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Le portrait photographique : vérité ou vraisemblance ?

Publié le 26/12/2011

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« Tout le monde ne fait pas confiance à des peintres mais tous les gens croient les photographes » a déclaré Adams Ansel (1902-1984). Qu’est-ce qui va justifier cette croyance et est-elle légitime en ce qui concerne le portrait photographique ? Le portrait est une œuvre picturale, sculpturale, photographique, ou littéraire représentant une personne réelle ou fictive, d'un point de vue physique ou psychologique. Ici, nous allons nous borner à l’étude du portrait photographique. Le portrait photographique est la représentation, d’après un modèle réel, d’un être animé, d’un artiste qui s’attache à en reproduire ou à en interpréter les traits et expressions caractéristiques. Dispositif mécanique, l'appareil est un miroir qui reflète parfaitement la réalité, il immortalise une vérité dans une capture instantanée de l’image. Pourtant, malgré l'apparente objectivité de la photo, on ne peut oublier le rôle du photographe. Il prend la photo, non l'appareil photographique, objet inerte. Il est le juge de sa prise de vue, le créateur d’une réalité sujette à déformation, la vérité s’estompe et s’impose l’unique atteinte de la vraisemblance : la ressemblance intuitive à la réalité ou à l'idée qu'on s'en fait. En quoi la véracité du portrait photographique se révèle être un rêve chimérique d’objectivité ? Dans un premier temps, nous analyserons la capacité photographique de faire du portrait une véritable mise à nu de la nature du sujet représenté. Nous enchainerons, sur le fait que celui-ci pourtant n’atteint que le vraisemblable, constituant un moyen d’expression. Enfin, nous nuancerons ces propos, étudiant la recherche de l’invraisemblable poursuivi par certains photographes. On ne peut évoquer le portrait photographique sans d'abord présenter un bref aperçu de l'histoire de la photographie. La première photographie faite par Niepce et les premiers essais photo-chimiques datent de 1826. Les premières photographies positives sur papier ont été réalisées par Daguerre en 1833, puis il donna son nom à son invention en 1935, le daguerréotype. Ce procédé primitif de la photographie fut une invention majeure du XIXème siècle. Elle concurrence notamment le portrait pictural. Une des fonctions de la peinture va alors s’effondrer, détrônée par le réalisme et la rapidité de la photographie. Significativement, les peintres promettaient une ressemblance « parfaite » à ceux de leurs clients qui étaient prêts à payer le prix, tandis que bientôt les photographes assurèrent (pour beaucoup moins cher) une ressemblance « garantie ».  Le métier de peintre est remis en question, ceux-ci vont être plus libre et pourront s’exprimer au lieu de répandre la réalité. En matière de portrait, un nouveau type d'image fait son apparition : non plus l'icône patiemment élaborée par le peintre qui doit trouver un équilibre savant entre  ressemblance et idéalisation, mais une effigie d’un modèle saisie d'un seul coup, grâce à l’unique intervention d'un appareillage optique et d'une bonne dose de chimie : c’est dans ce contexte que l’expression de Barthes « la photographie est une image sans code » prend toute son ampleur. Par ailleurs, cette hypothèse est confortée par la relation que la photographie entretient depuis ses origines avec le domaine de la science : en 1839, elle est présentée par François Arago à l’Académie des sciences, où celui-ci insiste sur l’utilité du daguerréotype en ce qui concerne l’observation scientifique. Comme Daguerre lui-même le précisait en 1838, le daguerréotype « n’est pas un instrument qui sert à dessiner la nature, mais un procédé physique et chimique qui lui donne la facilité de se reproduire elle-même ». La photographie va donc incarner le rôle qui était précédemment attribué à l’illustration. C’est grâce à cet aspect neutre, sa spécifique technique de restitution du réel libérée d’une ingérence humaine, que la photographie a inspiré depuis ses débuts une approche naturaliste du portrait. Bazin, l’exprime de manière éclairante : « tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence ». Ainsi, les photographes, par le bais de multiples moyens, ont exploré cette vérité. Non seulement la parure vestimentaire se trouve alors limitée, voire inexistante, mais ces photographes naturalistes vont plus loin en désirant saisir leurs personnages dans leurs vêtements de tous les jours. Donner à voir leur « vrai visage » requérait, à leurs yeux, de ne rien toucher à la manière quotidienne dont les gens vivaient, travaillaient et s'habillaient. Cette logique trouvait même parfois son paroxysme dans la photographie du nu. La nudité « naturelle » des sauvages, ou ce qu'ils prenaient pour telle, aida les anthropologues à cultiver ce mode de représentation qui leur semblait propice à des mesures objectives. Au besoin, ils ne se privèrent pas de dénuder leurs sujets car, de fait, rares étaient ceux qui vivaient complètement nus. Mais, précisément, l'objectif était de mettre à nu la morphologie physique des indigènes dans une optique scientifique qui se voulait absolument pénétrante et qui ne souffrait d’aucun obstacle à ses ambitions descriptives. Cette tendance se développe également chez les portraitistes. Dans la période contemporaine, des photographes ont également travaillé sur cette mise à nu. Le photographe plasticien Jean Rault en est un fervent amateur. Il a publié trois livres composés de portraits nus de femmes et de quelques hommes, qui s'affirment comme une réflexion sur le genre du portrait (Rault 1988, 1991 et 1994). Il affirme que le portrait nu intègre une notion de « vérité qui apparaît grâce à cette seule sobriété ». En accédant à la vision complète de leur corps, l’image renforce l’impression de saisir l’intimité du modèle. Cette quête d'objectivité se révèle alors proche de l’approche privilégiée par les sciences sociales pour imposer une empreinte scientifique à leur démarche. Il est indéniable que la photographie que l’on pourrait qualifier d’ « identité » s’affirme en tant que représentation du physique, de l’allure des modèles. Le décor et les indices se rapportant à la personne photographiée disparaissent de plus en plus laissant pleinement sa place au corps, cadré à mi cuisses, à la taille ou à la poitrine, et plus rarement au niveau du visage. Ainsi, dans les portraits de Nadar représentant les célébrités artistiques de son temps (écrivains, artistes peintres, musiciens ou comédiens) rares sont les éléments extérieurs liés aux modèles qui subsistent. Ce que privilégie cette génération de photographes français, c’est l’image de la personne dans la singularité de ses traits, de son regard et de son attitude. Il n’est jamais question d’exagération dans les attitudes et les expressions ; ce qui prime, c’est la restitution fidèle de l’identité et de l’essence du modèle.

Pourtant, lorsque Richard Avedon qui restera connu pour ses innombrables portraits en noir et blanc, déclare que dans le portrait photographique on n’a jamais que « la surface », c’est bien que, pour lui, la vérité du modèle est insaisissable. Présentée à ses débuts comme un simple enregistrement mécanique de la réalité, son authenticité ne pouvait être mise en doute. Très tôt cependant, apparaît le concept de modification de la réalité. En effet, loin d’être l’image fidèle d’une personne tel que nous entendons le mot portrait a priori, chaque photographie est une vraie mise en scène de la personne où le décor et le costume sont toujours particulièrement soignés afin de viser la vraisemblance et de témoigner d’une certaine authenticité. Il s’agit donc de portrait de fantaisie et de fiction où l’identité a sa place mais où elle ne se suffit pas à elle-même dans la réalité physique et quotidienne du visage et du corps. A travers ses portraits, le photographe Nadar élabora des pauses très étudiées de façon à révéler l’aspect moral ou la condition sociale de ses modèles malgré le manque de moyens techniques de l’époque. Par exemple, une recherche de la place des mains dans des poses classiques est au cœur du travail de Nadar.  Celui-ci enveloppait ses modèles dans un fond sombre et sans motifs, certes, et pourtant dans tous les cas, en supprimant son arrière-plan « naturel », il inscrit le sujet dans son cadre idéologique ou esthétique. Il travaille une réalité et au final, c’en est une toute nouvelle qu’il a créé. Lorsque Nadar est évoqué, on pense tout d’abord à son portrait de Victor Hugo dans la position de penseur qui est restée célèbre. Cette représentation l’écrivain accoudé à des livres, met en lumière un unique trait de sa personne : le fait qu’il soit un homme de lettres. Dès lors, il est paradoxal de constater que ces techniques d’enregistrement du réel ont, dès leur invention, été mises au service de la mise en scène, de l’artifice, de la théâtralisation et de l’illusion alors que c’est du côté de la réalité tangible que nous serions enclins à l’appréhender a priori. Si la photographie a cette capacité nouvelle, par rapport à la peinture, de saisir la réalité et la vie dans leurs manifestations les plus quotidiennes avec objectivité, il apparaît que dès ses débuts, elle a été utilisée pour fixer des scènes construites de toutes pièces dont la mie à nu elle-même résulte. Loin donc d’être un moyen d’enregistrer la réalité de manière documentaire, elle a été associée à l’illusion, héritée de la tradition picturale.

Par ailleurs, à partir du moment où l’on définit le portrait photographique comme une image de quelqu’un qui sait qu’il est en train d’être photographié il faut prendre en compte la réaction machinale du modèle face à l’appareil, scruté par les attentes du photographe. En effet, il est intéressant de noter que l’attitude générale d’une personne change radicalement sous la pression seule du regard du photographe, lorsque celle-ci se sait photographier. C’est en ce fait que l’on peut suggérer une domination du photographe sur l’objet de son travail. Ne dit-on pas faire un tableau mais prendre une photo ? La saisir, l’attraper, s’en emparer.  A l’instant de cette prise de conscience, conditionné instinctivement, le modèle va chercher dans sa posture, son expression faciale à correspondre à une certaine image préconçue que l’on attendrait de lui. Il sait que sera représentée une image figée à la prise de vue,  faussant la fidélité à la réalité,  limitant la représentation d’un être à son reflet à un instant éphémère précis. Dès lors, confronté à la résistance des individus, le photographe tente d’atteindre une vérité travestie. Observer les portraits photographiques, c’est bien souvent faire le constat d’un art de la posture et de la mise en scène où la personne joue toujours, plus ou moins, un rôle ou s’affirme dans son rang social, sa puissance ou sa renommée. Ainsi, qu’il s’agisse de personnalités, hommes de pouvoir ou comédiennes, ou non, le portrait témoigne d’une fonction ou d’une qualité, ces dernières se manifestant au travers d’éléments de décor et d’une mise en scène rigoureuse et soignée. Et ce travail est tout aussi savant si le décor se révèle très simple et si la mise en scène semble inexistante. Chaque détail est pensé dans ce travail réalisé : composition de l’image, éléments mis en œuvre, lumière.

Enfin, on se rend compte que si l’appareil immortalise bel et bien le réel le photographe impose toute son emprise directive au cliché, le subjuguant mais lui ôtant toute son objectivité. La photographie, dans cette pratique artificialisée du portrait, apparaît comme un substitut de la peinture puisqu’elle opère dans un registre illusionniste, et non quotidien et immédiat. Nous nous situons là dans un entre-deux du réel et de l’illusion. Pourtant, il est possible de nuancer cette recherche de vraisemblance puisque certains photographes assument le choix de revendiquer l’invraisemblance du portrait photographique en passant par de savants mélanges de fantaisie et de réel. La photographie s'est effectivement employée à conquérir son autonomie par rapport à la fatalité de l'identique. Pour être un art, en effet, il lui faut faire la preuve de sa capacité transformatrice : Inversion des valeurs, plans rapprochés, cadrages inhabituels, solarisations… Ils choisissent par exemple un processus de fragmentaion : des découpes apparemment aléatoires, non significatives. Ce n’est plus le visage qui est la cible, ce sont ses traits, ses marques, ses rides, l'ombre et la lumière. Il n’est plus reconnaissable, pourtant il n’a jamais été atteint d’aussi près que dans cette proximité illisible frôlant parfois le dérangeant. Les photographes, incarcérés dans la stricte observation du réel, ont dû forcer le verrou de l'illusion : ne plus \"tirer\" le portrait, le marginaliser. C’est dans cette optique que nait le surréalisme photographique et l’aspect subversifs de l’image. Une femme en maillot de bain devient ce que l’artiste nomme « déesse foudroyante » : cette métamorphose résulte du brûlage, un procédé souvent utilisé par les surréalistes. Il s’agit de placer la plaque de verre d’un négatif exposé dans un récipient d’eau chaude, afin de faire fondre l’émulsion. « C’était donc, écrit l’artiste dans une lettre à Yves Gevaert, un automatisme de destruction, une dissolution complète de l’image vers l’informel absolu. J’ai traité de cette manière une bonne partie de mes négatifs, le résultat étant le plus souvent décevant, sauf dans un cas (…), La nébuleuse. » Ici, Jacques-André Boiffard se contente de renverser l’image d’une femme allongée : devenue somnambule immobile, la figure flotte désormais à la verticale. Ses pieds touchent un sol flou. Moins que l’image d’un être endormi, c’est l’image du flottement de cet être durant son sommeil que parvient à figurer l’artiste. C’est une approche de la photographie qui privilégie non plus la description réaliste, qu’elle ne cherche même pas à imiter, mais une représentation plus profonde qui ne se borne plus au réalisme du cliché.

Pour conclure sur ces portraits photographiques qui oscillent dès 1839 entre illusion et objectivité de la représentation, en passant par de savants mélanges de fantaisie et de réel, nous pouvons affirmer que la technique de la photographie a modifié le rapport à l’image et la relation que les personnes entretenaient avec leur propre représentation. En outre, c’est la question de l’identité photographique qui s’est construite tout au long des premières décennies de l’histoire de ce médium. Mais dans ces dernières œuvres, ne s’éloigne-t-on pas du portrait photographique ? S’agit-il encore de portrait photographique ? L’objectivité de la photographie est-elle encore au centre des préoccupations de ces artistes ? Nous pourrions raisonnablement dire que le photographe plasticien s’est saisi du médium photographique comme il avait pu se servir de la peinture pour aller jusqu’au bout de sa démarche de créateur. Ainsi, grâce aux nouvelles technologies aujourd’hui, particulièrement grâce à l’informatique se pose une nouvelle problématique : une photo retouchée, manipulée sans que cette modification ne soit forcément visible, perd elle toute la véracité de son contenu ? Au contraire, ne permet-elle pas de révéler ou d’affirmer des vérités qu’une photo « vraie » ne pourrait dire ?

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