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La perception : instrument ou obstacle pour la connaissance ?

Publié le 25/07/2010

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perception

"Il n'y a pas de connaissance scientifique par la perception. En effet, si la perception porte aussi sur telle qualité [générale] et non seulement sur un « ceci déterminé «, il est néanmoins nécessaire qu'elle porte sur un certain ceci, et cela ici et maintenant ; or il n'est pas possible de percevoir l'universel ni ce qui comprend plusieurs individus. En effet, [l'universel] n'est pas un « ceci déterminé «, ni n'est donné maintenant seulement, car sinon ce ne serait pas un universel. En effet, nous disons universel ce qui est toujours et partout Or puisque les démonstrations relèvent de l'universel et qu'il n'est pas possible de les percevoir, il est clair qu'il ne saurait y avoir de science par la perception. Mais il est manifeste encore que, même s'il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n'en aurions pas pour autant, ainsi que le disent certains, une con naissance scientifique : car la perception porte nécessairement sur une réalité singulière, tandis que la science consiste dans le fait de connaître l'universel. D'où il s'ensuit que si, étant sur la Lune, nous voyions la Terre s'interposer, nous n'en aurions pas pour autant la cause de l'éclipse: nous percevrions qu'en ce moment il y a éclipse mais [nous ne percevrions] nullement le pourquoi, puisque la perception ne porte pas sur l'universel. Non d'ailleurs qu'en considérant souvent cet événement, nous ne puissions aboutir à une démonstration, car c'est à partir d'une pluralité de cas particuliers que l'universel devient manifeste."    Aristote, Seconds Analytiques, I, 31, 87b28 sq., trad. originale, Jean Montenot.    "L'universel, ce qui s'applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n'est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Donc, puisque les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu'il n'y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s'il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n'en aurions pas une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l'individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s'interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l'éclipse : nous percevrions qu'en ce moment il y a éclipse mais nullement le pourquoi, puisque la sensation ne porte pas sur l'universel . Ce qui ne veut pas dire que par l'observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l'universel, arriver à une démonstration, car c'est d'une pluralité de cas particuliers que se dégage l'universel."    Aristote, Organon - Seconds Analytiques, I, 31, tr. fr. Tricot, Vrin.    "Tu découvriras que les sens formèrent les premiers la notion de vérité et qu'ils sont infaillibles. Car il faut reconnaître comme plus digne de foi ce qui peut de soi-même réfuter le faux par le vrai. Que trouver en ce cas de plus fiable que les sens ? La raison tout entière issue de la sensation pourra-t-elle les réfuter si sa source est trompeuse ? Qu'ils ne soient pas vrais et toute la raison devient fausse. Ou la vue pourra-t-elle être corrigée par l'ouïe, l'ouïe par le toucher, le toucher par le goût, à moins qu'à son tour l'odorat ou la vue ne triomphe ? Non, je ne le crois pas : chaque sens ayant un pouvoir particulier et séparé, il est donc nécessaire de sentir le mou, le froid et le chaud séparément, séparément aussi les couleurs variées des choses, comme les qualités liées aux diverses couleurs. Le goût possède aussi faculté particulière, les odeurs et les sons naissent séparément, ils ne peuvent donc pas se réfuter les uns les autres, non plus qu'ils ne pourront se corriger eux-mêmes puisqu'ils devront toujours être également fiables. Leur perception de chaque instant est donc vraie.  Et si la raison ne peut expliquer pourquoi des objets qui de près étaient carrés paraissent arrondis de loin, mieux vaut, à défaut de son aide, expliquer incorrectement les deux figures que laisser échapper de nos mains l'évidence, que trahir notre foi première et ruiner l'assise de nos vies et de notre salut. Car non seulement ta raison s'écroulerait mais ta vie périrait dès lors que tu n'oserais plus te fier aux sens qui te gardent des précipices, ou d'autres mauvais pas, et te guident à l'opposé. Considère donc comme un vain amas de paroles les arguments fourbis pour combattre les sens".    Lucrèce, De la nature, IV, vers 478-512, trad. J.Kany-Turpin, GF, 1998, pp. 269-271.    "Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.  Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.  Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.  [...] Nous disons que nous voyons la même cire si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure; d'où je voudrais presque conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tour de même que je dis que je vois de la cire, et cependant que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts, mais je juge que ce sont de vrais hommes; et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux."    Descartes, Méditations métaphysiques (1640), Méditation seconde, GF, 1979, pp. 89-91.    "Pendant qu'un philosophe assure  Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,  Un autre philosophe jure  Qu'ils ne nous ont jamais trompés.  Tous les deux ont raison ; et la philosophie  Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont  Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;  Mais aussi, si l'on rectifie  L'image de l'objet sur son éloignement,  Sur le milieu qui l'environne,  Sur l'organe et sur l'instrument,  Les sens ne tromperont personne.  La Nature ordonna ces choses sagement :  J'en dirai quelque jour les raisons amplement.  J'aperçois le soleil : quelle en est la figure ?  Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour ;  Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,  Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la Nature ?  Sa distance me fait juger de sa grandeur ;  Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.  L'ignorant le croit plat : j'épaissis sa rondeur ;  Je le rends immobile, et la terre chemine.  Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :  Ce sens ne me nuit point par son illusion.  Mon âme, en toute occasion,  Développe le vrai caché sous l'apparence ;  Je ne suis point d'intelligence  Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,  Ni mon oreille, lente à m'apporter les sons.  Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse :  La raison décide en maîtresse.  Mes yeux, moyennant ce secours,  Ne me trompent jamais, en me mentant toujours".    La Fontaine, Un animal dans la lune, Fables, livre VII, XVIII.    "Les idées simples ne sont que des sensations comparées. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j'appelle idées simples. Dans la sensation, le jugement est purement passif, il affirme qu'on sent ce qu'on sent. Dans la perception ou idée, le jugement est actif; il rapproche, il compare, il détermine des rapports que le sens ne détermine pas. voilà toute la différence; elle est grande. Jamais la nature ne nous trompe, c'est toujours nous qui nous trompons. […]  La conscience de toute sensation est une proposition, un jugement. Donc, sitôt que l'on compare une sensation à une autre, on raisonne".    Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre III, GF, pp. 264-265 et p.269.    "La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé : la sensation est vraie ; et elle ne laisserait pas de l'être, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit, il dit : un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton brisé, il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela ? Parce qu'alors il devient actif, et qu'il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu'il ne sent pas."    Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre III, Pléiade, p 482, livre III, GF. p. 265-266.    "Apercevoir, c'est sentir ; comparer, c'est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce : je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point."    Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV (Profession de foi du vicaire savoyard, Pléiade OCIII, p. 571, GF, Profession de foi, p. 57).    "Un bâton plongé dans l'eau par exemple nous paraît brisé, alors qu'en réalité il est droit ; le mirage nous montre des palmeraies magnifiques au milieu du désert, mais lorsqu'on arrive à l'endroit de l'oasis supposée, on n'y trouve que du sable ; on voit un arc-en ciel aux couleurs contrastées en un lieu tout à fait précis, mais lorsqu'on s'y rend, il pleut et il n'y a rien d'autre. Comme on dit : on ne croit pas celui qui a une fois menti ! Étant donné que parfois les sens nous trompent, ils peuvent bien nous tromper toujours. Lorsqu'on regarde à travers un verre rouge, tout paraît rouge ; si un démon tenait tout le temps devant les yeux de chacun une lame rouge, ne croirions-nous pas que tout est rouge ? Peut-être y a-t-il un tel démon qui nous fait sans relâche miroiter ses trompe-l'œil parce qu'il aime nous narguer ? Il se peut même que ce soit non pas un démon, mais un Dieu très-bon et très-juste qui nous punit pare que nous avons une fois joué un mauvais tour qu'il l'a fâché ?  Ce sont peut-être de telles pensées qui nous ont conduit à la méfiance à l'égard du monde sensible. Et quand on se méfie des sens, à quoi se fier ? Et on nous répond : à la pensée. La pensée, dit-on, contrairement aux sens, ne saisit pas d'emblée la simple apparence qui se donne aux sens, elle saisit l'être doté d'une essence vraie, et c'est pourquoi les vraies entités doivent être telles que les concepts de notre pensée. Mais ces concepts ont une tout autre allure que les objets du monde sensible. Dans le monde sensible, nous trouvons beaucoup de chevaux – mais il y a un seul concept « cheval « ; un cheval appartenant au monde sensible est né, est d'abord jeune, vieillit et ensuite meurt – mais le concept « cheval « n'est pas né, ne vieillit pas et ne meurt pas ; les chevaux individuels du monde sensible bougent, changent, naissent et périssent – mais le concept « cheval « est invariable et immobile, n'est pas soumis au devenir de la corruption. C'est ainsi que Platon a conclu que le monde de nos sens, ce monde bigarré, multiforme, changeant, dans lequel tout devient et dépérit, et rien ne persiste, n'est pas le monde de l'être vrai ; le monde de l'être vrai est un monde des Idées dont nos concepts nous fournissent une copie (Abbild) ; dans ce monde trône quelque part, on ne sait comment, l'Idée « cheval «, inengendrée et impérissable, sans mouvement, inaltérable et douée d'unicité ; les chevaux du monde sensible n'ont d'être que dans la mesure où ils participent à l'Idée « cheval « - mais ce que cela doit signifier est par ailleurs difficile à dire."    Hans Hahn, Entités superflues (Le rasoir d'Occam), 1929, tr. J. Sebestik, , in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, pp. 202-203.    "À notre avis, il faut accepter, pour l'épistémologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait être désigné comme un « objectif « immédiat ; autre ment dit, une marche vers l'objet n'est pas initialement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique. Nous croyons en effet avoir montré, au cours de nos critiques, que les tendances normales de la connaissance sensible, tour animées qu'elles sont de pragmatisme et de réalisme immédiats, ne déterminaient qu'un faux départ, qu'une fausse direction. En particulier, l'adhésion immédiate à un objet concret, saisi comme un bien, utilisé comme une valeur, engage trop fortement l'être sensible ; c'est la satisfaction intime ; ce n'est pas l'évidence rationnelle. […] Ce besoin de sentir l'objet, cet appétit des objets, cette curiosité indéterminée ne correspondent encore - à aucun titre - à un état d'esprit scientifique. Si un paysage est un état d'âme romantique, un morceau d'or est un état d'âme avare, une lumière un état d'âme extatique."    Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Éd. Vrin, 1938, pp. 239-240.

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