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Pêcheur D'Islande (P. Loti) - Commentaire

Publié le 23/11/2010

Extrait du document

loti

Si l’ensemble de l’œuvre de Pierre Loti est marquée par le personnage changeant et mystérieux de la mer, Pêcheur d’Islande (1886) est une consécration du genre maritime. L’auteur y évoque la rude vie des habitants de Paimpol, dont les marins s’en vont la moitié de l’année pêcher la morue au large de l’Islande et braver les tempêtes et les dangers du grand Nord. Le texte que nous allons étudier se présente comme un passage particulièrement révélateur de toute l’ingéniosité de Loti lorsqu’il s’agit d’accomplir un véritable travail d’artiste pour dépeindre les horizons blancs, immensément vides, qui déchirent le ciel d’Islande. Dès la première ligne, la description se pose comme un tableau de paysage marin exposé avec grande sensibilité. En quoi cette description au lyrisme prononcé se fait-elle héritière des thématiques du romantisme pour façonner un tableau emblématique de l’esthétique impressionniste ? Après avoir mis en évidence les différents éléments qui font du passage un tableau impressionniste, nous étudierons les thématiques romantiques qui se dégagent de la description et témoignent de la perception du temps et de l’infini. 

 

La description que nous propose Loti présente des intérêts descriptif et stylistique indéniables. En mettant en jeu les diverses sensations du lecteur, elle s’apparente à une peinture de marine où l’auteur devenu artiste dépeint une atmosphère sereine dans l’immensité lumineuse. L’influence du mouvement impressionniste – dont Loti est le contemporain – est ici amplement suggérée. 

L’organisation elle-même de la description revêt tous les atouts permettant d’apparenter le passage à une œuvre picturale caractéristique de la peinture impressionniste. Avant toute chose, une attention particulière est portée à la présentation et à la mise en valeur du tableau ; celle-ci est possible grâce à l’emploi d’une forme emphatique qui s’appuie sur les tournures impersonnelles du présentatif « c’étaient « (l. 10 ; l. 44) et sur le point de vue omniscient qui confère à la description une relative objectivité. Aussi, le choix de l’imparfait à valeur descriptive comme temps prédominant convient parfaitement pour représenter un paysage, en l’occurrence un paysage marin. La description est organisée à l’appui de nombreux connecteurs logiques et spatio-temporels. Elle peut évoquer la focalisation progressive du lecteur sur différents éléments constituant le paysage et de la même manière suggère le rapprochement progressif de l’observateur d’un tableau. En effet, l’extrait descriptif débute par une vue d’ensemble du paysage dans sa globalité : le narrateur nous montre et nous explique les caractéristiques de « ce que les matelots appellent le calme blanc « (l. 1-2), un phénomène météorologique qui confère au ciel et à la mer entière une luminosité atypique et surprenante. On ne distingue pas encore d’autres éléments que « le ciel « (l. 5), « l’horizon « (l. 6) et « les eaux inertes « (l. 8). Un vocabulaire figuratif qui compare et assimile les reflets sur la mer à des « moires changeantes « (l. 10-11), à des « cernes très légers « (l. 11), ou encore à des « dessins vagues « (l. 13-14), permet certes au lecteur de mieux concevoir l’aspect singulier de « l’étendue luisante « (l. 13), mais ne précise en aucun cas des éléments du paysage autres que cette mer « immobile « (l. 33). Par la suite, le lecteur est amené à observer des éléments plus précis et détaillés à travers un vocabulaire concret qui dévoile d’une part deux amis matelots « pêchant à côté l’un de l’autre « (l. 21) sur une goélette appelée La Marie, d’autre part un « banc tout entier « (l. 52) de morues. La description, qui s’attachait à retranscrire le paysage avec lyrisme et sensibilité, emploie ensuite par endroits un vocabulaire plus technique (sous l’influence du mouvement réaliste), comme par exemple lors de l’évocation du déplacement des poissons qui accorde à la seconde partie du texte un aspect documentaire. Les connecteurs logiques nécessaires à l’organisation de la description y sont également plus abondants. Ainsi, par l’organisation est la mise en valeur du tableau, l’observateur est amené dans un premier temps à considérer l’impression d’ensemble qui émane de l’œuvre, pour pouvoir, dans un second temps, mieux en saisir toute la beauté et la complexité en s’attardant plus précisément sur les différents éléments secondaires qui le composent.

 

 Mais l’organisation du tableau par focalisation progressive est également due au style de Loti, qui vient dresser l’ensemble de la description par petites touches colorées successives, à la manière d’un peintre impressionniste. Nous avons suggéré précédemment que la description pouvait correspondre au rapprochement d’un observateur ; il se peut aussi qu’elle traduise la conception et la réalisation même d’une peinture par l’auteur changé en artiste. Ainsi, l’extrait retranscrit toutes les étapes de la création du tableau ; il en est le témoin et la description qu’il nous en fait laisse entrevoir le travail du peintre dans son atelier qui, ne partant de rien, façonne avec habileté une œuvre d’art. 

Le passage débute devant une toile entièrement blanche : le lecteur ne voit encore rien du paysage qui lui apparaîtra à la fin de l’extrait. Puis, le pinceau en main, l’artiste commence par placer sur sa toile les grands ensembles de son œuvre en y appliquant un fond de couleur ; il s’agit pour lui et pour le lecteur de distinguer les deux éléments essentiels du paysage : la mer et le ciel. La couleur permet déjà d’approprier une certaine atmosphère globale au tableau : le fond très clair indique l’éblouissante luminosité qui inondera l’ensemble du paysage. 

Le peintre fait alors le choix de séparer la mer et le ciel par une ligne un peu floue et plus sombre qui constituera « l’horizon « (l. 6). Le champ lexical des couleurs plutôt pastelles est alors déployé ; accompagné de connecteurs spatiaux pour préciser l’emplacement des teintes, il nous apparaît alors le « ciel couvert d’un grand voile blanchâtre « (l. 5), « l’éclat pâle « (l. 8) de la mer, ainsi que « les nuances ternes de l’étain «  (l. 7) et les « gris plombés « (l. 6-7) traçant approximativement l’horizon. 

Le schéma d’ensemble et les grandes lignes directrices du tableau étant posées, il faut maintenant préciser le tout par petites touches, ce que suggère parfaitement le style ciselé de Loti. On traite dans un premier temps l’aspect « luisant « (l. 13) à la surface de la mer en y dessinant (d’où l’allusion explicite au « réseau de dessins vagues « l. 13-14)  les reflets du soleil sous la forme de « moires « (l. 10) et de « cernes très légers « (l. 11) assez imprécis et troubles. L’impression de travail minutieux par petites touches est suggérée par l’emploi d’une ponctuation expressive qui utilise la juxtaposition et l’apposition de groupes nominaux et d’adjectifs qualificatifs, ce qui confère à la description un rythme particulier qui convient parfaitement pour évoquer une représentation de plus en plus fine d’un élément et pour retranscrire une application des couleurs sur le support par couches juxtaposées. C’est peut-être pour cela que Loti utilise tant la répétition, l’apposition, les propositions relatives et les rythmes binaires, qui lui permettent de venir enrichir et préciser de manière progressive et rythmée chaque couleur ou élément de son tableau. Les exemples ici ne manquent pas : on peut relever une syntaxe particulièrement cadencée lors de l’évocation « des moires ; rien que des moires […] qui s’enlaçaient et se déformaient « (l.10 ; l. 14), celle des brises « épuisées, finies « (l. 4), ainsi que le parallélisme qui indique la mobilité des reflets « très vite effacés ; très fugitifs « (l. 15) à la surface de l’eau. 

Après avoir suggéré l’aspect miroitant à la surface de la mer, le peintre représente celui du ciel. Les couleurs occupent une place prépondérante dans la représentation de la luminosité. En effet, un éclat particulier émane du soleil, mais celui-ci, « presque sans contours « (l. 19) semble indistinguable tant il est faible et sans chaleur.  L’ingéniosité du peintre réside dans sa capacité à faire en sorte que l’on confonde le soleil avec son « halo trouble « (l. 20) qui étend celui-ci et l’ « agrandi jusqu’à l’immense « (l. 20) aux quatre coins de la toile. La métaphore des « cernes très légers « (l. 11) est filée et s’applique ici au soleil dont la vigueur est de même intensité que ses reflets sur l’océan.

Le peintre, satisfait de son travail de traitement de la couleur dans les miroitements sur la mer et dans la luminosité du ciel, va maintenant ajouter des éléments secondaires plus concrets : le bateau La Marie, les deux amis Yann et Sylvestre sur le ponton, le banc de morues. Ces éléments ont des répercussions sur son premier travail : il tâche donc par exemple de corriger les teintes imposées par l’« ombre « (l. 36) du bateau ; la mer nous apparaît en cet endroit « verte « (l. 37), en contraste avec « les blancheurs du ciel « (l. 38), et sa surface « ne miroit[e] pas « (l. 39), ce qui nous permet de « distinguer par transparence « (l. 40) les morues. Le champ lexical des coloris et de la lumière est à nouveau amplement exploité ; c’est le cas également par la suite lors de la description à la fois poétique et technique des poissons « faisant un effet de hachures grises « (l. 44) et dont on voit parfois le « brillant de leur ventre argenté « (l. 50) qui survient sous la forme d’« un petit éclair « (l. 54).  Et c’est ainsi que le peintre achève son œuvre, en terminant par les derniers petits détails tout en couleur. 

En somme, les caractéristiques principales de l’esthétique impressionniste sont exploitées et détaillées dans ce passage. Les peintres impressionnistes refusent les repères traditionnels, comme les ombres nettes, les contours ou les lignes arrêtées, ce qui se traduit ici par l’absence d’un horizon distinct, par les pourtours « trouble[s] « (l. 20) du soleil, et plus généralement par l’effet de confusion et de flou. Les formes sont peu précises et la part des couleurs revêt quant à elle une importance toute particulière, le peintre cherchant à les rendre aussi riches que possible en les appliquant par couches successives. La lumière diffuse et son large éventail de couleurs sont par conséquence considérés comme les fondements même de ce tableau, où les formes échappent à la rigidité d’un tracé net afin de laisser tout le pouvoir d’évocation à la couleur.

 

Enfin, un tableau impressionniste ne se préoccupe pas tant à donner des détails mais tend plutôt à fixer l’impression elle-même ressentie devant un paysage de nature ; de ce fait, la part issue de la sensation de l’artiste est prépondérante. C’est le cas chez Loti : la description fait appel à tous les sens du peintre et mobilise ensuite ceux de lecteur. Pour mieux retranscrire dans son tableau l’ensemble des éléments ayant un effet sur l’observateur ou le lecteur (selon la situation choisie), l’artiste s’imprègne auparavant des sensations recueillies devant un tel paysage (ou celles qu’il a inventé, comme c’est le cas de Loti qui n’a jamais voyagé en Islande). Par conséquence, le travail de description s’appuie sur des verbes de perceptions nombreux et variés qui relayent les verbes d’état sans lesquels la description serait impossible. 

Le premier des sens abondamment sollicité est celui de la vue, qui coordonne toute l’organisation de notre tableau. Il s’appuie sur une vision des formes, des couleurs, de la lumière et de ses reflets et enfin des mouvements (ou au contraire du statisme). La vision est d’autant plus exploitée que le thème de la lumière est constamment invoqué. Aussi ne s’étonne-t-on pas lorsque l’auteur nous confie que cette éblouissante clarté « fatiguait les yeux [des matelots] « (l. 8). Les perceptions visuelles sont très souvent accompagnées d’un vocabulaire figuratif (fondé sur des comparaisons et des métaphores) afin de permettre au lecteur de mieux intégrer les différents aspects du ciel ou de la mer. Ainsi, les reflets sont assimilés à des « moires « et à des « cernes « (l. 11), eux-mêmes comparés à ceux qu’ « on ferait en soufflant contre un miroir « (l. 12). Plus loin, le soleil sans chaleur est décrit en « espèce de grand œil spectral « (l. 34-35), comparaison à connotation péjorative qui fait de lui un être passif et indifférent. Enfin, le sens visuel est encore exploité lorsqu’il s’agit de distinguer l’immobilité du mouvement, l’une des grandes oppositions qui se dégagent de la description. Le paysage dans son ensemble est marqué par le statisme, comme  ces « choses qui se tenaient immobiles « (l. 33) aux « aspects de non-vie « (l. 31) ; cependant ça et là on repère des éléments plus dynamiques comme ces deux marins occupés à pêcher et à chanter ou le banc de poissons « tous pareils « (l. 42) qui, « agités d’un tremblement rapide « (l. 46-47), « glissent doucement « (l. 42) et « exécutent leurs évolutions d’ensemble « (l. 44) ou encore « se retourn[ent] avec un coup de queue brusque « (l. 49)

Le second sens exploité par Loti reste celui du toucher, lié aux perceptions sensorielles de l’absence de chaleur au large de l’océan. En effet, la luminosité est à opposer à la température : c’est une lumière « sans aucune chaleur « (l. 32-33) qui « donne froid « (l. 9) ; le soleil lui-même est présenté comme faible, distant et sans vitalité. Il en résulte un paysage froid et glacé au point de devenir le motif de l’immobilité générale : « les choses se tenaient immobiles comme refroidies à jamais « (l. 34-35). Cette « grande fraicheur salée « (l. 27-28) est à associer également aux perceptions olfactives des pêcheurs qui « respirent un air vivifiant, vierge […] et source de vigueur « (l. 28-30). On relève au passage une allitération dans laquelle les sonorités consonantiques en f et en v peuvent évoquer la fraicheur et la vitalité qu’apporte l’air islandais dont les marins « prennent plein leur poitrine « (l. 29). 

Un des enjeux de la description réside en outre dans l’expression des perceptions sonores sans lesquelles la mise en place d’une ambiance si particulière ne serait possible. Aussi, l’immobilité du paysage confère à celui-ci une impression de silence et de quiétude. Le bruit des flots n’est à aucun moment mentionné tant la mer demeure calme et « inerte « (l. 8). Pareillement, le souffle du vent ne se fait entendre, « comme si toutes les brises étaient épuisées « (l. 3-4). Le banc de morues est considéré comme un « amas de vies silencieuses « (l. 48). L’atmosphère générale est des plus paisibles et sereines, peut-être même un peu trop lorsque le silence devient inquiétant et synonyme de « choses mortes « (l. 18) et de « non-vie « l. 31) ou encore de « monde fini ou pas encore créé « (l. 32). Néanmoins, une lointaine et très légère mélodie émane du paysage ; elle provient du bateau sur lequel deux pêcheurs chantent « avec entrain « (l. 26) une musique folklorique (« Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus « (l.22-23)) qui leur rappelle avec nostalgie leur Bretagne natale. Aussi ce faible chant constitue-t-il un écrin d’intimité et de convivialité réconfortante au beau milieu d’un monde monotone et mort ; il contribue à la création d’une impression de calme soudainement propice à la nostalgie. 

En définitive, la description de Loti fait appel aux sensations multiples que l’on peut ressentir en témoin de la scène. Elle s’inscrit en ce sens dans l’écriture impressionniste qui cherche avant tout à amener au lecteur une impression dans laquelle seront convoqués tous ces sens, afin qu’il puisse aisément s’imprégner de toute la lumière que lui propose un tel paysage.  

 

En rédigeant ce passage descriptif d’un paysage de mer, P. Loti dresse avec habileté un tableau de marine dans lequel apparaissent tous les éléments d’une peinture impressionniste à la luminosité et aux couleurs chatoyantes, qui, en convoquant tous les sens, anime en nous l’impression ressentie par les matelots. Mais l’influence fortement suggérée du mouvement impressionniste sur la forme n’empêche pas pour autant l’auteur à laisser paraître sur le fond des réflexions chères au mouvement romantique. 

 

II) Une description fondée sur des thématiques romantiques 

(partie non rédigée complètement)

 

Si le tableau impressionniste demeure un chef d’œuvre artistique de style, il en émane néanmoins des considérations d’un tout autre aspect : Loti utilise dans sa description la forme du tableau pour y déposer judicieusement des éléments qui témoignent de son attachement encore soutenu au mouvement romantique. 

 

a) Lyrisme et sensibilité 

 

Idée générale :

L’auteur déploie dans cette description un lyrisme et une sensibilité prononcés devant l’amitié entre deux matelots, devant la beauté de la Nature qui nous dévoile un moment d’harmonie entre ciel et mer, ou encore devant la solitude de ces hommes partis en mer la moitié de l’année, loin de leur famille et de leur pays. Le registre épidictique est ici employé par Loti pour faire l’éloge de la splendeur du paysage, du sentiment d’amitié complice, du mérite des marins… Il est accompagné par de nombreuses figures de style d’équivalence qui confirment la sentimentalité du passage descriptif en créant des images lyriques. 

 

1. devant la Nature

 

- le paysage de mer est un paysage romantique par excellence, que la mer soit calme et sereine (comme c’est le cas ici) ou déchainée et violente (thème de la tempête très exploité par les romantiques) ; la mer fascine par son caractère changeant et imprévisible, par sa force, par son immensité… 

- une attention toute particulière est portée à la lumière (paragraphes 1,2,3,4,6) et à ses effets sur l’océan = harmonie entre ciel et mer

- la vie marine des morues suggère un équilibre idéal entre l’homme et la Nature ; image méliorative des poissons (en abondance, en bonne santé) et de l’usage raisonné qu’en font les pêcheurs (l’homme qui essaie de maîtriser la nature en bravant les tempêtes pour pêcher)

- figures de style lyriques : métaphore « grand voile blanchâtre « du ciel (l. 5) ; métaphore « moires « et « cernes « sur l’océan (l. 10 ; l. 11) ; personnification du soleil « grand œil spectral « (l. 34-35) qui « pour toujours préside ce resplendissement de choses mortes « (l. 18) en spectateur passif ; hyperbole + répétitions avec effet d’insistance et de profusion sur « des poissons innombrables, des myriades et des myriades « (l. 41-42) ; aspect artistique des « évolutions d’ensemble […] [dans] un air de fluidité « (l.  44-45 ; l.47) ; comparaisons des « lames de métal « et de leur « petit éclair « (l. 53-54)

 

2. devant l’amitié

 

- Yann et Sylvestre, deux marins qui semblent lier un lien d’amitié particulièrement étroit entre eux, sont décris en train de pêcher « à côté l’un de l’autre « (l. 21) et de chanter en même temps

- Activité qui leur procure un grand amusement : « se regardaient du coin de l’œil pour rire de l’espèce de drôlerie enfantine « (l. 24) = activité de convivialité, moment d’intimité

 

3. devant la solitude des marins

 

- une goélette isolée et bien seule au milieu de ce paysage de mer « immense « (l. 20), de « choses mortes « (l. 18) et de « non-vie « (1. 31)

- Jean-François de Nantes = nostalgie du pays natal, la Bretagne ; chanter = activité naïve mais réconfortante devant la monotonie de la vie en mer, du paysage, de la pêche

 

b) La perception du temps et de l’infini

 

Idée générale :

On peut également dégager de l’ensemble de ce passage un thème récurant et propre aux romantiques : celui de la perception du temps et de l’infini. 

 

- Imparfait pas seulement à valeur descriptive = un arrêt sur image (tableau); aussi imparfait duratif = une mer calme, les activités des matelots (pêche, chant), une atmosphère sereine, un temps lumineux, qui durent dans le temps.

- Connecteurs temporels qui opposent les conditions dans lesquelles a lieu la pêche en ce moment à celles vécues précédemment (suggère les dangers auxquels ont été confrontés les marins : la tempête, la mer qui peut être violente) : un temps « rare « (l. 1) ; « brises comme épuisées, finies « (l. 4) ; « cette-fois là « (l. 10)

- Champ lexical du temps et nombreux autres connecteurs temporels : « très vite effacées, très fugitifs « (l. 14-15) ; «quelques fois « (l. 48) ; « en même temps « (l. 49) ; « puis « (l. 50) …

- Champ lexical qui coordonne deux réflexions sur le temps :

 

1. La confusion des repères temporels

 

- Confusion dans la perception du temps

- Perte de notion début – fin « monde fini ou pas encore crée « (l. 32)

= « éternel soir ou éternel matin, il était impossible de le dire : un soleil qui n’indiquait plus aucune heure, restait là toujours « (l. 16-18) ; confusion précisée plus tard par l’adjectif « trouble « (l. 20) 

- Aux latitudes de l’Islande, pas de nuit la moitié de l’année (en été) : le soleil descend dans le ciel mais ne se couche pas. 

 

2. L’éternel recommencement (infini)

 

- Perception infinie des mois entiers passés en mer

- « la chanson qui ne finit plus « (l. 22-23)

- « drôlerie enfantine « (l.24) = hommes qui redeviennent des enfants naïfs suite à la perte des repères et à la « monotonie « (l. 23)

- « reprenaient perpétuellement les couplets en tâchant d’y mettre un entrain nouveau à chaque fois « (l. 25-27) = symbolique forte du temps qui passe : les années se suivent et « chaque fois « les marins doivent repartir pour une saison de pêche en quittant femme et famille, et à « chaque fois « la séparation est dure mais ils essaient de manifester un certain enthousiasme pour leur métier ( = « un entrain nouveau «), malgré les difficultés, les dangers et la relative monotonie qu’il représente + la peur de ne pas revenir vivant et de voir sa famille et son pays pour la dernière fois. 

- « monde fini ou pas encore créé « (l. 32) = confusion entraîne vision chaos, questionnement sur le début et la fin, la place et l’importance de nos vies et de nos actes qui semblent toujours semblables et insignifiants face au temps infini, « éternel «, « perpétuel «.

- Les morues : « comme ayant un but dans leur perpétuel voyage « (l. 43) = même question du sens de la vie, de la finalité de nos actes toujours recommencés dans un monde infini.

 

L’accumulation des allusions (implicites ou explicites) au temps qui passe permet d’exposer deux réflexions sur le temps qui inlassablement nous emporte: la confusion des repères et l’éternel recommencement qui concerne tous les éléments mentionnées dans le passage (les marins et même les morues). 

 

c) Une vision du monde marquée par des oppositions multiples

 

Idée générale :

Enfin, et dans les traces mêmes du romantisme, la description porte à nos yeux une vision du monde marquée constamment par des oppositions multiples, qui se traduisent ici autant par la forme que par le fond du récit. Elle repose principalement sur des figures d’opposition. 

 

1. lyrisme / réalisme (vocabulaire technique)

 

Description à la fois précise (détails, explications ex. banc de morues) et poétique (cf. lyrisme)

 

2. statisme / mobilité

 

- « rien ne bougeait dans l’air « ; « eaux inertes « ; « immobile « (l. 33)

- « [dessins sur l’eau] vite effacés, fugitifs « ; « [chant] avec entrain « ; mouvement (« fluidité «) des poissons

 

3. mort / vie

 

- « non-vie « ; « choses mortes «

- Pêcheurs ; morues

Alternance mort / vie dans l’organisation de la description : paysage mort – pêcheurs – paysage mort – bateau et morues

Mais lien entre les deux : air froid vitalisant et « vivifiant « (l. 28) pour les matelots 

 

4. silence de la mer / chant des matelots

5. froid / lumière

6. ombre (bateau) / clarté

7. calme (« cette-fois là «)/ tempête 

8. solitude / amitié

9. morues : silence / vie = « cet amas de vies silencieuses « (l. 48) 

 

La description dont nous fait part l’auteur se fonde donc sur le contraste et l’opposition, qu’ils proviennent du style et des choix de registres ou du contenu d’ordre visuel, auditif, temporel, …

 

Mini-conclusion

 

Ce passage descriptif présente de nombreux éléments caractéristiques des thèmes et de l’esthétique romantiques. 

 

Conclusion :

 

Au terme de notre analyse, on retiendra incontestablement la grande habileté littéraire et artistique dont a fait preuve Pierre Loti dans cette description, tirée de son grand succès Pêcheur d’Islande. L’auteur nous révèle un talent insoupçonné de peintre impressionniste, qui parvient à fixer sur le papier les impressions recueillies devant un paysage de mer en jouant considérablement avec l’évocation des couleurs vives et lumineuses ; le tout organisé et présenté au public à la manière d’un tableau. L’effet sur le lecteur est immédiat : celui-ci est directement plongé dans les mers froides du large de l’Islande.  

Mais l’intérêt du passage descriptif ne se limite pas exclusivement aux références à la peinture impressionniste, il réside également dans le style et les thématiques sous-jacentes qui y sont développées et qui constituent des témoignages indéniables de l’influence encore persistance du romantisme chez Loti ; ce-dernier rendant au passage hommage à ce mouvement littéraire passé. 

Le brassage relatif des influences artistiques confère au texte une certaine singularité qui en fait ici l’attrait : Loti façonne un style nouveau qui convient particulièrement pour évoquer l’exotisme et les voyages, thèmes récurant dans l’ensemble de son œuvre. 

Les passages descriptifs ont une place essentielle au sein de ses récits : Loti nous prouve un style recherché et en profite pour y glisser quelques réflexions existentielles et universelles sur le monde mystérieux et énigmatique qui entoure les hommes, ainsi que sur l’origine des merveilles naturelles riches en couleurs découvertes au fil de ses périples tout autour du monde.

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