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Sainte-Beuve - Portraits de femmes : Madame de Staël.

Publié le 13/07/2011

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Ce que le séjour de Ferney fut pour Voltaire, celui de Coppet l'est pour Mm6 de Staël, mais avec bien plus d'auréole poétique, ce nous semble, et de grandiose existence. Tous deux ils règnent dans leur exil. Mais l'un dans sa plaine, du fond de son château assez mince, en vue de ses jardins taillés et ombragés, détruit et raille. L'influence de Coppet (Tancrède à part et Aménaïde qu'on y adore) est toute contraire; c'est celle de Jean-Jacques continuée, ennoblie, qui s'installe et règne tout près des mêmes lieux que sa rivale. Coppet contrebalance Ferney et le détrône à demi. Nous tous du jeune siècle, nous jugeons Ferney en descendant de Coppet. La beauté du site, les bois qui l'ombragent, le sexe du poète, l'enthousiasme qu'on y respire, l'élégance de la compagnie, la gloire des noms, les promenades du lac, les matinées du parc, les mystères et les ombrages inévitables qu'on suppose, tout contribue à enchanter pour nous l'image de ce séjour. Coppet, c'est l'Elysée que tous les cœurs, enfants de Jean-Jacques, eussent naturellement prêté à la châtelaine de leurs rêves. La vie de Coppet était une vie de château. Il y avait souvent jusqu'à trente personnes, étrangers et amis; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Auguste Wilhelm de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, les barons de Voght, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Mathieu de Montmorency, M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre tout à l'heure désignée par Mme de Genlis sous le nom d'Athénaïs, une foule de personnes du monde, des connaissances d'Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s'engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner; on les reprenait au dîner, dans l'intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à onze heures du soir, et encore au delà souvent jusqu'à minuit. Benjamin Constant et Mme de Staël y tenaient surtout le dé. C'est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n'avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, causeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l'esprit, à la fin, avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus puissantes; c'est là qu'il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde: il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins, à tous les* deux, se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s'entendre par là. Rien, au dire des témoins, n'était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entrecroisées. Mais il ne faudrait pas croire qu'on fût là, de tout point, sentimental ou solennel; on y était souvent simplement gai; Corinne avait des jours d'abandon où elle se rapprochait de la signora Fantastici. On jouait souvent à Coppet des tragédies, des drames, ou des pièces chevaleresques de Voltaire, Zaïre, Tancrède, si préféré de Mme de Staël, ou des pièces composées exprès par elle ou par ses amis.

L'ensemble. — Sainte-Beuve, par ses Portraits de Femmes, nous introduit auprès de celles qui, par leur influence ou par leur action propre, ont joué un rôle important dans la société ou dans la vie de l'esprit. Nous pénétrons vraiment dans l'intimité de ces femmes célèbres, dans leur salon, et nous y retrouvons tous les personnages intéressants de leur temps. Nous voyons ici combien Mme de Staël, du fond de son exil de Coppet, a exercé un rayonnement intellectuel sur son époque, et nous comprenons mieux tout ce que lui doit l'évolution du Romantisme. C'est en mettant en valeur la personnalité même des auteurs, leur milieu, leur formation, que Sainte-Beuve peut retrouver les traits caractéristiques de leur œuvre et préciser comment cette œuvre se rattache au développement de la pensée et aux grands mouvements de l'Histoire.

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