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Peut-On Ne Pas Être Soi Meme ?

Publié le 05/12/2010

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Introduction

 

 

 

  Nul ne peut échapper à la présence à soi qui est celle d’un être doué de conscience. Je dis « je « « moi « et je fais spontanément la distinction entre ce qui est moi  et ce qui n’est pas moi. Il semble qu’il soit impossible, au sens de contraire aux lois générales de l’expérience, de ne pas être soi-même. Je ne peux pas être autre que le sujet de mes pensées, de mes actes et de mes états ; sujet s’apercevant continuellement, excepté lorsque la conscience étant abolie, « être soi-même « a cessé  d’être signifiant.

 

  Pourtant il nous arrive de dire « je n’étais plus moi «, «  j’étais hors de moi «, « je ne me reconnais plus «. Ces expressions révèlent que l’évidence de ma propre identité est comme suspendue. Je fais l’expérience d’une altérité, d’une étrangeté au plus intime de moi-même. Je m’éprouve aux prises avec quelque chose en moi que je ne reconnais pas comme moi. Comment comprendre que je puisse me découvrir voire me proclamer autre ? N’est-ce pas l’aveu que je n’ai pas un rapport de transparence avec moi-même et que chacun peut être pour soi, au gré des situations, un objet de surprise ? Surprise désagréable car je suis rarement tenté de dire « ce n’est pas moi « lorsque ce qui me rend perplexe est gratifiant. Alors qu’en est-il de cette expérience ? Faut-il dire que « je est un autre « selon la formule de Rimbaud ou avec Sartre identifier une stratégie de mauvaise foi ?

 

  Parce qu’enfin cet être que je dis ne pas être moi, je sais bien que c’est moi.  D’où le véritable enjeu de cette question soumise à notre réflexion : qu’est-ce donc qu’être soi-même pour un pour-soi, c’est-à-dire pour un être qui est toujours dans la division de soi avec soi ? Est-il jamais possible de réaliser l’unité de son être et de revendiquer une identité déterminée ? La conscience n’est-elle pas ce qui nous condamne à nous conquérir contre tout ce qu’elle néantise parce que ce qui nous élève à la dignité d’une personne est aussi ce qui nous oblige ?

 

 

 

    1)      l’impossibilité de ne pas être soi

 

 

 

  Il est impossible de ne pas être soi parce que la conscience est notre manière d’exister or la conscience est présence à soi et au monde. J’ai conscience de moi et j’ai conscience du monde, telle est la donnée immédiate. Sauf cas pathologique le savoir de moi et de ce qui n’est pas moi m’accompagne tout au long de ma vie.

 

  Ainsi Descartes établit que je peux douter de tout sauf de ce moi qui pense et qui est certain de lui-même aussi longtemps que par l’opération de la conscience ou de la pensée il se sent exister. « Je pense donc je suis «. Le cogito est la certitude de soi comme un être dont l’unité et l’identité sont données dans une évidence intuitive. Je sais que je suis et ce que je suis car j’ai la connaissance immédiate de mes états et de mes actes. Même lorsque, ce que  je remarque en moi « répugne à ma raison «, je sais que c’est mien. J’ai un rapport de transparence avec moi-même et aussi longtemps que ma conscience n’est pas abolie il m’est impossible de dire que je ne suis pas ou que je suis un autre.

 

  La conscience est le garant de mon unité : Moi c’est moi. Cette tautologie révèle qu’il n’y a pas de place au sein du sujet pour un autre moi qui ne serait pas moi. De même la conscience est garante de mon identité. Sans doute fais-je l’expérience du changement. Mais précisément pour se sentir changer il faut que quelque chose ne change pas. Si à chaque instant j’étais un autre qu’à l’instant précédent je n’aurais pas conscience de ces changements. La conscience du changement suppose la permanence du sujet qui rapporte à soi les différentes transformations qu’il subit. Kant analyse ce fait avec l’exemple du petit Charles. Tant que l’enfant ne dit pas « je «, son expérience est éclatée en une diversité et une multiplicité de vécus. Il n’a aucune unité ni identité ; il parle de lui à la troisième personne .Mais vient un moment, que Kant analyse comme le passage du « se sentir « au « se penser « où le petit Charles devient capable de synthétiser dans l’unité et l’identité d’un « je « la diversité et la multiplicité de ses vécus. Charles se pose dans l’existence comme le centre unificateur de ses expériences passées, présentes et à venir. La conscience est ce fil conducteur qui fonde l’unité et l’identité d’un être dans le temps.

 

  Cette analyse est aussi celle de Locke. La personne a le sentiment d’être une et la même tant qu’elle a conscience d’elle-même  et comme cette conscience présente de moi-même était aussi ce qui me caractérisait hier, c’est en définitive à la mémoire que je dois la certitude d’être ce que je suis et pas un autre.

 

  Au terme de cette première analyse on peut donc conclure avec Kant : « La pensée que je ne suis pas ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas …Parlant à la première personne ; nier le sujet lui-même (celui-ci en quelque sorte s’anéantit) est une contradiction « Anthropologie d’un point de vue pragmatique. Vrin, p.47.

 

 

 

  Et pourtant, même s’il est vrai que le sentiment d’être soi ne quitte jamais la pensée ne nous arrive-t-il pas de douter de l’unité et de l’identité de notre être ? Quelles sont ces expériences où la certitude  d’être soi cesse d’aller de soi ?

 

 

 

2)       Ce qui rend possible le sentiment de ne pas être soi

 

 

 

   Ce sont toutes les situations où je repère en moi quelque chose qui me dérange, m’étonne et me confronte à une vérité insoupçonnée ou refusée de  mon être.

 

 

 

  1°) La révélation de sa propre opacité.

 

 

 

  Ainsi je ne peux pas rapporter à mon moi conscient et volontaire certaines de mes productions psychiques. Tel désir obscène, tel rêve absurde, tel symptôme névrotique etc. ont bien un sujet mais j’ai peine à croire que ce sujet soit moi. Je découvre dans la perplexité qu’il y a de l’opacité, de l’étrangeté au cœur de mon être. L’unité de ma personne perd son évidence et même, si l’on suit la leçon de Freud, il faut admettre que cette unité est une illusion. Il y a une dualité intérieure au sujet ; le moi n’est que la partie du psychisme humain la plus superficielle. Je suis un ça, un surmoi et ces instances qui me régissent à mon insu me sont inconnues. La conscience de soi n’est pas claire connaissance de soi. Le sujet n’est pas aussi transparent à lui-même que le prétend Descartes. L’inconscient est en moi une autre scène fonctionnant selon d’autres lois que la conscience. Et lorsqu’il se manifeste, j’ai de la peine à admettre que ce désir de meurtre, ce fantasme pornographique qui répugnent à ma raison, dirait Descartes, soit aussi une dimension de mon être. Je suis tenté de les dénier et en tout cas ils m’amènent à nourrir des doutes sur mon unité et mon identité.

 

 

 

  2°) Les métamorphoses d’un sujet dans le temps.

 

 

 

  Mon identité n’est pas fixée une fois pour toutes. Je suis un sujet en devenir se construisant dans le cadre d’une histoire et se transformant en fonction de ce qu’il lui est donné de vivre. Or s’opèrent parfois en moi des transformations si profondes que la continuité de mon moi semble brisée. J’ai l’impression d’être devenu quelqu’un d’autre, de fondamentalement différent, de méconnaissable à mes propres yeux. « Ce que l’on peut changer ! « se lamente le bon sens. Ce spectacle m’émouvait autrefois, il me laisse aujourd’hui de glace. Cette injustice me révoltait, elle m’est moins sensible comme si le temps érodait la sensibilité, l’endurcissait au point de me donner le sentiment d’être devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un qui me plaît moins que ce qu’il était dans sa jeunesse. «  Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux « avoue Montaigne dans ses Essais,111,9. L’inconstance, voilà le maître mot de la condition humaine. Faut-il en conclure avec le sceptique Hume que la continuité du moi, sa permanence dans le temps sont des fictions  de l’imagination ?

 

 

 

  3°) La violence passionnelle.

 

 

 

  Dans l’emportement passionnel aussi je fais l’expérience d’être la proie de quelque chose qui me déstabilise dans mon expérience familière. Je peux avoir le sentiment d’être devenu étranger à moi-même. Je ne parviens plus à penser à autre chose qu’à l’objet de mon amour ou de ma haine. La passion agit en moi comme une puissance d’envoûtement, de possession. Elle me conduit à des actes que je réprouve et néanmoins que je commets comme si, comme on dit « c’était plus fort que moi «. C’est pourquoi dans la tradition tragique ou courtoise  la passion est regardée comme une emprise de la divinité ou de la fatalité sur l’homme. Tristan le chevalier courageux ; respectueux de son oncle le roi Marc ne recule devant aucune bassesse dès lors qu’ayant bu le philtre d’amour, plus rien ne compte que son amour pour Yseult. Il semble être devenu quelqu’un d’autre comme ce bon père de famille, honnête homme respecté de tous qui, sous l’effet d’une violente colère, se transforme en assassin du supposé violeur de sa fille. « Je suis devenu enragé «, « je n’étais plus moi-même « confesse-t-il à son procès, rajoutant aussitôt qu’il se considérait comme entièrement responsable car nul homme digne de ce nom ne peut se disculper de perdre la maîtrise de se conduite. Drame de la violence passionnelle. Elle altère les capacités de jugement et de contrôle, elle conduit souvent à l’irréparable et lorsque la passion s’apaise, le sujet ne peut que contempler le champ de ruines et subir les affres du remords ou de regret.

 

 

 

  4°) La comédie humaine et les jeux de rôle.

 

 

 

  Si l’unité et l’identité de la personne sont une fausse évidence c’est aussi que ce que je suis, dépend en grande partie des situations dans lesquelles je me trouve et des personnes avec lesquelles je suis en relation. Je ne suis pas le même avec des personnes différentes. Persona en latin c’est le masque que les acteurs antiques  portaient pour figurer sur la scène l’unité d’un caractère. N’en est-il pas de même de ma propre personne ? Est-il jamais possible d’être totalement sincère dans la multiplicité des rôles qu’impose la comédie humaine ? Si j’essaie d’être honnête ne dois-je pas m’avouer que je ne peux coïncider avec aucun de mes rôles sociaux et que, pour certains j’ai l’impression d’être ou de faire quelque chose qui me met mal à l’aise. C’est que tout homme doit compter avec la pression du groupe, la nécessité des convenances, ou diverses obligations dont la légitimité peut être admise mais qui peuvent contraindre le sujet, au point de lui donner l’impression de ne pas être fidèle à une certaine idée qu’il se fait de lui-même.

 

 

 

 

 

  5°) Les effets dépersonnalisants des institutions totalitaires.

 

 

 

  Ce thème est une manière de décliner l’argument précédent mais dans des situations limites ; celles que des hommes peuvent vivre dans une organisation politique telle que le système nazi ou stalinien ou encore dans des institutions telles que la prison, un centre scolaire fermé ou un couvent, coupant l’individu du monde extérieur et du mode normal de vie. On s’étonne des actes atroces ayant pu être commis dans ces circonstances et on se dit que les bourreaux et leurs complices ne pouvaient pas être des hommes ordinaires. Or nous savons désormais qu’il y a « une banalité du mal « (Cf. Hannah Arendt. Eichmann à Jérusalem) et que l’argument majeur des personnes appelées à répondre de leurs conduites fut invariablement : « Je ne voulais pas cela, j’obéissais à des ordres, je ne suis pas responsable, je n’étais pas moi-même dans ce qu’on me demandait de faire «. Voir pour ce thème l’expérience de la prison de Stanford conduite par Philippe Zimbardo en 1971 (www.prisonexp.org) ou celle de Milgram sur la propension humaine à obéir aveuglément à l’autorité.

 

  Dans son livre Un si fragile vernis d’humanité, Michel Terestchenko cite un passage d’une lettre que Zimbardo reçut, deux mois après son expérience, du prisonnier 416, un des rares étudiants s’étant comporté d’une manière réfléchie et qui avait été placé en cellule d’isolement pour sa résistance : « Je commençais à sentir que mon identité, la personne que j’étais et qui avait décidé d’aller en prison, était distante de moi, était éloignée au point de ne plus être elle-même : j’étais le prisonnier 416. J’étais vraiment mon matricule «.

 

 

 

   Au terme de cette seconde analyse il apparaît donc tout à fait possible d’avoir le sentiment de ne pas être soi-même. Mais un sentiment est une chose, la réalité sur laquelle il porte une autre.

 

   Car soulignons l’ambiguïté. Cet être opaque à lui-même, «  ondoyant et divers « dans le temps et selon les contextes (Montaigne), emporté par l’élan passionnel, extérieur au rôle qu’il joue ou se soumettant massivement à une autorité, je sais bien que c’est moi. Seule la mauvaise foi peut me conduire à me défausser de cette vérité de moi-même, qui pour problématique qu’elle soit est bien mienne.

 

  La mauvaise foi, nous apprend Sartre est un mensonge à soi-même et un mensonge aux autres Mauvaise foi ce que Freud théorise comme refoulement inconscient ; mauvaise foi le refus d’admettre que l’identité n’est pas figée et que ce que je suis devenu, c’est aussi bien moi que ce que j’étais ; mauvaise foi cette manière d’incriminer le destin ou un sortilège là où je consens à l’amour ou à la haine qui m’emportent ; mauvaise foi cet alibi de ne pas être soi-même dans le rôle du bourreau ou dans celui de l’agneau puisque s’il m’était totalement étranger je serais bien incapable de le jouer.

 

  Nous sommes la totalité de ce que nous sommes et la totalité  de nos actes explique Sartre et s’il nous arrive de prétendre le contraire c’est que nous cherchons à échapper aux multiples responsabilités qui nous incombent et à l’angoisse engendrée par le sentiment de notre liberté.

 

  Il n’y a de véritable aliénation que pathologique. Le fou, sans doute, s’est perdu lui-même et subit ce sort redoutable d’être autre que ce que,  par son délire, il croit être. Mais aliénation mentale exceptée, nul ne peut échapper à la présence à soi qui est celle d’un être conscient.

 

 

 

  3) Dépassement : l’impossible adéquation à soi

 

 

 

  Ces multiples expériences nous révèlent seulement que l’être doué de conscience est impuissant à être sur le mode de l’en-soi. Etre conscient de soi c’est être pour-soi c’est à dire c’est être  à distance de soi, se représenter et surtout se juger. «  Qui ne se condamne pas ne se connaît pas « écrit Alain or qu’est-ce que se condamner si ce n’est souffrir de ne pas être en-soi ce à quoi on aspire à être pour-soi ? L’écart de soi à soi, l’insatisfaction qui en découle, sont la marque de l’humanité. En eux se joue notre profil moral selon que, lâches nous serons tentés de nous abuser sur nous-mêmes ou courageux nous ferons de cette distance l’occasion de nous vouloir et de nous faire exister conformément à la noblesse que la conscience nous confère. C’est elle qui nous élève à la dignité d’une personne, c’est donc elle qui doit nous permettre de nous unifier et de nous approprier notre identité. Celle-ci n’est pas de l’ordre de l’être  puisque la conscience est échappement à ce que l’on est sur le mode du donné. Elle est de l’ordre du devoir être c’est-à-dire de la liberté. Il s’ensuit qu’être soi-même c’est s’efforcer d’être fidèle à une certaine idée de ce que l’on doit être, c’est une tâche voire une destinée non un destin. En faisant sien le précepte delphique « connais-toi toi-même « Socrate nous assignait à cette vocation. Souviens-toi que tu es esprit nous disait-il et « découvre ce que la pensée t’assigne comme essence « (Hegel)

 

 

 

 

 

  Conclusion

 

 

 

  Penser l’unité et l’identité humaine, autrement dit le « moi «, dont Pascal affirme qu’il est inassignable, ne revient à exclure ni la multiplicité, ni la diversité, ni la mobilité des facettes d’un sujet car il est la synthèse de cette complexité et il  le sait. Non seulement être soi, c’est intégrer la multiplicité de ses dimensions, la diversité de ses visages et la mobilité de ses états dans l’unité d’un moi, mais tout se passe comme si ce moi était ce « je ne sais quoi « conférant à la complexité concrète d’un sujet son style ou son allure propre. Même dans ses expressions les plus étonnantes  chacun ne ressemble qu’à lui-même. Sans doute toutes les personnalités n’ont-elles  pas le même degré d’unité et d’originalité. Reste que, toutes réelles qu’elles soient, l’opacité, l’inconstance, la mobilité du moi, l’emprise passionnelle  n’autorisent pas, sans mauvaise foi, un sujet à se prétendre autre que ce qu’il est.  « Je n’est pas un autre « comme l’affirmait Rimbaud. Au contraire « je « est ce qui, tout au long de notre vie, confère à notre être selon la formule de Montaigne  sa « maîtresse forme «.

 

  « Tout mouvement nous découvre écrit Montaigne. Cette même âme de César, qui se fait voir à ordonner et à dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. On juge un cheval non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire à le voir en repos à l’étable «. Essais 1, 50