Devoir de Philosophie

PEUT-ON TRADUIRE SANS TRAHIR ?

Publié le 05/12/2010

Extrait du document

On s’est toujours posé la question : « traduire c’est trahir? « Mais avant d’essayer à y répondre on doit se demander premièrement quelle est la signification du mot « traduire «. On aimerait donner cette première réponse rassurante : dire la même chose dans une autre langue. Si ce n'est que, d'abord, on a des difficultés à définir ce que signifie " dire la même chose ", et on ne le sait pas très bien pour les opérations du type paraphrase, définition, explication, reformulation, sans parler des substitutions synonymiques. Ensuite parce que, devant un texte à traduire, on ne sait pas ce que c’est que la chose. Enfin, dans certains cas, on en vient à douter de ce que signifie dire. On arrive pourtant finalement à comprendre que, tout en sachant qu'on ne dit jamais la même chose, on peut dire presque la même chose. 

 

D’une langue à l’autre et à une même époque, les concepts ne se recouvrent jamais tout à fait, ce qui suffirait à faire de la traduction, à l’échelle de chaque mot, une tâche ardue. Tout le travail lexicologique du monde ne pourra prévenir le fait que le mot « brânză « en roumain n’est pas un équivalent exact, mais approximatif, du mot « fromage « en français (en France il y a plus de trois cents sortes de fromages). Il est pourtant le plus proche, et, dans la plupart des cas, sera approprié pour le traduire. En somme, les dictionnaires, bien qu’ils soient des outils indispensables, ne servent jamais que de source d’inspiration. A l’échelle de la phrase, le problème se complique encore. Car outre les équivalents individuels qu’il faut trouver pour chaque élément qui la compose, il s’agit de restituer son rythme général, son souffle, sa respiration, ses teintes et ses sonorités : son style. Donc, si traduire c’est donner à lire une œuvre dans une autre langue, il devient nécessaire de reproduire des écarts par rapport à une norme équivalente dans la langue cible ; de reproduire son style, non à l’identique s’entend, mais par transposition. Et voilà ici la première difficulté de la traduction. Elle consiste non seulement à apprécier avec exactitude à quelle distance se situe la langue du texte original - la phrase et tous les éléments qui la composent - par rapport à la norme écrite que l’on jugera bon de prendre pour référence, et à définir l’écart éventuel entre les deux ; mais aussi, à mettre au jour, autant que possible, l’effet produit par le texte original et ses particularités chez un hypothétique lecteur contemporain. La seconde difficulté majeure consistera à s’affranchir de la pression de la norme dans la langue cible, pour recréer, ou, plus exactement, pour transposer le style en question.

Le principe selon lequel l’enjeu primordial du travail de traduction réside dans l’appréciation exacte de la langue de l’original et de la manière dont elle se manifeste à un lecteur contemporain semble cependant rester valable. Ainsi, sans qu’il soit question de reproduire artificiellement une langue morte, on sera d’avis qu’il est souvent nécessaire, pour traduire certains auteurs anciens, d’avoir recours à des formes devenues archaïques dans la langue cible. Chaque œuvre est animée d’une vie propre plus ou moins forte, et elle est le moteur de ses propres traductions. On peut dire alors que chaque traduction, contrairement à l’original, agonise rapidement sous la lecture des générations successives et de leur langue en constante évolution. Les traductions d’auteurs reconnus, qui font parfois office de référence et se refusent à mourir, sont à ce titre une exception ; de fait, le lecteur leur reconnaît implicitement le statut d’œuvre. Pour rester donc immortelle, une traduction doit cesser d’être „une démission ou un pis-aller pour devenir un instrument exigeant et une méthode rigoureuse d’étude de la langue à ses différentes niveaux. « (Fields, 1983 : 459)

Le fait de traduire un texte ne veut pas dire le reproduire. On peut considérer la traduction plutôt comme une approche. Il est pratiquement impossible de reproduire un texte équivalent exactement à celui de la langue d’origine. Au travers d’une traduction, il est certain qu’un texte original perd quelques-unes de ses particularités de plus ou moins grande importance. En outre, des significations différentes, ne correspondant pas forcément au texte original, peuvent apparaître dans une traduction. Même les synonymes au sein d’une même langue n’ont jamais exactement le même sens. De ce fait, il est impossible de trouver une concordance exacte entre les mots de deux langues différentes. Les différences sémantiques, syntaxiques et pragmatiques entre les langues rendent plus difficile le processus de traduction et exigent l’interprétation du texte original. Pour cela, on ne peut pas considérer une traduction comme une paraphrase. Le traducteur doit « respecter le texte actualisé qu’il est appelé à transposer, mais il dispose d’une certaine liberté dans la réorganisation du matériel de la langue d’arrivée. « (Cristea, 1977 : 49)  

Dans le domaine de la littérature, la traduction est un phénomène beaucoup plus complexe. La littérature c’est un art verbal, l’œuvre littéraire ayant par essence une dimension esthétique. Comme toute production artistique, elle est elle-même sa propre fin. Son objet n’est pas de décrire, ni de démontrer mais d’évoquer, de suggérer, par le biais de la fiction, un réel toujours recomposé. Elle est un regard éminemment subjectif posé sur l’homme et sur le monde. D’où son caractère universel et intemporel. Les traducteurs littéraires agissent souvent dans l’ombre, mais contribuent beaucoup à la perception des ouvrages littéraires. Il serait toutefois une grave erreur de se croire traducteur-né, et de ne voir dans la traduction qu’une simple extension de la connaissance de deux langues.  Toute littérature est métaphorique et la censure ne s’y trompe pas quand elle traque les intentions cachées. L’œuvre littéraire est un texte ouvert se prêtant à des lectures plurielles selon que l’on prend appui sur tel ou tel réseau de significations. En d’autres termes, son sens n’est jamais épuisé. Enfin, le sens véritable d’une œuvre ne découle pas seulement de l’idée mais de la fusion du notionnel et de l’émotionnel véhiculé par la forme. Autant de considérations dont le traducteur doit bien sûr tenir compte. Traduire consiste non plus à reproduire les formes initiales mais à rechercher dans la langue-culture d’arrivée des équivalences susceptibles d’engendrer chez le lecteur une émotion analogue. Plus la matérialité de la forme est importante (jeux de mots, les sonorités, métaphores vives, etc.), moins elle est reproductible, et plus il devient nécessaire de dissocier les idiomes pour retrouver, comme on l’a dit, par d’autres biais la même charge émotive. Et alors, la traduction bien comprise devient un fait d’écriture et une recréation de l’original.  Pourtant,  la traduction libre, « quoique très fréquente dans le cas des textes littéraires, n’a pas un caractère absolu. On doit rester littéral tant qu’on ne fait pas violence à la langue d’arrivée ; et, inversement, chaque fois que la traduction littérale est reconnue inacceptable, il faut recourir à une traduction oblique. Les excès, dans les deux directions, risquent de porter de graves atteintes au texte de départ. « (Pârvan, 1997 : 10)  

Considérant que le sens d’une œuvre est la somme de tout ce qu’elle comporte et met en jeu, à quelque niveau que ce soit, traduire devient une opération, certes complexe, mais qui, par principe, par obligation, quelle qu’en soit la difficulté, ne doit renoncer à rien. Traduire un poème, rien que le poème (la tentation de sursignifier n’est jamais bien loin), mais tout le poème, relève ainsi « de la gageure, de l’impossible, du jeu gratuit des lettrés ou, dans le meilleur des cas, de la re-création, tant les situations limites ou les spécificités d’une langue ou de la poétique personnelle d’un auteur paraissent intransposables dans un autre système, ou peuvent opposer des résistances définitives. Sauf à considérer que  toute traduction est une trahison, un échec irrémédiable ou un pis-aller, il incombe au traducteur d’offrir un objet qui colle au plus près de l’objet de départ, qui offre une vision aussi complète que possible de l’aventure entreprise par l’auteur, dans sa langue et au nom d’une esthétique précise. « (Salaün, 2003 :105)   Quant à la « fidélité «  de la traduction, le plus souvent celle-ci doit se conquérir, au prix d’un dépassement, d’un arrachement d’avec la structure de départ : il faut se libérer du cancan original, accepter le détour pour découvrir le meilleur équivalent, et cet acte de libération peut tarder, tant on reste prisonnier de la langue originale de l’œuvre. On admettra, enfin, que toute traduction poétique qui repose sur le respect absolu de la structure rythmique et de l’architecture des signifiants doit s’autoriser certaines « libertés « ; pour ne pas trahir une rime ou un rythme, pour préserver la série ou la rupture, il est licite d’opérer quelques transferts ou déplacement de sens d’un mot vers un autre, d’un son vers un autre. Ces « libertés « qui seraient considérées comme des « fautes « dans le cadre d’un exercice académique conventionnel, si elles jouent la partition de l’ensemble, si elles se compensent et s’équilibrent, deviennent des élans de fidélité heureuse au texte, comme des hommages à sa virtuosité. « Le traducteur, tout comme l’écrivain (tout comme l’artiste en général), doit prendre des décisions auctoriales, avec chaque ligne, avec chaque mot, au fur et à mesure que son travail (son œuvre) avance. Ces décisions, contrôlées tout d’abord par ce qu’on pourrait nommer des pulsions corporelles, restent en grande mesure irrationnelles, dans le sens que les raisons qui les justifient restent en grande mesure inconnues au traducteur (tout comme à l’artiste) lui-même, au moins au cours du processus de traduction. « (Mavrodin, 2006 : 171) Si l’on met de côté les codes culturels et linguistiques, qui prévalent généralement dans les textes en prose, la poésie, elle, vit de sa musique. Elle trouve son sens à travers la codification et l’expression individuelle. La poésie brise les conventions linguistiques et incite à la réflexion. La performance est jusqu’à nos jours une dimension qui permet à la poésie de s’exprimer. La forme comprimée de la poésie génère une complexité supplémentaire. On peut dire alors que la traduction ne doit pas représenter un danger pour la poésie. Bien au contraire, celle-ci apporte une certaine inspiration. Il est même probable que la poésie elle-même, qui, comme aucun autre genre, vit grâce à sa langue et prononce l’Indicible, soit particulièrement proche du processus de traduction.  

Considérant « la théorie de la traduction « comme étant une réflexion théorique sur la traduction, prise en tant qu’objet d’étude, on ne saurait en exiger qu’elle transforme un novice de la traduction en un professionnel, ni un mauvais traducteur en un bon, car ce ne sont pas là ses objectifs. Elle ne dotera pas non plus un traducteur d’une plus grande sensibilité à l’égard des mots et expressions de sa langue ou d’une langue étrangère. L’ « utilité «  de la théorie de la traduction est ailleurs : elle est la seule qui peut fournir «  la réflexion globale et fondamentale nécessaire pour mieux comprendre et systématiser le processus même de la traduction.« (Larose et Lessard, 1985 : 406) Elle permet aux spécialistes de saisir plus facilement la spécificité de la traduction et d’entretenir à son sujet le discours indispensable et elle leur fournit aussi un nombre de principes qui guideront leurs choix lors des opérations de traduction. En se demandant si un traducteur (de littérature, en premier lieu, mais aussi de textes non-littéraires) a vraiment besoin d’une théorie (éventuellement très) élaborée de la traduction, Irina Mavrodin arrive à la conclusion qu’il doit évoluer « sur son couloir à lui, dans le strict voisinage (dont il est puissamment contaminé) de l’écrivain. Et s’il a parfois l’impression qu’il doit osciller entre la pratique et la théorie, il doit se détromper : pour bien faire, il doit être à la fois et dans la théorie, et dans la pratique, autant dire immergé dans une pratico-théorie appliquée avec une suite et une décision auctoriale, même si sa signature est encore souvent escamotée, voire passée sous silence. « (Mavrodin, 2006 : 172)

 Pourrait – on affirmer, en conclusion, que « le vrai révolutionnaire en littérature c’est le traducteur ? « (Lambert, 1982 : 168)  Et, après tout, pourquoi pas ?

 

Bibliographie : 

 

Cristea, Teodora, Éléments de grammaire contrastive, Editura Didactică şi Pedagogică, Bucureşti, 1977

Fields, Robert Jeantet, Un retour à la traduction comme moyen d’étude, The French Review, 56(3), 1983, pp. 456-459

Lambert, Jose,  Théorie de la littérature et théorie de la traduction en France (1800-1850): interprétées à partir de la théorie du polysysteme., Poetics Today, 2(4), 1981, pp. 161-170.

Larose, R. et Lessard, D., La théorie de la traduction : à quoi ça sert ?, Meta : journal des traducteurs, 30(4), 1985, pp. 405-407  

Mavrodin, Irina, Despre traducere – literal si in toate sensurile, Scrisul Românesc, Craiova, 2006

Pârvan, Gabriel, Traductions dirigées, Editura Pygmalion, Piteşti, 1997

Salaün, Serge,  Traduire sans trahir ? Traduire la poésie, Les Langues néo-latines, 97(325), 2003, pp. 105-116.

Liens utiles