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a t'on raison d'accuser la technique

Publié le 15/03/2011

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technique
 [Ce que je mets entre crochets ne doit pas être mis dans la dissertation au baccalauréat, j’indique seulement les exigences formelles de l’exercice afin que vous puissiez jugez par vous-même de la façon dont vous les mettez en œuvre dans votre dissertation. Plusieurs élèves ont utilisé Heidegger, c’est bien légitime avec ce sujet, mais ici je l’ignore délibérément car je n’en ai pas parlé en cours. J’ai essayé de faire la dissertation en me limitant aux références données dans le cours.]
 
        [Introduction :]
 
[Explication du problème :] Par technique on entendra ici l’ensemble des procédés permettant la transformation des êtres naturels en objets produits par l’homme. Nous aurions raison d’accuser la technique si celle-ci était par essence coupable. Mais, coupable de quoi ? De quel crime ? De quel délit ? C’est le problème auquel la question nous invite à réfléchir.
 
[Méthode de résolution du problème :] Moralement, une pratique peut être bonne, mauvaise ou indifférente (ni bonne, ni mauvaise), il s’agit donc de classer la technique dans une de ces catégories, mais pour pouvoir le faire, il faut un critère. On retiendra ici le critère moral : la technique rend-elle l’homme meilleur, pire ou ni meilleur ni pire du point de vue moral ?
 
[Première partie :]
 
D’abord, il faut disculper la technique de toutes les accusations qui ne relèveraient pas de l’essentiel mais seulement de l’accidentel. Par exemple, telle technique médicale est bonne car elle sauve des vies, telle autre technique particulière est mauvaise car elle pollue. Ces jugements peuvent être vrais, mais ils ne suffisent ni à accuser, ni à disculper la technique. En effet, ce n’est pas par essence que la technique est bénéfique à la santé ou polluante mais seulement par accident. Or, nous n’avons pas à juger ici de telle ou telle technique particulière, mais de la technique dans son ensemble, c’est-à-dire de l’ensemble des procédés par lequel l’homme transforme le monde. La liste des exemples particuliers ne nous serait donc d’aucun secours, elle nous empêcherait plutôt de réfléchir au niveau de radicalité auquel la question nous convoque.
 
[Deuxième partie :]
 
[Enoncé de l’hypothèse à examiner :] Concentrons-nous donc sur l’essence de la technique. De quoi pourrait-elle être accusable sinon d’avoir transformé la nature ? Elle serait par là l’instrument d’une faute morale commise par l’homme : celui-ci deviendrait pire parce qu’il aurait attenté à la perfection de la nature. Par la technique, l’homme aurait commis une transgression en abîmant ou en défigurant la nature.
 
[Examen de l’hypothèse :] Cette hypothèse présuppose que la nature - telle qu’elle est à l’origine - est belle et est bien faite. Elle présuppose aussi que toute modification de la nature serait une transgression dont l’homme serait coupable. D’où vient cette idée ?
 
Elle est très ancienne, on la trouve déjà chez les peuples qualifiés (entre autres) par Hegel de « primitifs ». Ces peuples n’ont pour ainsi dire pas d’histoire, ils vivaient encore au dix-neuvième siècle comme ils vivaient déjà à l’âge de pierre. Autant dire que chaque génération reproduisait à l’identique la manière de vivre de la génération précédente. Chez les « primitifs » toute innovation est donc ressentie comme une transgression, on ne pourrait expliquer autrement une telle stagnation. Comment comprendre cette mentalité ?
 
Cassirer, dans son Essai sur l’homme propose une explication. Ces peuples dits « primitifs » vivaient en général dans des conditions très difficiles (par exemple près du pôle nord ou encore dans le désert australien). Dans ces conditions, la moindre variation dans la manière de vivre peut être réellement dangereuse et c’est sans doute à leurs dépends que ces peuples l’ont appris. D’où l’idée qu’il ne faut surtout pas menacer l’équilibre difficile et précaire permettant de survivre en harmonie avec la nature.
 
Si on généralise l’idée de Cassirer, on peut en tirer la leçon suivante : dans toutes les sociétés il y a des forces conservatrices qui craignent l’innovation en tant que telle. Le mobile de ces forces est la crainte : moins on est sûr de soi et plus on craint la nouveauté. Au contraire, plus une société aura confiance en elle-même et moins elle craindra l’expérimentation et l’innovation technique. L’idée que la nature (ou que les dieux) nous puniraient de notre volonté de transformer le monde est ainsi, bien vraisemblablement, une manifestation de crainte. La question est de savoir si cette crainte est fondée.
 
Pour le moment, force est de constater que la crainte est mauvaise conseillère : l’espérance de vie, le confort n’ont jamais été aussi élevés qu’aujourd’hui (dans les pays techniquement avancés) et il est évident que ces avantages sont dus au progrès technique. Ainsi, l’idée que la nature (ou que les dieux) nous puniraient parce que nous voulons transformer l’ordre originel est tout simplement une idée fausse et démentie par l’histoire.
 
De plus, cette supposition serait en quelque sorte insultante vis-à-vis de la nature ou des dieux. Elle supposerait en effet une nature ou des dieux mesquins.  On peut démontrer par l’absurde que cette idée ne résiste pas à l’examen.
 
De deux choses l’une : ou bien la nature est bien faite, ou bien elle est mal faite. Si elle est mal faite, alors ce n’est pas une faute que de vouloir la transformer pour l’améliorer (on peut au moins essayer de le faire). Dans ce cas, la technique est justifiée. Examinons-donc l’autre branche de l’alternative. Si la nature est bien faite, alors on suppose qu’elle n’a pas donné par hasard une intelligence capable de technique à l’homme. Or, si la nature avait voulu que l’homme laisse les choses en l’état, elle ne l’aurait pas doté d’une intelligence capable de technique. La nature aurait plutôt doté l’homme, dès la naissance de chaque individu appartenant à l’espèce, des vêtements et des armes nécessaires à sa survie. C’est ainsi que les autres animaux naissent vêtus et armés comme l’ours polaire ou le chat. L’homme comme les autres animaux aurait été doté d’un instinct et n’aurait jamais engendré l’histoire. Bref, si la nature a voulu  l’homme, elle a aussi voulu la technique.
 
[conclusion de cette deuxième partie :]
 
Les deux branches de l’alternative reviennent donc finalement au même : que la nature soit bien ou mal faite, il n’est pas a priori injuste de vouloir la transformer et a posteriori [c’est-à-dire après expérience] l’histoire montre que l’homme ne semble pas s’en porter plus mal. [Transition avec la troisième partie :] Mais, qu’en est-il de cette apparence ? Certes, nous vivons plus longtemps et plus confortablement grâce à la technique, mais en sommes-nous pour autant devenus meilleurs d’un point de vue moral ? La réponse à cette question n’est pas évidente, or, c’est seulement si on pouvait montrer que la technique ne nous a pas rendus pires que celle-ci pourrait être entièrement disculpée.
 
[Troisième partie :]
 
        L’idée selon laquelle l’art (au sens ancien qui englobe aussi ce que nous appelons technique aujourd’hui) nous rendrait meilleurs est contestée par Rousseau. Souvent l’homme dit « civilisé » assimile avec condescendance le « primitif » ou le « sauvage » au barbare. Comme s’il était évident que la civilisation permise par le progrès technique nous rendait non seulement davantage capables de produire des biens consommables susceptibles d’améliorer notre confort mais, en plus, nous rendait moralement meilleurs. Rousseau pense exactement le contraire. Examinons son argumentation.
 
        Dès que le progrès technique commence à s’effectuer, dès que l’homme sort de l’état primitif, alors la spécialisation devient nécessaire : tout le monde ne peut pas savoir tout faire. L’un s’occupera d’élevage, l’autre de cultiver la terre, un autre encore de fondre le métal, etc. Mais, avec la division du travail naît aussi l’inégalité des fortunes et cette inégalité suscite l’envie d’une part, l’endurcissement du cœur d’autre part.
 
        Le « robuste sauvage » était satisfait de posséder de quoi survivre. Ignorant les possibilités offertes par la technique, il ignorait aussi l’envie. Du coup, il était accessible à la pitié : celui qui se satisfait du nécessaire partage volontiers, il n’a pas besoin d’endurcir son cœur. Au contraire, celui qui prend goût au luxe ne peut se contenter du nécessaire : il craint de partager et endurcit son cœur jusqu’à étouffer le sentiment naturel de la pitié. Bref, selon Rousseau nous n’avons jamais été aussi riches et nous n’avons jamais été aussi méchants. Pour pouvoir jouir sans trop de culpabilité du superflu, nous ignorons avec plus ou moins de mauvaise foi ceux qui manquent du nécessaire. Ainsi, même au temps où les progrès techniques nous permettraient de nourrir tous les habitants la planète, l’endurcissement du cœur est tel que des pays entiers souffrent et meurent par manque du nécessaire. Nous sommes donc pires que les animaux, pires que les sauvages.
 
        Mais, en quel sens sommes-nous pires ? Dans le sens où ce ne sont plus nos « sentiments naturels » qui nous déterminent. En effet, grâce aux progrès permis par la technique, nous sommes devenus capables de nous mettre à distance du déterminisme naturel. Bref, étant capables de liberté, nous devenons capables de moralité et étant capables de moralité nous devenons capables de méchanceté. D’un point de vue objectif on peut dire qu’il est pire d’être méchant plutôt qu’innocent comme le sont les animaux ou les hommes « à l’état de nature ». Mais, d’un autre point de vue, seul celui qui est capable de liberté est aussi capable de bonté morale. Dès lors que l’homme prend conscience de sa capacité morale, il devient capable de méchanceté mais aussi capable de s’améliorer, de se perfectionner.
 
        Dès lors que l’histoire a commencé et que l’homme a arraché à la nature la capacité d’être concrètement libre, un retour en arrière est impossible, l’innocence originelle est à tout jamais perdue. N’étant plus capables d’être « bons » quasi instinctivement, il faut le devenir par volonté. Il faut donc juger du bien et du mal et c’est à la fois cette capacité de juger et la volonté de choisir le bien qui fait la dignité de l’homme.
 
        Or, la capacité morale n’aurait pu naître sans que l’activité de l’homme ne mette le déterminisme naturel à distance. Sans cette mise à distance – permise concrètement par la technique – la possibilité de choisir entre plusieurs avenirs possibles n’existerait même pas. Donc, si l’homme peut juger du bien et du mal, c’est parce que la technique lui en a donné la possibilité. Il serait absurde de condamner ce par quoi nous tenons la possibilité de juger. Il faut donc ici différencier le fait et le droit. Si en fait l’homme est méchant, en droit il a la capacité morale et donc la possibilité de se perfectionner.
 
        [Conclusion de la troisième partie et transition avec la quatrième :]
 
Ce n’est donc pas par essence que la technique nous rend méchants, elle ne le fait que parce qu’elle nous rend capables de liberté, mais ce n’est pas un mal que d’être capables de liberté, au contraire, c’est plutôt ce qui fonderait notre dignité. Faudrait-il alors admettre que la technique est essentiellement bonne ?
 
             [Quatrième partie :]
 
             Telle était l’espérance de Descartes dans le Discours de la méthode. Pour Descartes, il y a une continuité entre la connaissance de la nature et les inventions techniques que nous devenons capables de faire. C’est par la connaissance précise des lois de la nature que nous parvenons à les utiliser à notre profit. Et Descartes prévoit dans un texte célèbre les avantages que nous tirerons de sa méthode : nous deviendrons capables d’inventer « quantités d’artifices » (c’est-à-dire de machines) qui nous permettrons de produire des biens presque sans fatigue. Cette « promesse » de confort s’est assurément réalisée.
 
             Mais, l’espérance de Descartes était encore plus grande, il espérait que la technique nous rendrait « communément plus sages », c’est-à-dire qu’elle nous rendrait meilleurs. Pour le comprendre, il faut se souvenir de l’anthropologie cartésienne : l’homme est l’union de l’âme et du corps. A cause de cette union très intime, lorsque le corps est empêché de fonctionner convenablement, l’âme, elle aussi, est entravée dans son fonctionnement normal.  L’expérience commune nous montre ce que veut dire notre auteur : lorsque nous sommes fatigués, lorsque nous avons mal dormi par exemple, nous avons du mal à nous concentrer. A plus forte raison, lorsque notre corps est malade notre esprit est lui-aussi troublé : nous nous sentons tristes, ou nous devenons facilement irritables, etc. Un médecin cartésien « ne ferait pas la morale » à un déprimé, il discernerait la cause de la dépression dans un manque de neurotransmetteurs entre les synapses. Tel médicament actif sur la chimie du corps aura des effets sur la dépression sans qu’il soit besoin d’expliquer au malade que l’homme est fait pour l’action. N’étant plus empêché par un mauvais fonctionnement corporel l’esprit du malade redeviendra spontanément actif.
 
             Ainsi, selon Descartes, la technique en nous permettant de soulager notre corps (soit dans l’innovation médicale, soit par l’invention des machines qui nous permettent de produire les biens nécessaires à la vie sans nous fatiguer excessivement) est, par cet intermédiaire, bénéfique aussi au fonctionnement de l’esprit. Or, un esprit fonctionnant sans entrave aura davantage de chances de se conduire avec sagesse.
 
             Par exemple, dans les pays développés techniquement, nous connaissons des mécanismes organisant la solidarité comme la sécurité sociale. Ces mécanismes sont souvent inexistants dans les pays moins développés. Est-ce parce que nous serions plus « moraux » que les autres ? Non, mais ayant grâce au progrès technique produit davantage de richesses, il nous est plus facile d’organiser des mécanismes d’assistance.
 
             Ainsi, la technique serait plutôt une aide : en rendant l’homme davantage capable de dominer la nature, il deviendrait aussi plus capable de réaliser concrètement le bien qu’il se doit de faire.
 
             [conclusion de la quatrième partie :]
 
             Bien entendu, cela ne signifie pas que la technique rendrait objectivement l’homme meilleur, « malgré lui » et en quelque sorte automatiquement. Comme elle facilite la réalisation de l’action humaine, elle donne aussi des devoirs : Chaque génération est moralement responsable, mais plus le bien est aisément réalisable et moins on a d’excuse de ne pas le réaliser. La technique rend donc l’homme à la fois davantage responsable de son destin et moins excusable s’il ne parvient pas à être à la hauteur de ce que ses capacités exigent de lui.
 
             [Conclusion, on répond à la question en rappelant l’essentiel de l’argumentation :]
 
             Ainsi, on n’a pas raison d’accuser la technique. Si telle ou telle technique particulière est éventuellement accusable ce n’est pas parce que l’essence de la technique serait coupable. En effet, par essence, la technique rend l’homme capable de transformer la nature. Nous avons montré qu’il est impossible de considérer cette transformation comme une transgression illégitime. Cela ne signifie pas que la technique nous rend objectivement meilleurs comme Rousseau nous l’a opportunément rappelé, mais cela signifie qu’elle contribue à nous rendre d’une part capables de moralité et d’autre part qu’elle nous procure aussi les moyens d’accomplir, de réaliser effectivement, le bien qu’exige de nous notre liberté.

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