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La pensée et le mouvant

Publié le 16/11/2011

Extrait du document

 

« A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent ou que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous ont tracée ? – C’est vrai dans une certaine mesure ; mais s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres –celle des maîtres- qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. »

Bergson. La pensée et le mouvant

 

COMMENTAIRE DE TEXTE

BERGSON. LA PENSEE ET LE MOUVANT.

Dans ce texte, Bergson (1859-1941) s’interroge sur la finalité de l’art : l’art nous détourne-t-il de la réalité, se contente-t-il de l’imiter, ou nous nous en dévoile-t-il certains aspects auxquels nous n’avions prêtés attention ? Bergson soutient cette dernière thèse, à savoir que l’art a pour fonction de nous révéler le monde qui nous entoure ainsi que nous-mêmes, d’enrichir et de rendre plus précise notre perception et notre vision du monde. Il commence par énoncer sa thèse en l’illustrant par un exemple emprunté à la peinture, art qui ne se réduit pas à l’imitation, à la reproduction de la nature. Il répond ensuite à l’objection selon laquelle l’œuvre d’art ne serait que l’expression de la vision personnelle de l’artiste et n’aurait donc qu’une valeur subjective. Cependant, cette objection n’est pas dirimante parce qu’elle conduirait à mettre toutes les œuvres d’art sur le même plan ; d’où la nécessité, dans un troisième temps de l’argumentation, d’admettre la thèse de Bergson, celle de l’art comme révélation, comme dévoilement de ce qui était inaperçu ou seulement entr’aperçu. Nous procèderons à l’étude ordonnée du texte puis nous montrerons à quelles philosophies de l’art s’oppose Bergson tout en soulignant la pertinence et les insuffisances de sa position.

 

Dans un premier temps, Bergson examine la « fonction », la finalité de l’art (« à quoi vise l’art ») : la thèse énoncée au début du texte sera reprise à la fin de cet extrait : l’art nous permet de mieux percevoir la réalité, il contribue à une meilleure connaissance du monde et de nous-mêmes. Cette thèse se rapproche de celle d’Oscar Wilde, dans Le déclin du mensonge : « regarder et voir sont deux choses différentes (…) De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets. » On retrouve l’idée qui sera développée en fin de texte, la différence entre perception et aperception, qui recoupe la distinction entre regarder et voir. Ici Bergson exprime cette différence par le passage de l’implicite à l’explicite. Par manque d’attention, par manque de disponibilité, nous n’avons qu’une vision superficielle de l’extériorité (la nature) et de l’intériorité (la conscience). 

Pourquoi ? « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. » (Bergson. Le rire) Le langage, qui s’interpose entre la réalité et nous, et qui par sa tendance à la généralisation nous conduit à une vision commune et simplifiée du monde ainsi que de nous-mêmes, et le besoin, qui nous amène à considérer le réel de façon pragmatique plutôt que de façon esthétique, appauvrissent la perception que nous avons de cette réalité, la conception que nous nous en faisons. L’artiste, au contraire, voit plus et mieux que la plupart des hommes, parce que son approche est plus désintéressée et donc moins restreinte : « Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. » (Bergson. Le rire)

L’artiste ne se contente donc pas d’imiter la réalité, il modifie la perception que nous en avons, mais non afin de nous en détourner, contrairement à ce que l’on croit généralement. La référence au peintre Turner nous permet à nouveau d’effectuer un rapprochement entre Wilde et Bergson : Turner, peintre de la lumière, mais également des brouillards, révèle aux spectateurs la beauté des paysages ou des bâtiments dont les formes sont voilées par le brouillard, la poésie qui s’en dégage. Notre propre perception du monde est transformée par celle de l’artiste. Chaque artiste nous dévoile un nouveau pan de la réalité ou de notre subjectivité ; la poésie par exemple peut nous aider à observer et à décrire avec plus de finesse, plus de nuances, notre intériorité.

 

 Néanmoins, pour établir cette thèse, il faut répondre à l’objection suivante : comment pouvons-nous être certains que la vision de l’artiste n’est pas purement subjective ou qu’elle ne relève pas de l’illusion plutôt que de la réalité ? Bergson ne rejette pas totalement cette objection, qui est en partie fondée, parce que certains artistes peuvent idéaliser la nature, la représenter en fonction de leurs désirs plutôt que de la réalité. Par exemple, dans la peinture surréaliste, l’imaginaire, l’inconscient se mêlent à des éléments empruntés à la réalité. Mais même dans ce cas, l’artiste nous apprend quelque chose sur nous-mêmes, sur notre inconscient, sur nos propres fantasmes : « tous les arts sont comme des miroirs où l’homme connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu’il ignorait. » (Alain. Vingt leçons sur les Beaux-arts)

Mais le monde de l’artiste correspond-il nécessairement au monde dans lequel nous évoluons ? Ne se pourrait-il pas au contraire qu’il y ait autant de mondes possibles que d’artistes différents ? En ce sens, l’art nous permettrait d’envisager d’autres façons de voir le monde, d’autres sensibilités, d’autres points de vue, mais pourquoi  seraient-ils plus fiables, moins approximatifs que le nôtre ? « Grâce à l’art, au lieu de voir un monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y  a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition. » (Proust. A la recherche du temps perdu)

Le problème est d’établir si l’art nous fait voir un autre monde, ou s’il nous fait voir le monde autrement. Dans le premier cas, l’art renvoie à l’illusion, au rêve, au divertissement ; au lieu de nous révéler la réalité, il l’occulte. Dans le deuxième cas, l’œuvre d’art aura une valeur plus ou moins grande selon sa capacité de dévoilement de la réalité. 

 

Admettre cette seconde hypothèse, c’est se donner les moyens de distinguer les œuvres majeures, géniales (« le grand art »), des œuvres mineures (« la pure fantaisie »), les œuvres qui sont criantes de vérité des œuvres qui ne sont que de pâles reflets de la réalité. Le rapprochement que Bergson opère entre l’art et la vérité s’oppose à l’idée que l’art serait une représentation illusoire de la réalité. Si les œuvres du véritable artiste, du génie, sont plus « vraies » que celle des artistes médiocres, c’est parce que le plaisir qu’elles nous procurent n’est pas seulement lié au talent de cet artiste ; il ne représente pas seulement ce qui apparaît tel qu’il apparaît, comme l’affirmait Platon pour montrer que l’art était le domaine de l’illusion, mais il lève au contraire une partie du voile des apparences en nous révélant en partie l’essence du monde qui nous entoure. 

Pourquoi alors avons-nous l’impression que l’art nous éloigne de la réalité ? En fait, c’est de notre mode de perception habituel du monde et de nous-mêmes que nous détourne l’œuvre d’art. Nous confondons notre représentation du monde et le monde tel qu’il est. Parce que l’artiste s’aventure au-delà de notre vision réductrice, appauvrie, intéressée et pragmatique du monde, nous croyons à tort qu’il se réfugie dans l’imaginaire, qu’il laisse libre cours à son imagination, à sa rêverie. 

Nos préjugés nous empêchent de réaliser qu’il saisit dans son œuvre ce que nous n’avons pas su appréhender, par manque d’attention, ou plutôt parce que cette attention est focalisée sur nos préoccupations quotidiennes. L’artiste nous fait passer du domaine de l’action, de la production, à celui de la contemplation. Il faut pouvoir porter un regard désintéressé sur la réalité pour arriver à en percevoir toute la beauté. Percevoir sans apercevoir, c’est, pour reprendre les termes d’Oscar Wilde, regarder sans voir. L’art n’est donc pas source d’illusion, d’aveuglement, il nous libère à l’inverse des œillères qui limitent notre perception et notre capacité d’émerveillement.

 

Intérêt philosophique du texte ( très brièvement résumé) :

 

La thèse de Bergson s’oppose à l’idée que l’art serait synonyme de mensonge, d’illusion, idée que l’on trouve chez Platon qui affirme que l’art n’est qu’une représentation illusoire de la réalité, du monde sensible (qui n’est déjà qu’une copie imparfaite du monde des Idées) : « l’art d’imiter est bien éloigné du vrai, et, s’il peut tout exécuter, c’est qu’il ne touche qu’une petite partie de chaque chose, et cette partie n’est qu’un fantôme. » (Platon. République, livre X)

Il est donc possible de travailler sur l’opposition de ces deux thèses (art=illusion(Platon) / art=dévoilement de la réalité (Bergson, Heidegger)). 

Enfin, dans un troisième temps, on peut montrer comment cette opposition traverse toute l’histoire de l’art : l’art fait certes appel à l’illusion (par exemple le trompe-l’œil), il peut  nous éloigner de la réalité (le surréalisme), traiter de sujets éloignés de la réalité quotidienne (l’art religieux), mais il cherche également à proposer une représentation plus authentique de cette réalité (le réalisme, le naturalisme, l’impressionnisme, etc.), à renouveler la vision que nous en avons. L’intérêt de ce texte consiste à établir que l’art n’est pas seulement un divertissement, une façon d’occulter la réalité en se réfugiant dans l’imaginaire ou dans l’illusion.

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