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Publié le 25/03/2011

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ACTE IV SCÈNE 2 possible. L’échange n’est d’ailleurs instauré que très progressivement : la première réplique de Thésée s’adresse à lui-même, et sa colère n’écoute pas la question d’Hippolyte, elle n’est qu’une parole lancée contre son fils, une imprécation qui ne cherche que la puissance du verbe, ignorant la parole de l’autre (à la question d’Hippolyte, vers 1043, Thésée répond par une autre question, indignée celle-là). La preuve de la fonction strictement agressive de la parole du père est bien sûr dans l’adresse à Neptune : celle-ci correspond à la recherche d’une autre puissance, effective cellelà, de mort. « Je n’ai point imploré ta puissance immortelle [… ] Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins ». Elle désigne Hippolyte par un déictique insultant (« ce traître »), exige et promet en retour. C’est là le point culminant de la recherche de puissance dans l’imprécation. L’adresse au dieu manifeste ce que la colère a de terrible et de surhumain. • Une défense fragile. Par contraste, la première réaction d’Hippolyte à cette colère ne présente aucune marque d’adresse, elle décrit pour lui-même son propre état, sorte de didascalie interne qui souligne l’impuissance verbale du jeune homme devant ce qui l’écrase. Ce n’est que lorsque Thésée lui donne le signe-témoin qui, dit-il, lui a permis de conclure à sa culpabilité (le fer) et introduit par là la modalité judiciaire du dialogue, qu’Hippolyte commence à se défendre. Au « monstre » de Thésée, répond alors le rejet de « Seigneur » ; aux impératifs (« Fuis », « Prends garde ») répondent les demandes : « Approuvez », « Examinez ma vie » ; si la tirade de Thésée progressait par anaphores successives, celle d’Hippolyte suit une logique plus argumentative, empruntée au genre judiciaire de la défense avec ses sous-entendu (trois vers), la demande d’examen de sa vie (1090-1092), le lieu commun du crime préparant le crime (1093-1100), le rappel de son passé (vers 1100-1110), l’argument de la rudesse (vers 1111-1113). Les répliques sui-

pables, ni tout à fait innocents », pourrait-on dire en paraphrasant la Préface qui cite elle-même La Poétique d’Aristote. Seule Aricie semble échapper pour le moment à ce principe d’écriture des personnages.

ACTE IV SCÈNE 2 COMMENTAIRE COMPOSÉ Cette scène marque un crescendo dans la colère de Thésée et dans le pathétique. Elle se caractérise en effet par la violence d’un affrontement inégal qui pose très tôt, sur le plan de l’écriture dramatique, les éléments du dénouement tragique, tout en représentant un moment où les enjeux de la parole théâtrale se manifestent le plus clairement. La malédiction du père, ou le comble du pathétique. • Le dispositif singulier de la violence verbale. La scène se développe en trois temps principaux, précédés d’un aparté de Thésée qui confère d’emblée sa tonalité pathétique à la question du signe et de l’erreur (vers 1035-1040). Le premier temps voit éclater la colère de Thésée aux vers 10411086, colère ponctuée par l’anaphore « Fuis » et culminant dans l’apostrophe à Neptune, à qui s’adresse l’imprécation du père contre le fils. Hippolyte tente ensuite de se défendre aux vers 1087-1138, et avoue à son père son amour pour Aricie. Le dialogue s’achève aux vers 1139-1156 dans la division, partagé entre fureur (Thésée) et plainte (Hippolyte). Ce qui frappe dans cette composition en trois temps, c’est la manière dont la parole est l’instrument de la violence. La colère de Thésée apparaît d’emblée au point le plus haut et se nourrit des insultes adressées à Hippolyte (« perfide », « traître », « monstre », etc.), sans que nul dialogue ne soit

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ACTE IV SCÈNE 2 dront, quand vous m’abandonnez ? », écho parfaitement limpide du « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » de l’Évangile de Mathieu, tout autant que réponse à l’injonction de Thésée : « J’abandonne ce traître à toute ta colère ». Le temps de la tragédie, ou la sortie du temps mythologique. Mais alors que dans le christianisme l’intervention divine serait manifestation du salut, dans le monde païen elle ne peut être que la marque d’un ébranlement radical de l’ordre humain. Invoquer le dieu, c’est tenter de restituer un ordre humain par une intervention surnaturelle. De fait, le pathétique repose aussi sur le fait que le père est presque autant désemparé que le fils. La fureur est la marque d’un monde dans lequel le sens se perd, sans que nulle stabilité possible n’apparaisse plus aux humains. Et c’est bien ici du monde des dieux païens qu’il s’agit, non du christianisme, la citation mise dans la bouche d’Hippolyte faisant de son père le dieu qui l’abandonne, tandis que celui-ci se réfère au dieu de la mer. • L’espace héroïque du père. À cet égard, l’aparté de Thésée au début de la scène donne une clef essentielle de sa colère. Elle est le masque de son désarroi et de son impuissance à interpréter les signes, à reconnaître « le cœur des perfides humains ». La tragédie ne repose pas sur le signe trompeur, mais sur l’indécision qui affecte l’interprétation du signe et qui témoigne de la fin d’un monde, celui où le sens reposait sur un référent relativement stable. L’existence même du signe, en tant que tel, témoigne de l’ébranlement du monde. De ce point de vue, l’apostrophe à Neptune est une manière de restituer un lieu où le sens soit garanti pour l’homme : ce n’est pas un hasard si elle engage la parole même du dieu. « Souvienstoi » (vers 1067), « tu promis d’exaucer le premier de mes vœux » (vers 1068). Cette parole se fonde d’ailleurs sur l’être héroïque de Thésée (la promesse de Neptune est récompense de ses « efforts heureux »). Que l’on se rappelle sa première tirade : il n’avait plus comme garantie du sens que ses exploits (vers 968-970 et vers 981). Aussi l’imprécation est-elle l’appel

vantes, jusqu’à l’aveu, soulignent le dialogue progressivement constitué par-dessus la fureur de Thésée : « Oui », « Non, mon père », « Mais non », « Seigneur ». Ou comment restaurer un lien dans la parole – le décalage et le lien entre les deux personnages n’apparaissant nulle part plus clairement que dans le prologue de la scène où l’un et l’autre évoquent le visage de l’autre, Thésée pour se plaindre de l’opacité du sens, Hippolyte pour interroger son père sur ce qu’il voit. • L’impuissance de l’aveu. De fait, l’aveu de l’amour pour Aricie constitue l’acmé de la tentative d’Hippolyte pour instaurer un dialogue et rétablir la vérité. L’aveu introduit une pause dans la colère de Thésée : « ciel ! », fragile parce qu’intervenant en manière de témoignage, de dernier argument en sa faveur. Après l’aveu, la parole de Thésée revient à la colère, celle d’Hippolyte plonge dans la plainte (vers 1140, vers 11431144), avant de se résigner au silence : « je me tais » (vers 1150). Le nom de Phèdre domine par ailleurs tout ce troisième temps. Mais dire le vrai est désormais la marque de l’impuissance d’Hippolyte, d’autant qu’il n’y parvient qu’à mots couverts, sous la forme d’un avertissement, donnant toujours plus à interpréter à Thésée, quand la colère de celui-ci marque la volonté d’être dans la clarté absolue. Cette scène est sans aucun doute une de celles qui retrouvent le mieux dans la pièce le modèle antique de la tragédie, suscitant la pitié du spectateur qui voit Thésée en pleine passion destructrice, Hippolyte en victime impuissante, le pathétique étant ici servi par la nature des rapports entre les deux personnages autant que par le recours du père à la puissance divine. En même temps, ce pathétique est d’une nature singulière, qui repose sur la fragilité d’Hippolyte, sur le décalage qui le maintient dans l’ordre de l’humain, tandis que son père instaure sa parole dans l’ordre du surhumain. En témoignent les vers qui font d’Hippolyte la figure christique du Fils oublié par le Père : « Quels amis me plain-

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le plus violent à une restitution de l’humain dans le monde mythologique. • Le lieu commun du vrai. De la même façon, la référence d’Hippolyte vacille. Ce n’est pas pour rien qu’il affirmait devoir chercher les monstres qui en feraient le digne fils de son père. Le fils de Thésée n’existe pas dans la pièce en dehors de sa filiation qui peut lui aussi l’inscrire dans le monde mythologique (et en ce sens, l’amour incestueux de Phèdre est d’autant plus insupportable et indicible pour Hippolyte qu’il s’adresse au fils de Thésée, tout en attaquant le lien même de la filiation). La parole du jeune homme est ainsi traversée de tentatives pour établir une stabilité du sens : utilisation d’un lieu commun reposant sur le présent gnomique (vers 1093-1100), déplacement de la première personne (« je ») à la troisième (« Hippolyte ») comme pour rétablir la stabilité de la figure mythologique en dehors de l’espace tragique qui la modifie et l’attaque violemment, recours à l’indéfini « on », qui neutralise l’accusation (« on ose m’imputer ») et permet la généralisation (« On sait de mes chagrins »). La dernière tentative d’Hippolyte va dans le même sens : mentionner la lignée, le sang de Phèdre, n’est-ce pas réinstaurer la garantie d’un sens stable à partir du référent mythologique ? Le monde mythologique des dieux et des monstres n’est-il pas au fond plus sûr que celui de l’homme ?

ACTE IV SCÈNES 3 À 5 REPÈRES L’enchaînement dramatique. • Après la sortie d’Hippolyte, l’enchaînement dramatique obéit à un crescendo implacable : à la scène 3, la réaction de Thésée, son pressentiment ; à la scène 4, l’intervention

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