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Paul VALÉRY. L'homme d'aujourd'hui et le prince du passé. (Regards sur le monde actuel.)

Publié le 22/03/2011

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Louis XIV, au faite de sa puissance, n'a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd'hui tant d'hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d'intimider, d'éblouir, de frapper ou d'absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre... Un homme aujourd'hui jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d'amour, un peu de certitude, un peu partout. S'il n'est pas sans esprit (mais cet esprit pas plus profond qu'il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand roi était moins heureux que le sien peut

l'être ; qu'il s'agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le roi souffrait, on le secourait bien faiblement Il fallait qu'il se tordît et gémit sur la plume, sous les panaches, sans l'espoir de la paix subite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés. Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l'ennui, et pour l'aliment des curiosités de toute espèce, quantités d'hommes sont mieux pourvus que ne l'était, il y a deux cent cinquante ans, l'homme le plus puissant d'Europe. Supposé que l'immense transformation que nous vivons et qui nous meut, se développe encore, achève d'altérer ce qui subsiste des coutumes, articule tout autrement les besoins et les moyens de la vie, bientôt l'ère nouvelle enfantera des hommes qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l'esprit. L'histoire leur offrira des récits étranges, presque incompréhensibles ; car rien dans leur époque n'aura eu d'exemple dans le passé ; ni rien du passé ne survivra dans le présent. Tout ce qui n'est pas purement physiologique dans l'homme aura changé, puisque nos ambitions, notre politique, nos guerres, nos mœurs, nos arts, sont à présent soumis à un régime de substitutions très rapides ; ils dépendent de plus en plus étroitement des sciences positives, et donc, de moins en moins, de ce qui fut. Le fait nouveau tend à prendre toute l'importance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu'ici. Déjà quelque natif des pays neufs qui vient visiter Versailles, peut et doit regarder ces personnages chargés de vastes chevelures mortes, vêtus de broderie, noblement arrêtés dans des attitudes de parade, du même œil que nous considérons au Musée d'Ethnographie les mannequins couverts de manteaux de plumes ou de peau qui figurent les prêtres et les chefs des peuplades éteintes. L'un des effets les plus sûrs et les plus cruels du progrès est donc d'ajouter à la mort une peine accessoire, qui va s'aggravant d'elle-même à mesure que s'accuse et se précipite la révolution des coutumes et des idées. Ce n'était pas assez que de périr ; il faut devenir inintelligibles, presque ridicules ; et que l'on ait été Racine ou Bossuet, prendre place auprès des bizarres figures bariolées, tatouées, exposées aux sourires, et quelque peu effrayantes, qui s'alignent dans les galeries et se raccordent insensiblement aux représentants naturalisés de la série animale...

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