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Le portrait de Ménippe - Les caractères, La Bruyère

Publié le 11/09/2006

Extrait du document

INTRODUCTION    Jean de La Bruyère, l'auteur des Caractères ou les Mœurs de ce Siècle, se plaisait à proposer à son public des portraits en apparence déshumanisés car trop englués dans les automatismes de la passion, de l'instinct trivial ou de l'intérêt personnel. Il apostrophait son lecteur, avec malice : « Je rends au public ce qu'il m'a prêté. J'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage «.Son art rappelle la mode à l époque classique des Salons de Curiosité, de la Galerie des Curieux. Le moraliste fait penser le lecteur sans concepts, il l'introduit dans une philosophie de l'homme qui feint de ne pas l'être, ce qui définit à proprement parler le genre littéraire de l'argumentation indirecte.    Dans cet extrait des Caractères, l'auteur met en scène un personnage éponyme* qui pourrait évoquer au moins six personnages du IIIème siècle avant notre ère, dont le philosophe cynique Ménippe, ou bien encore – et plus sûrement - un sophiste de Stratonice, originaire de Carie (une région au sud de la Turquie actuelle), un célèbre rhéteur dont parle Cicéron dans ses ouvrages...La Bruyère nous propose ici une caricature affriolante en grossissant les défauts de cette personne sans étoffe, sans épaisseur, asservie à ses dispositions de caractère, à ses penchants.    Cette description en mouvement rend compte de l'art du portrait en tant qu' « agréable amusement « : le but affiché du portraitiste est de plaire, de divertir les lecteurs. Et en même temps en tant qu' « affaire laborieuse « pour reprendre les mots de l'auteur, car il faut instruire, éduquer son auditoire, son public. Extraire le vrai de portraits non vraisemblables, voilà le but de toute satire sociale digne de ce nom.    I ] Le portrait d'un personnage hypocrite    A. La multiplication des points de vue, un récit multi-focalisé    Le personnage se révèle progressivement, à partir d'une entrée en matière qui le définit rapidement. Ménippe est caractérisé par l'image du plumage qui insiste sur l'extériorité et donc l'inauthenticité ; de même la dernière phrase du texte montre une existence entièrement soumise aux regards des autres, et se déploie en éventail, comme un plumage, grâce à la ramification des propositions... Ménippe n'évolue donc pas tout au long de ce portrait. Mais La Bruyère amène son lecteur à une compréhension de plus en plus intime des ressorts qui le font agir, comme s'il s'agissait d'une marionnette, d'un pantin articulé. Les premières lignes mettent en évidence la duplicité de Ménippe sous le regard des autres, son artifice, son art des faux-semblants. Au début du texte, c'est l'auteur omniscient qui apprécie, qui évalue son personnage, puis, c'est Ménippe lui-même qui s'apprécie par rapport aux autres. Dans les dernières lignes, La Bruyère nous montre, à l'occasion de rencontres, comment Ménippe juge les autres et est jugé par eux formant ainsi une conclusion, ou plutôt un résumé qui condense le mécanisme d'ensemble qui fait agir le personnage. L'art de La Bruyère vise contradictoirement à l'extrême condensation du sujet et à la variation infinie à partir de ce matériau d'abord très circonscrit. Le texte est en effet comme un plumage: la matière y est presque toujours semblable, mais l'auteur la fait chatoyer, l'irise, varie les teintes et les nuances. Fidèle aux principes d'une esthétique baroque, le moraliste joue des séductions combinées de l'ostentation et du mouvement. Le caractère de Ménippe semble soumis à des changements permanents, en dépit de l'invariance des traits de sa personnalité.    C'est parce que Ménippe n'existe que sous le regard des autres que les séquences du texte se succèdent selon une logique alternée du point de vue ; ainsi, après la vision générale que l'auteur donne de son personnage (point de vue omniscient, absence de focalisation), il fait jouer le point de vue des autres (focalisation interne). Dans la rue, « ceux qui passent le voient «. En fait, le narrateur propose deux appréhensions au lecteur, l'une intérieure et l'autre extérieure, avant de revenir à une vision globale qui redouble la présentation initiale mais lui donne la caution des démonstrations précédentes. Le lecteur est pris au piège de ce double foyer du regard, intérieur puis extérieur, se perd entre la réalité et les apparences, dans un dédale d'ambiguïtés... Cette double utilisation du regard donne à la narration son unité et sa diversité. La présentation liminaire de Ménippe est à l'image du portrait en son entier.    B. Les métaphores aviaires : du perroquet au paon, l'art de paraître    Le caractère statique de la première phrase vient de ce qu'elle est, littéralement, une équation: Ménippe est l'oiseau... Par cette égalité immédiate, par cette identification, l'auteur refuse les nuances de la comparaison au profit d'une assimilation unilatérale. Cela lui permet de donner dès l'abord un statut métaphorique à Ménippe : cette définition en fait un personnage qui n'existe qu'à travers ce qui n'est pas lui. Parce que Ménippe n'est que variation, et que l'oiseau est un animal mobile par excellence, la métaphore impose un personnage qui est vide, inconsistant... Cette identification permet d'avancer une surenchère dans l'ornementation qui caractérise le personnage décrit. La Bruyère suit la métaphore, il propose une série structurée de métaphores qui exploitent des éléments d'un même champ sémantique (le participe « paré « appelle le sens de « parure «, l'habillement d'une personne, avec ses vêtements, ses bijoux, ses ornements). La parure désigne aussi le poil, le plumage d'un animal. Il vient à l'esprit de tout lecteur les paroles du renard dans la fable de La Fontaine : « Sans mentir, si votre ramage / Se rapporte à votre plumage, / Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois « (Le corbeau et le Renard – Fables – 1668). Il utilise l'adjectif « paré « (participe passé du verbe «parer«) pour rappeler encore une fois l'artifice de Ménippe.... L'indéfini « divers « introduit l'idée d'une diversité, d'une démultiplication des apparences, d'une multiplicité des visages, opposée à la singularité (l'unité étant suggérée par le déterminant défini et le substantif « oiseau «). L'auxiliaire « être « joue le rôle d'une cheville grammaticale permettant cette identification : « Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui «. On notera au passage la construction du verbe auxiliaire à la tournure affirmative, puis négative dans la proposition subordonnée relative (« qui ne sont pas à lui «).    Au terme de cette première phrase Ménippe apparaît déjà tout entier pour ce qu'il est : un personnage vain et boursoufflé qui se porte d'autant plus vers les apparences qu'il n'a aucune consistance, aucune épaisseur. Tout se passe comme si La Bruyère exploitait cette ambiguïté introduite par la métaphore filée. Il redouble d'ailleurs la négation : « il ne parle pas, il ne sent pas «. La condamnation du personnage dépeint est donc sans nuance, la prétention de Ménippe est vaine. Le verbe « sentir « est à prendre ici au sens de « réfléchir «, de « penser «. Rappelons-nous de l'adage latin des philosophes scholastiques : « nihil est in spiritu quod in sensu non fuerit «. Par ailleurs, La Bruyère prend soin d'insister : « Il répète des sentiments et des discours «. Comme un perroquet... Ménippe est ainsi accusé de psittacisme (dérivé du grec psittakos, perroquet, le psittacisme consiste dans le fait de répéter quelque chose comme un perroquet en raisonnant sans comprendre le sens des mots que l'on utilise, dans une répétition, une récitation mécanique de mots, de phrases, de notions dont le sens n'a pas été compris par le locuteur).    D'une certaine manière, on retrouve la métaphore aviaire, par l'intermédiaire indirect de ce volatile grimpeur des régions tropicales, caractérisé par un plumage vivement coloré, réputé pour sa faculté d'imiter la voix humaine... Le lecteur est amené à reconsidérer les négations précédentes : il comprend seulement maintenant que Ménippe ne parle par vraiment (il n'a aucune conversation intelligente) et qu'il ne sent pas vraiment les choses (il ne comprend rien). Le sens se construit progressivement mais aussi rétrospectivement, les phrases du texte invitant à une relecture des passages précédents. L'objet du portrait ainsi assuré, l'auteur abandonne ses ambiguïtés et développe son thème (de la même manière qu'un paon déploie son plumage chatoyant). Les phrases s'ouvrent en éventail par une syntaxe ramifiée. La ramification des propositions subordonnées suggère la forme de l'éventail, celle que prennent les plumes ocelées du paon, qui se redressent lorsqu'il fait la roue. Analysons la structure arborescente de la phrase : à une première proposition indépendante [« il répète des sentiments et des discours «] est juxtaposée - sans aucun outil de coordination, ce qui définit l'asyndète- une proposition principale avec ellipse du sujet [« se sert même si naturellement de l'esprit des autres «] gouvernant deux propositions subordonnées circonstancielles [« qu'il y est le premier trompé « / et / « qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée «]. Subordonnées conjonctives qui ici expriment la conséquence des actes de Ménippe. Cette dernière proposition subordonnée conjonctive régit une dernière proposition circonstancielle de temps « lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un «. Le terme indéterminé « quelqu'un « jouant le rôle d'antécédent à la proposition relative [« qu'il vient de quitter «]. La syntaxe se complique de plus en plus sous la plume du moraliste : les subordonnées s'accumulent à l'infini comme si La Bruyère voulait nous perdre dans le labyrinthe des apparences que veut se donner Ménippe. Comportement de l'hypocrite, son jeu est celui d'un acteur. Mais son hypocrisie, au lieu d'être le reflet d'une intériorité, ne renvoie pour l'instant qu'à un principe mécanique (en l'occurrence, la reproduction mécanique du discours ou des faits et gestes des autres courtisans). Ce mimétisme social trahit cependant une volonté dirigée d'un esprit habile, rusé. Ménippe se sert de l'esprit des autres : il obéit à une logique du rendement utilitaire. Il ne s'intéresse qu'à ce qui peut lui être utile. Cette logique aboutira, paradoxalement, à un retournement complet de situation : Ménippe est le premier trompé à son propre jeu, ce qui est source d'un comique burlesque (le leitmotiv de l'arroseur arrosé). Comique qui sert à discréditer le personnage décrit.    II ] La satire morale et sociale    A. Le burlesque d'un contre modèle de l'honnêteté    Ménippe, c'est l'homme qui emprunte aux autres. Ce n'est pas l'honnête homme du XVII° siècle, c'est-à-dire l'homme d'esprit qui puise dans son fond personnel pour se faire valoir. Qui brille par les qualités de son esprit, de son intelligence. N'oublions pas que le classicisme se caractérise essentiellement par l'apologie de la raison chez l'homme, de sa faculté de penser et de juger (esprit de discernement). La mise en scène de ce personnage, comme au théâtre, aboutit très rapidement à sa démystification. Les anaphores (« qu'il «, « qu'il « et « lorsqu'il «) suggèrent cette révélation en trois actes. La messe est dite. Ménippe est « le premier trompé «. La Bruyère établit un parallélisme : « il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée «. Les déterminants possessifs laissent entendre un paradoxe, on l'a vu, un contraste avec la réalité, puisque la comédie sociale de ce personnage consiste à emprunter aux autres leur perception sensible (leurs goûts) et leurs élaborations intellectuelles (leurs pensées). Le comportement de Ménippe a un caractère imitatif. Le « premier « emprunte au second pour basculer dans le ridicule du psittacisme : les allitérations en [k] et [l], les assonances nombreuses [voyelle fermée i], fonctionnent comme un écho qui renvoie au son de la voix des autres. La reproduction mécanique, mimétique du répétiteur est mise en valeur par les structures allitératives : les gutturales [k] peuvent ici suggérer le claquement de bec d'un oiseau. Le caractère aléatoire de cette imitation des autres est aussi rendu par l'évolution des temps: le présent de généralité [Ménippe est l'oiseau] du début s'efface ensuite au profit d'un temps plus délimité suggéré par l'adverbe souvent [« il croit dire souvent son goût « , qui cède la place à la temporalité ponctuelle d'une rencontre [« il n'est que l'écho de quelqu'un «]. Dans les phrases suivantes, La Bruyère va faire apparaître le véritable Ménippe derrière les apparences qu'il se donne. Le récit qui suit va confirmer la première esquisse. Le complément circonstanciel « un quart d'heure de suite « contient, non pas l'idée d'un court laps de temps donné, d'une durée déterminée à un moment précis (celui d'une rencontre ponctuelle) mais bien au contraire à toutes les autres occasions ou circonstances possibles. Le lecteur suppose donc toutes les rencontres imaginables. Toutes les caractérisations de Ménippe sont relatives à tous ces points de contact avec l'environnement social. Le portrait est loin d'être figé dans un moment distinct, qui immobiliserait le sujet décrit : non, Ménippe est un être en mouvement, pris dans le flux de l'existence de tous les jours. Chaque circonstance met à nu son identité réelle. La succession des phrases permet ici un déshabillage progressif : Ménippe perd son « lustre « (son éclat) et finit par montrer « la corde « (il est dévêtu, dépouillé des oripeaux de l'apparence sociale). Chaque étape évoquée [« C'est un homme qui....baisse, dégénère, perd le peu de lustre... «] nous rapproche de ce dépouillement, en un clin d'œil (rôle de la locution adverbiale complément circonstanciel de temps « le moment d'après «). La formule présentative « c'est un homme « construite à partir du gallicisme « c'est « apparaît comme bien ironique : l'attribut du sujet « homme « corrélé au pronom démonstratif se détache de l'idée directrice, à savoir que Ménippe est un pantin, une mécanique articulée et non pas un être en chair et en os. L'expression « être de mise « veut dire dans le contexte avoir de l'esprit, de bonnes manières, savoir se prêter à la conversation, à l'échange social (le commerce du monde). Les notations de temps forment un contraste : « un quart d'heure de suite « (i.e. à la suite) et « le moment d'après «. Ménippe fait illusion, certes, mais pas longtemps. L'illusion est furtive.    B. La morale classique    On retrouve sous la plume du moraliste la distinction opérée à l'âge classique (au Siècle d'Or de Louis XIV) entre le fond et la forme, entre les apparences et la réalité, entre la fausseté et la vérité. La Bruyère est plutôt un partisan de la conception aristocratique de l'honneur, qui se décline par l'éclat singulier de la personne qui n'a rien à envier à quiconque. Or Ménippe affecte, lui, de rien avoir à désirer alors qu'il passe sa vie à imiter les autres, parce qu'il les envie : « aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre et qui ne porte envie à personne«. C'est l'homme de l'indécision : « il semble toujours prendre un parti «. Il peut même décider que « telle chose est sans réplique «, ce qui laisserait entendre qu'il agit sans nuance. L'absence de mesure, de sens des nuances est à l'opposé de l'idéal classique. A l'arrogance succède l'embarras, l'irrésolution : « c'est le jeter dans l'embarras «, « et pendant qu'il délibère «...La satire acidulée se rapproche ici de la farce comique : est-il vraiment besoin de délibérer, de méditer longuement pour rendre un salut à un passant ou à un promeneur ? Heureusement, « vous êtes déjà hors de portée «, ajoute La Bruyère sous forme d'un clin d'œil au lecteur. On est heureux d'avoir évité ce personnage ennuyeux au cours de notre promenade...Ennuyeux et surtout vaniteux : « sa vanité l'a fait honnête homme «. Etymologiquement, vanitas en latin signifie le vide. Pour Montaigne, déjà, la vanité était le principal mobile du comportement des hommes. Ménippe, à la fois vain et vaniteux, se détruit et retourne à l'insignifiance au moment précis où il croit s'élever au-dessus de sa condition actuelle, au-dessus des autres : « sa vanité [...] l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était pas «. In cauda venenum, préconisaient les latins. La Bruyère garde ses dernières piques pour la clausule. Et le tir est bien nourri... Ménippe « n'est occupé que de sa personne «, il adopte donc un comportement opposé au mérite qui précisément consiste dans l'effort de celui qui aspire passionnément au bien, de celui qui est animé d'un sens du devoir. Beau parleur, phraseur sans gêne, ce manipulateur lunatique pérore en public pour se donner l'illusion qu'il est un homme d'esprit. Et il le fait « si naturellement «, c'est-à-dire avec une telle outrance, une telle extravagance, que ses contemporains sont bien vite détrompés. L'emploi de l'adverbe « naturellement « renforcé par un adverbe d'appui exprimant l'intensité (« si «) est très ironique. L'antiphrase joue à plein. Il ne reste à ce piètre individu que ce tropisme invincible qui le pousse à croire « que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler «. L'image rêvée de cette cohue qui, à la queue leu leu, se bouscule pour l'admirer s'oppose en tout point à la stratégie d'évitement des badauds évoquée plus haut, qui heureusement, sont « déjà hors de portée « ... La multiplicité des verbes exprimant la volonté de paraître, comme « croire « ou « sembler « renforce l'idée exprimée de la petitesse ; en outre, la racine du pseudonyme est empruntée au grec mêninx (qui donnera méninge en français moderne), racine qui veut dire petite membrane. Ménippe est comme un cytoplasme, une amibe, sans substance et sans consistance. Il reste enfermé dans sa solitude. D'une certaine manière, La Bruyère rejoint le philosophe Aristote [IV° siècle avant notre ère] qui considérait que la vertu sans le bonheur ne valait pas un jeton de cuivre et que la morale consistait à chercher le bonheur par les voies du plaisir. S'il faut pratiquer la vertu, c'est pour les avantages qu'on en peut tirer et parce qu'elle est une condition indispensable de ce bonheur. L'auteur reprend Platon, qui avait signalé que la misère de l'homme est imputable aux mauvaises institutions. Il n'existe pas de progrès social sans progrès moral. Et les institutions peuvent aider puissamment à l'acheminement des hommes vers le bien, et donc vers le bonheur. La satire est une mise en garde inspirée des philosophes Malebranche [né à Paris le 5 août 1638 et mort à Paris le 13 octobre 1715] et Descartes [1596-1650] : les institutions peuvent se dégrader très vite dès que fléchissent les vertus et que se relâchent les consciences. Ce qui s'applique à la monarchie de droit divin, au pouvoir royal exercé à Versailles par le Roi Louis XIV.    CONCLUSION    Ce qui frappe en définitive le lecteur, c'est cette fascination de l'auteur pour son modèle créé, pour la laideur morale de cet homme asservi à ses propres passions, esclave du culte de soi. Un sujet littéraire inépuisable source de variations infinies autour du thème de l'ineptie de la vanité humaine, de la duplicité fallacieuse et de la cécité des hommes. Le moraliste impose, par ce portrait en creux, une règle de morale ou de conduite. L'héroïsme se définit comme une forme d'invulnérabilité, il s'énonce par un idéal, une force d'âme exceptionnelle qui force l'admiration des autres en raison du degré extrême du mérite, des qualités de l'esprit. Le héros se distingue, lui, par un dévouement sans faille à une cause exemplaire, au bonheur de ses proches, de la communauté sociale toute entière.    Il ne fait pas l'ombre d'un doute que La Bruyère critique ouvertement les mœurs d'une certaine aristocratie, toute entière dévouée, non pas au bien commun, au bonheur de son peuple, mais à sa propre gloire. Le pseudonyme joue le rôle d'une clef : il masque le moi social. Il résume des abrégés de vie, sources des détestations du moralisateur misanthrope. Il est l'emblème d'un médiocre destin. Ménippe, pour résumer, c'est comme disait Kafka, « une vie qui passe inaperçue «, et donc « un échec qui se voit «.    La Fontaine, dans ses fables, dénonce le faux clinquant des plagiaires, notamment dans «Le Geai paré des plumes de paon « (fable IX, livre IV) où le fabuliste se plaint en ces termes : « Il est assez de geais à deux pieds comme lui, // Qui se parent souvent des dépouilles d'autrui, // Et que l'on nomme plagiaires «. Et ce sont bien les funestes habitudes de la noblesse, des aristocrates qui sont visées par notre moraliste, en témoigne l'exhortation très explicite, celle-là, de la fable intitulée « Le Singe et le Léopard « (Fable III, Livre IV) : « Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables, // N'ont que l'habit pour tous talents ! «.

« être » joue le rôle d'une cheville grammaticale permettant cette identification : « Ménippe est l'oiseau paré de diversplumages qui ne sont pas à lui ».

On notera au passage la construction du verbe auxiliaire à la tournure affirmative,puis négative dans la proposition subordonnée relative (« qui ne sont pas à lui »). Au terme de cette première phrase Ménippe apparaît déjà tout entier pour ce qu'il est : un personnage vain etboursoufflé qui se porte d'autant plus vers les apparences qu'il n'a aucune consistance, aucune épaisseur.

Tout sepasse comme si La Bruyère exploitait cette ambiguïté introduite par la métaphore filée.

Il redouble d'ailleurs lanégation : « il ne parle pas, il ne sent pas ».

La condamnation du personnage dépeint est donc sans nuance, laprétention de Ménippe est vaine.

Le verbe « sentir » est à prendre ici au sens de « réfléchir », de « penser ».Rappelons-nous de l'adage latin des philosophes scholastiques : « nihil est in spiritu quod in sensu non fuerit ».

Parailleurs, La Bruyère prend soin d'insister : « Il répète des sentiments et des discours ».

Comme un perroquet...Ménippe est ainsi accusé de psittacisme (dérivé du grec psittakos, perroquet, le psittacisme consiste dans le fait derépéter quelque chose comme un perroquet en raisonnant sans comprendre le sens des mots que l'on utilise, dansune répétition, une récitation mécanique de mots, de phrases, de notions dont le sens n'a pas été compris par lelocuteur). D'une certaine manière, on retrouve la métaphore aviaire, par l'intermédiaire indirect de ce volatile grimpeur desrégions tropicales, caractérisé par un plumage vivement coloré, réputé pour sa faculté d'imiter la voix humaine...

Lelecteur est amené à reconsidérer les négations précédentes : il comprend seulement maintenant que Ménippe neparle par vraiment (il n'a aucune conversation intelligente) et qu'il ne sent pas vraiment les choses (il ne comprendrien).

Le sens se construit progressivement mais aussi rétrospectivement, les phrases du texte invitant à unerelecture des passages précédents.

L'objet du portrait ainsi assuré, l'auteur abandonne ses ambiguïtés et développeson thème (de la même manière qu'un paon déploie son plumage chatoyant).

Les phrases s'ouvrent en éventail parune syntaxe ramifiée.

La ramification des propositions subordonnées suggère la forme de l'éventail, celle queprennent les plumes ocelées du paon, qui se redressent lorsqu'il fait la roue.

Analysons la structure arborescente dela phrase : à une première proposition indépendante [« il répète des sentiments et des discours »] est juxtaposée -sans aucun outil de coordination, ce qui définit l'asyndète- une proposition principale avec ellipse du sujet [« se sertmême si naturellement de l'esprit des autres »] gouvernant deux propositions subordonnées circonstancielles [« qu'ily est le premier trompé » / et / « qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée »].

Subordonnéesconjonctives qui ici expriment la conséquence des actes de Ménippe.

Cette dernière proposition subordonnéeconjonctive régit une dernière proposition circonstancielle de temps « lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un ».

Leterme indéterminé « quelqu'un » jouant le rôle d'antécédent à la proposition relative [« qu'il vient de quitter »].

Lasyntaxe se complique de plus en plus sous la plume du moraliste : les subordonnées s'accumulent à l'infini comme siLa Bruyère voulait nous perdre dans le labyrinthe des apparences que veut se donner Ménippe.

Comportement del'hypocrite, son jeu est celui d'un acteur.

Mais son hypocrisie, au lieu d'être le reflet d'une intériorité, ne renvoiepour l'instant qu'à un principe mécanique (en l'occurrence, la reproduction mécanique du discours ou des faits etgestes des autres courtisans).

Ce mimétisme social trahit cependant une volonté dirigée d'un esprit habile, rusé.Ménippe se sert de l'esprit des autres : il obéit à une logique du rendement utilitaire.

Il ne s'intéresse qu'à ce quipeut lui être utile.

Cette logique aboutira, paradoxalement, à un retournement complet de situation : Ménippe est lepremier trompé à son propre jeu, ce qui est source d'un comique burlesque (le leitmotiv de l'arroseur arrosé).Comique qui sert à discréditer le personnage décrit. II ] La satire morale et sociale A.

Le burlesque d'un contre modèle de l'honnêteté Ménippe, c'est l'homme qui emprunte aux autres.

Ce n'est pas l'honnête homme du XVII° siècle, c'est-à-dire l'hommed'esprit qui puise dans son fond personnel pour se faire valoir.

Qui brille par les qualités de son esprit, de sonintelligence.

N'oublions pas que le classicisme se caractérise essentiellement par l'apologie de la raison chez l'homme,de sa faculté de penser et de juger (esprit de discernement).

La mise en scène de ce personnage, comme authéâtre, aboutit très rapidement à sa démystification.

Les anaphores (« qu'il », « qu'il » et « lorsqu'il ») suggèrentcette révélation en trois actes.

La messe est dite.

Ménippe est « le premier trompé ».

La Bruyère établit unparallélisme : « il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée ».

Les déterminants possessifs laissententendre un paradoxe, on l'a vu, un contraste avec la réalité, puisque la comédie sociale de ce personnage consisteà emprunter aux autres leur perception sensible (leurs goûts) et leurs élaborations intellectuelles (leurs pensées).

Lecomportement de Ménippe a un caractère imitatif.

Le « premier » emprunte au second pour basculer dans le ridiculedu psittacisme : les allitérations en [k] et [l], les assonances nombreuses [voyelle fermée i], fonctionnent comme unécho qui renvoie au son de la voix des autres.

La reproduction mécanique, mimétique du répétiteur est mise envaleur par les structures allitératives : les gutturales [k] peuvent ici suggérer le claquement de bec d'un oiseau.

Lecaractère aléatoire de cette imitation des autres est aussi rendu par l'évolution des temps: le présent de généralité[Ménippe est l'oiseau] du début s'efface ensuite au profit d'un temps plus délimité suggéré par l'adverbe souvent [«il croit dire souvent son goût » , qui cède la place à la temporalité ponctuelle d'une rencontre [« il n'est que l'échode quelqu'un »].

Dans les phrases suivantes, La Bruyère va faire apparaître le véritable Ménippe derrière lesapparences qu'il se donne.

Le récit qui suit va confirmer la première esquisse.

Le complément circonstanciel « unquart d'heure de suite » contient, non pas l'idée d'un court laps de temps donné, d'une durée déterminée à unmoment précis (celui d'une rencontre ponctuelle) mais bien au contraire à toutes les autres occasions oucirconstances possibles.

Le lecteur suppose donc toutes les rencontres imaginables.

Toutes les caractérisations deMénippe sont relatives à tous ces points de contact avec l'environnement social.

Le portrait est loin d'être figé dansun moment distinct, qui immobiliserait le sujet décrit : non, Ménippe est un être en mouvement, pris dans le flux de. »

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