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Prologue, Jean Anouilh

Publié le 22/09/2010

Extrait du document

anouilh

 

Antigone est un des nombreux mythes occidentaux repris par les auteurs tragiques grecs et surtout par Sophocle (Ve siècle av. J.-C.). Il sera, en 1944, adapté sous une forme plus moderne par Jean Anouilh, écrivain et dramaturge français. Il la rédigera pendant la seconde Guerre Mondiale, avec la résonance de la tragédie dont le peuple était alors victime. Présentée sous l'Occupation, l'Antigone d'Anouilh met en scène un personnage en révolte face au pouvoir, à l'injustice et à la médiocrité. Ce personnage, Antigone, qui donna son nom à la pièce, fille d’Oedipe et de Jocaste, est en révolte contre la loi humaine qui interdit d’enterrer le corps de son frère Polynice. La jeune fille, partagée entre la jeunesse et l’âge adulte, vit difficilement les problèmes de la lutte de la justice contre la tyrannie, la lutte du sacré et du profane. Ainsi elle deviendra l’allégorie de la Resistance, s’opposant aux lois instaurées par Pétain (et dans le mythe, par Créon). La partie étudiée est le prologue. Le prologue est la première partie d'une œuvre littéraire ou théâtrale servant à situer les personnages et l'action de l'œuvre, il a pour charge de faire entrer le spectateur dans l’illusion théâtrale. Dans le texte de Jean Anouilh, celui ci sera adapté différemment et se démarquera comme un passage original accordant une grande importance aux personnages, mais subira néanmoins une rupture avec la tradition de la tragédie Grecque que conservait Sophocle.

 

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      Dans cette pièce, la mise en scène est inhabituelle : normalement, lorsque le rideau se lève, il s'ouvre sur une ou plusieurs personnes de la pièce qui enchaînent un dialogue. Ce dialogue doit donner des indications sur la pièce. Or, ici c’est le prologue qui donne les relations entre les personnages et qui les présente : « c’est Hémon, le fils de Créon «. De plus, les occupations des personnages sont familières et peu communes pour des personnages tragiques, de l’antiquité, jugés comme surhumains « bavarde et rit «, « il joue au jeu «, « son goût de la danse et des jeux «. On remarque également la présence de tous les personnages sur la scène, le spectateur découvre donc tous les personnages dès le prologue, cependant ils sont là comme si ils n'étaient pas encore en représentation mais en coulisses.

      Ici, le prologue est un personnage. Celui-ci parle des acteurs qui vont jouer en mettant l’accent  sur le fait que ces personnages sont imaginaires. Par cette précision, il détruit l’illusion théâtrale « ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone «. Ainsi, il sert d’intermédiaire entre acteur et spectateur, « nous, vous «. Il devient un spectateur privilégié : l’auteur fait ici une personnification de cette technique dramatique. Contrairement à Sophocle, le prologue annonce déjà le dénouement de la pièce « ce titre princier lui donnait simplement le droit de mourir «. ; il est à la fois un personnage et une fonction : il est omniscient, il sait tout « Elle pense qu’elle va mourir «. Jean Anouilh fait de cette partie un prologue original et inhabituel.

      Ce prologue ne rentre pas directement dans l’action, il fait la présentation des personnages par leur description physique et morale « Cet homme robuste, aux cheveux blancs «, « Ce garçon pâle «, « La maigre jeune fille noiraude et renfermée «. Il présente d’abord l’acteur puis les personnages, ce qui créé une distance entre l’acteur qui connaît son rôle et son personnage « il va falloir qu’elle joue son rôle «, il insiste ainsi sur le fait que les personnages sont imaginaires et remet ainsi en cause l’illusion théâtrale généralement adoptée dès le début du prologue « ce rideau s’est levé «. Petit à petit l’acteur laisse la place à son personnage. On entre ainsi dans cette illusion théâtrale « elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure «. Tout au long de cet extrait, la tonalité de la tragédie se  démarque par la connaissance du futur et la fatalité du destin « elle va mourir […] elle aurait aimé vivre «.

 

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      L’importance d’Antigone dans cette pièce se fait très vite ressentir. En effet, en plus de donner son nom à la pièce, elle y occupe le premier paragraphe du prologue, ainsi que la fin du second « elle s’appelle Antigone «, « elle sent qu’elle s’éloigne […] de sa sœur «, « Antigone qui rêvait «, « Antigone a levé les yeux «... L’auteur lui accorde beaucoup d’importance et l’histoire est centrée sur elle « l’histoire d’Antigone «. Sa description physique est accentuée par sa jeunesse et son dépouillement « elle est jeune «, « la petite maigre «, « noiraude «. De plus, ce personnage marginal, obstiné et révolté, est marqué par la solitude : on la retrouve à plusieurs reprises seule, assise à l’écart des autres personnages « assise là bas «, « dans un coin «, « seule face au monde «. Elle prendra par la suite de l’importance « elle va surgir «, « se dresser seule « défendant ses idées contre tous. L’idée de la mort apparaît plusieurs fois, Antigone est soumise à un destin, une fatalité, qui font d’elle un être mélancolique « yeux graves «, « petit sourire triste « , « elle aurait bien aimé vivre « , « elle s’éloigne «. Sa description psychologique est définie par l’idée de révolte, de solitude et de mort prochaine.

      Contrairement à Antigone, Ismène présente des traits physiques et psychologiques opposés à sa sœur Antigone. Elle est caractérisée tel que « belle «, « heureuse «, « éblouissante «, « sa blondeur «. Sa beauté est accentuée pour marquer l’incompréhension du geste d’Hémon. Ismène est également définie par le champ lexical du bonheur « son goût du bonheur, de la réussite « , « riait aux éclats «, « son goût de la danse «, « dans sa nouvelle robe «. Elle est faite pour être heureuse à la différence d’Antigone, qui est faite pour mourir. L’insistance pour sa beauté et l’insignifiance de ses idées font d’elle un personnage superficiel. Hémon se caractérise également comme un personnage superficiel : il est, tout d’abord, décrit aux côtés d’Ismène « il n’avait dansé qu’avec Ismène « « tout le portait vers Ismène «, où leur points commun sont énumérés « danse «, « réussite «, « beauté, sensualité «, mais se détermine ensuite comme le fiancé d’Antigone « il allait être le mari d'Antigone «. Ce lien le fait se rapprocher de la mort. Créon, lui, est défini par  le vieillissement, à la différence de la jeunesse d’Antigone, sa futur belle fille : « homme robuste «, « cheveux blancs «, « il a des rides, il est fatigué «. Il éprouve des difficultés à remplir son rôle de roi, qui s’oppose directement à ses goûts « il a laissé les livres, ses objets « et fait son devoir en assumant une fonction non désirée « il a retroussé ses manches «.

L’auteur aborde dans les deux derniers paragraphes Œdipe, père d’Antigone et d’Ismène, ancien roi maudit qui tua son père et épousa sa mère « du temps d’Œdipe «. Il fait également allusion aux deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice, qui se sont entretués pour obtenir le trône « ses fils sont morts «. Suite à ces décès, Créon, leur oncle, légitime successeur, exerce alors le pouvoir de roi et refuse d'ensevelir Polynice pour sa bataille contre Thèbes à l’aide d’armées étrangères. Ici s’explique le combat d’Antigone, désirant enterrer son frère et lui donner accès au paradis. Ce lourd passé contribue au destin tragique auquel sont confrontés les personnages. En effet, décidant de braver l’interdiction, Antigone n'écoute que la loi religieuse car, sans sépulture, l'âme de Polynice est condamnée à errer. La fatalité arrivera lorsqu’elle se donnera la mort, se tueront aussi son fiancé Hémon, et Eurydice (la mère de Hémon). Ce qui explique la présence de la mort dans ce texte et la fatalité du destin tragique du mythe d’Antigone.

 

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Jean Anouilh conserve un grand nombre d’éléments, par rapport à l’œuvre de Sophocle et respecte le schéma historique de cette famille. En effet, les personnages ont la même place sociale et généalogique (Antigone reste la fille d’Œdipe, nièce de Créon contre qui elle s’oppose) : les personnages importants sont dans leur rôle. Les destins sont identiques : Antigone et Hémon sont, par exemple, destiné à mourir « aurait aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire «. Le champ lexical de la mort est maintenu « elle va mourir «, « seulement le droit de mourir «, le lexique est très fort : la mort est omniprésente, le spectateur sait, dès le début de la pièce, que les personnages sont confrontés à un destin tragique qui évoque la mort « de nous qui n’avons pas à mourir ce soir «.  Anouilh, ne donne pas plus d’explications au destin des personnages que le mythe en dit lui même : il respecte les limites de l’histoire et le fait qu’il n’y ait, par exemple, aucune explication à la demande en mariage de Hémon à Antigone « Personne n’a jamais compris pourquoi «.

Malgré le respect du mythe d’Antigone, l’auteur adapte son texte à l’époque pour correspondre davantage aux spectateurs du XXe siècle et mieux se comparer à la situation conflictuelle des années 1940 dans le monde (seconde Guerre Mondiale et donc l’Occupation en France): nous avons ici une modernisation du mythe, notamment par des anachronismes « ouvrier «, « bal «, « antiquaires «. En effet, ces termes, inconnus à l’époque des Grecs, montrent que le mythe est intemporel. Ces mêmes didascalies laissent imaginer un décor contemporain. Un registre familier et des expressions de la langue courante, non utilisés durant l’Antiquité se manifestent également « la petite maigre là bas «, « il n’y a rien à faire «, « et voilà «, « il a été trouvé Antigone «, « il a retroussé ses manches « ; cela ne correspond pas au langage soutenu des tragédies.

En plus de l’utilisation des anachronismes, Jean Anouilh modifie les apparences physiques des personnages. En effet, Antigone, qui, chez Sophocle est décrite comme belle et mince, est, pour Anouilh, insignifiante, discrète, petite, maigre, sans charme particulier « maigre jeune fille noiraude et renfermée «. Il en est de même pour Ismène et Créon. Ismène paraît, à travers cette œuvre, frivole, épanouie, profitant de la vie et insouciante « une nouvelle danse, Ismène riait «, « éblouissante dans sa nouvelle robe «, alors que chez Sophocle, elle semble plus respectueuse des lois et craint la malédiction, contrairement à Antigone. Créon, qui incarne la raison d’État, le pouvoir royal, est humain, et veut sauver sa nièce, Antigone. Il porte avec difficulté le poids de sa tâche, qu’il n’a pas désiré « il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes «. L’auteur humanise ce personnage robuste, et en fait de temps en temps un homme faible « il a des rides, il est fatigué «, « le soir, il est fatigué «. Il y a là un contraste entre l’œuvre d’Anouilh, et l’œuvre de Sophocle.

 

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Dans ce texte, Jean Anouilh fait ainsi preuve d’une grande originalité par sa nouvelle interprétation du rôle du prologue, comme personnage omniscient, comme annonciateur des lieux (bal, Thèbes), des personnages, par une présentation physique et psychologique, ainsi que du mythe d’Antigone, en rappelant le décès de ses parents, la tragique fin de ses frères, et le couronnement de Créon. Ce nouveau personnage relie les spectateurs aux acteurs et retarde l’entrée dans l’illusion théâtrale. Cette originalité se définie également par la modification des aspects physique et moral des personnages. La modernisation de ce texte s’explique par la volonté de rendre le texte plus accessible au spectateur contemporain et d’identifier ce mythe à la situation française de 1944. Anouilh a d’ailleurs affirmé dans Œdipe ou le roi boiteux « L'Antigone de Sophocle, lue et relue, que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la reconnaissance de la tragédie que nous étions alors entrain de vivre «, ce qui confirme l’utilité de la réécriture du mythe pour l’adapter au monde contemporain. Antigone de Jean Anouilh pourrait établir un parallélisme sur la réactualisation du mythe au XXe siècle avec La Machine Infernale de Jean Cocteau.

 

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