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Réforme grégorienne

Publié le 14/04/2013

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Le récit de Guibert de Nogent, abbé bénédictin de Notre-Dame de Nogent-sous-Coucy (près de l’actuelle ville de Clermont-Ferrand), s’inscrit dans le cadre de la réforme grégorienne initiée par saint Grégoire VII à partir de 1073. Confronté à la montée des pouvoirs séculiers et à la recrudescence de la simonie — échange de « biens « spirituels ou de charges ecclésiastiques — et du nicolaïsme — mariage ou concubinage des clercs —, le pape s’est attaché à rétablir le pouvoir de l’Église. Guibert de Nogent constate les difficultés rencontrées dans la mise en application de la réforme, évoquant notamment les attitudes ambiguës et les cas de conscience de chacun face à des privilèges parfois difficiles à refuser.

La réforme grégorienne selon Guibert de Nogent

 

Ma mère s’ingéniait alors en vue de m’installer à tout prix dans un bénéfice ecclésiastique. Or, le premier moyen qui se présenta se révéla mauvais, et même abominable. Un de mes frères, tout jeune chevalier habitant le castrum de Clermont (je veux parler de ce Clermont qui est situé entre Compiègne et Beauvais), était créancier pour une certaine somme du seigneur de cette place : j’ignore s’il s’agissait là d’un prêt, ou bien d’un devoir féodal. Toujours est-il que comme ce seigneur, par manque de fonds disponibles je suppose, tardait à s’acquitter, certaines personnes de ma parenté lui suggérèrent de me donner un canonicat ou, comme l’on dit, une prébende en l’église du lieu, laquelle, à l’encontre des prescriptions canoniques, était soumise à son autorité ; en échange, mon frère cesserait ses lassantes réclamations.

 

 

À ce moment-là les attaques du Siège apostolique contre les clercs mariés étaient de fraîche date. Il en résulta qu’un peuple passionnément attaché à son clergé s’échauffa de rage contre ces gens, réclamant à grands cris, dans un esprit hostile, qu’ils fussent privés de bénéfices ecclésiastiques, ou bien qu’on les écartât des fonctions sacrées. Or, il y avait un neveu de mon père, homme qui l’emportait sur les siens tant par la puissance que par l’intelligence, lequel s’adonnait si bestialement à l’œuvre de Vénus qu’il assouvissait sur-le-champ son désir de n’importe quelle femme. Par contre, en ce qui regardait le clergé, il se déchaînait en vue de l’application desdits canons avec une telle ardeur qu’on l’eût dit poussé par une exceptionnelle chasteté à réprouver semblables pratiques. Laïc, il était incapable de se plier aux lois qui le concernaient : plus larges elles étaient, plus honteusement il les transgressait. Les liens conjugaux ne le pouvaient contenir et, pour tout dire, jamais il ne supporta d’être entravé par de tels nœuds. Une immonde puanteur l’en accompagnait partout et cependant sa richesse dans le siècle, instrument de sa prééminence, le protégeait de telle sorte que, abrité derrière sa propre impureté, il ne cessait de tonner, et avec opiniâtreté, contre les personnes consacrées. Cet homme imagina donc de me rendre service au détriment d’un certain prêtre que l’on disait bien nanti, et il agit auprès du seigneur du château (sur lequel il avait beaucoup et même trop d’influence, s’étant rendu indispensable), pour obtenir de lui qu’il fît appel à moi en l’absence du clerc dont il s’agit, sans son accord bien entendu, et qu’il me conférât l’investiture dudit bénéfice. En effet, par une autorisation fâcheusement obtenue de l’évêque, il était, contre toutes lois divines et humaines, abbé de cette église. Et, quoique non canoniquement désigné, il exigeait des chanoines le respect des canons !

 

 

À ce moment-là, non seulement des clercs revêtus des ordres majeurs, canoniquement pourvus, voyaient contestées leurs relations conjugales, mais on considérait tout autant comme un crime l’achat d’offices ecclésiastiques qui n’impliquaient nullement charge d’âmes, telles que prébendes, chantreries, prévôtés et autres semblables, ceci pour ne pas parler des honneurs. Or, ceux qui s’emploient à envenimer les affaires intestines, et ceux qui prirent le parti du clerc privé de sa prébende, enfin la plupart des gens de mon âge se mirent à murmurer vivement au sujet de la simonie et des excommunications qui, depuis peu, se multipliaient.

 

 

Car cet homme, qui était prêtre et avait une épouse, on ne parvint pas à le séparer de celle-ci à la suite de cette suspension de ses fonctions ; du moins avait-il cessé de célébrer la messe. Or, étant donné qu’il avait préféré sa propre chair aux divins mystères, il fut à juste titre frappé du châtiment qu’il s’imaginait avoir évité en renonçant à célébrer. Mais, une fois dépouillé de sa charge, ne détenant plus rien qui eût permis de le contraindre, il se remit à chanter la messe partout librement, tout en gardant sa femme. Le bruit se répandit ensuite que, au cours de ces cérémonies, il frappait, d’une excommunication répétée de jour en jour, ma mère et sa famille. Elle alors, toujours craintive face aux choses divines, redoutant le châtiment des péchés et le scandale qui en découle, renonça immédiatement à cette prébende injustement acquise, et elle en retint une autre pour moi auprès du seigneur de la ville, dans l’expectative du décès d’un clerc. Pour avoir fui devant des armes de fer, nous nous exposons ainsi aux traits d’un arc d’airain. Donner en effet quelque chose dans l’attente de la mort de quelqu’un, c’est tout simplement inviter autrui à se faire quotidiennement homicide.

 

 

Seigneur Dieu, j’étais donc alors enveloppé dans ces détestables espérances, tandis que l’attente de tes dons, que je n’avais pas encore appris à goûter, ne me retenait nullement. Et cette femme, qui était pourtant tienne, n’avait pas encore compris quels espoirs, quelle sécurité elle allait trouver lorsque tu te serais chargé de me nourrir, elle ignorait quels bénéfices avaient déjà été acquis pour moi. Vivant dans le siècle, elle éprouvait encore dans une certaine mesure des sentiments du siècle : aussi recherchait-elle pour moi-même, qu’elle croyait prêt à désirer les biens du monde, ce qu’elle avait jugé bon de rechercher pour elle-même.

 

 

Mais ensuite, considérant les périls qui menaçaient son âme, elle parcourut les innombrables recoins de son cœur, pour finir par déplorer sa vie passée, puis, se conformant à cette parole : « Ce que je ne veux pas qu’on me fasse, je ne le ferai pas à autrui «, elle jugea d’une extrême démence le fait de chercher à obtenir pour d’autres ce qu’elle dédaignait désormais d’accomplir pour elle-même ; ce qu’elle avait maintenant cessé de personnellement ambitionner, elle estima impie et funeste de le convoiter pour un autre. Il est évident que maintes personnes agissaient tout autrement : nous les voyons renoncer entièrement à leurs biens sous prétexte de réaliser la pauvreté, mais se passionner excessivement pour les biens des autres : non seulement ceux de leur propre famille, ce qui est déjà mal, mais encore ceux des étrangers, ce qui est pis.

 

 

Source : Guibert de Nogent, Autobiographie, éditions Edmond-René Lalande, Belles lettres, coll. « Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge «, vol. 34, 1982.

 

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