifs et les autres. Ainsi, s'entêta-t-il à reporter la responsabilité première du crime qui lui était reproché sur " Londres ", puisque la France libre avait demandé l'exécution de Philippe Henriot.

   D'un coup disparaissait donc le vieillard fatigué, peinant à articuler, un brin pitoyable, pour laisser place au jeune Touvier de vingt-neuf ans. Et resurgissaient ces temps miliciens où le chef du deuxième service de renseignement de la Milice à Lyon rackettait les juifs (Touvier parle de " dons à la Milice " ) et occupait leurs appartements ( " des réquisitions légales " ). Courtois, affable, l'accusé sut aussi montrer à l'occasion qu'il n'entendait pas se laisser poser des questions sur un ton trop vif, lançant à Me Henri Leclerc un sec " Du calme ! ".

   Ainsi, l'ambiguïté ne résista-t-elle pas longtemps, offrant le spectacle d'un accusé décidé à ne pas renier son idéologie première, mais incapable de l'assumer complètement. Quant à son antisémitisme, composante essentielle de l'accusation portée contre lui, il le démentit fermement ( " Je ne me considère pas du tout comme un antisémite. Etant catholique, je ne peux pas l'être ! " ), jusqu'à l'ouverture des scellés et la découverte de son journal intime rédigé entre 1985 et 1988, entrelardé de commentaires racistes orduriers.

   Une certaine dédramatisation De cette médiocrité du personnage, pouvait-on hâtivement conclure que le procès lui-même était de second ordre ? Ce serait oublier la densité de chaque audience, alors même qu'il n'y eut pas de " grands témoins moraux " comme cela avait été le cas au procès Barbie. Ce serait aussi négliger la dynamique de la mécanique judiciaire et les vertus du débat contradictoire. Ce serait enfin mésestimer, bien qu'on ne puisse nier l'existence d'une " pression médiatique ", que rien n'était acquis au départ et que Me Jacques Trémolet de Villers disposait d'une marge de manoeuvre réelle.

   En ce sens, tout à l'opposé de la dramaturgie écrasante du procès Barbie - la France jugeait un nazi, le " méchant " par excellence, promis inévitablement à la sanction la plus haute - la justice s'est penchée à Versailles de manière relativement dédramatisée sur le passé d'un chef milicien qui se révéla de plus grande envergure que prévu. Il reste que cinquante ans après les faits, il flottait un petit air de procès politique inavoué à la cour d'assises des Yvelines.

   Au-delà de ces curiosités, la France a tout simplement démontré que contrairement à un lieu commun, elle ose sans problème, depuis une ou deux décennies, affronter son passé le moins glorieux, même si quelques secteurs de l'opinion s'en irritent encore. De ce point de vue, il s'agissait bien moins de s'instruire sur le régime de Vichy - quelques bons ouvrages font pour cela l'affaire - que de satisfaire au nouveau culte de la mémoire et de rendre enfin, autant que possible, justice aux victimes et à leurs proches.

LAURENT GREILSAMER Le Monde du 21 avril 1994

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