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Semprun : l'écriture ou la vie

Publié le 15/03/2012

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Commentaire de texte : Jorge Semprun : L'Ecriture ou la vie

                Jorge Semprun a été résistant pendant la seconde guerre mondiale; puis il à été envoyé dans le  camps de concentration de Buchenwald. Il est libéré en avril 1945, pourtant ce n'est qu'en 1994 qu'il publie L'Ecriture ou la vie, texte autobiographique qui relate de son expérience des camps de concentration et de la longue genèse d'un témoignage si complexe. Dans le texte que nous allons étudier, Jorge Semprun raconte un épisode décisif de la mise en place de son projet d'écriture : quelques mois après sa libération, il assiste à la projection d'un film d'actualité sur les camps de concentration. Ce dernier est profondément marqué par la différence entre les images qui sont projetées à l'écran, et ses propres souvenirs, qui semblent être teintés d'un coefficient d'irréalité. Il nous raconte en fait, la confrontation d'images intimes, avec des images historiques. Nous pouvons donc nous demander comment Jorge Semprun parvient à transmettre une expérience des plus intimes, qui appartient pourtant à l'Histoire, c'est à dire partagée par tout une population ? Tout d'abord, nous étudierons la fracture entre le \"vu\" et le \"vécu\" , les images filmées par \"l'œil de la caméra\" et les souvenirs du narrateur, ce qui nous conduira à nous interroger sur la vérité de la fiction : pour Semprun, il ne suffit pas de témoigner, mais il entreprend de transmettre une expérience en s'approchant le plus possible de la vérité de l'expérience vécue à travers la fiction. Enfin, nous verrons comment la thèse développée dans ce texte est présente jusque dans la forme même du récit : puisque l'émergence des pensées de l'auteur sont dramatisées, travaillées par la fiction.

 

                Tout d'abord, il semble que Jorge Semprun met en place une personnification de la caméra dès le second paragraphe du texte: en effet il utilise de nombreuses fois l'expression \"l'œil de la caméra\", suivit par un verbe de mouvement : \"explorait\", \"suivait\" par exemple. Ces images cinématographique sont donc issues d'un procédé actif, qui s'oppose directement à la manière dont le narrateur perçoit les images de ses propres souvenirs : en effet, ses souvenirs \"surgissaient parfois brutalement\". Et le narrateur éprouve des difficultés à les ordonner : \"Que je pouvais aussi convoquer en leur donnant même une forme plus ou moins structurée\". Ainsi, les images cinématographiques semblent être des images dénuées de liens affectifs tandis que les souvenirs de Jorge Semprun sont, au contraire des images \"intimes\". De plus, l'expression \"l'œil de la caméra\" rattache les images cinématographiques au seul sens de la vue, sans les imprégner de sentiments, ce ne sont \"que\" des images. C'est pourquoi le narrateur peut par la suite proposer la distinction entre les images de la caméra objectives et celles dont il se remémore qui sont subjectives : \"ces images de mon intimité me devenaient étrangères, en s'objectivant sur l'écran.\" Cette forte opposition se déploie tout le long du texte. Comment le narrateur perçoit cette opposition fondamentale ?                                                                                      Le narrateur restitue sa réaction face à cette dichotomie, à travers le style utilisé, et par le vocabulaire employé. Jorge Semprun écrit : \"C'était la différence entre le vu et le vécu qui était troublante\". De plus, il restitue ses pensées à travers une recherche constante de précision : il utilise l'épanorthose : \"Ou plutôt : (...). Ou plutôt : (...). Ou plutôt : (...)\" . Ainsi, le lecteur comprend l'état émotionnel qu'éprouve le narrateur. Il utilise aussi l'expression \"tourbillon de pensées\" pour décrire l'état dans lequel cette projection l'a plongé. Ce choc vient donc de la confrontation entre une histoire commune retransmise par le moyen des images cinématographiques, et l'intime expérience de l'horreur éprouvée par Jorge Semprun dans le camps de Buchenwald. Le narrateur soulève une autre différence entre ces deux façons de représenter l'histoire : en effet, il associe les images cinématographiques à une réalité certaine. Ils les qualifie d'\"images grises, parfois floues, filmées dans le sautillement d'une caméra tenue à la main\"; elles \"acquéraient une dimension de réalité démesurées\" tandis qu'il semble douter de l'exactitude même de ses propres souvenirs qu'il associe à un rêve. Pourtant, le narrateur se demande quelle représentation est la plus exacte, la plus proche de la vérité. Il distingue dans le texte les notions de réalité et de vérité. Comment d'après Jorge Semprun, la fiction permet de toucher au plus près la vérité ?                                                                                                                                            Lors de la projection, Jorge Semprun remarque que les réactions du public dans la salle de cinéma sont fortes. Les images provoquent un silence \"d'horreur et de compassion\". Le narrateur marque ainsi sa différence par rapport aux autres, ceux qui n'ont pas vécus l'expérience des camps. C'est à eux qu'il souhaite transmettre la vérité de son histoire. Or, d'après lui, les images cinématographiques sont \"muettes\", elles ne permettent donc pas au spectateur de saisir la vérité de ce qu'il s'est passé. Jorge Semprun développe alors une théorie sur la fiction : en effet, selon lui, seule la fiction permet de toucher profondément le lecteur ou le spectateur. En plus de critiquer les images de la projection, Jorge Semprun propose un programme éthique et esthétique ; il utilise le mode conditionnel pour reprocher et proposer des nouvelles idées permettant de transmettre l'expérience des camps de concentration : \"Il aurait fallu (...)\". Il propose un travail de la matière brute qu'est l'image cinématographique : \"fixer l'image pour en agrandir certain détails\", \"en accélérer le rythme\", \"commenter les images\". Et l'on sait par ailleurs que Jorge Semprun a participé à de nombreux projets cinématographiques en tant que scénariste (montrant ainsi son attachement à la fiction) et en tant que témoin, interviewé. Ainsi, Jorge Semprun nous explique dans ce texte à la fois narratif et réflexif, comment, pour lui, la fiction permet de rendre compte d'une vérité atroce. Il semble cependant important de signaler que Jorge Semprun ne cherche pas seulement à transmettre des sentiments, mais qu'il est nécessaire de replacer ces images dans un \"contexte historique\". Mais ce texte ne peut se résumer à l'explication d'une thèse théorique sur le travail et la valeur de la fiction par rapport au documentaire réaliste.

 

                En effet, il possible de considérer ce texte comme un témoignage sur la genèse d'une œuvre littéraire et plus généralement sur la naissance d'une conscience artistique. L'auteur, qui se confond totalement avec le narrateur applique directement ses théories dans le corps même du texte. En effet nous pouvons avoir l'impression que ses pensées sont dramatisées : elles sont présentées sous la formes de révélations. Le discours cherche à atteindre le plus de justesse possible. Le texte est construit de manière logique, de façon à ce que le lecteur puisse suivre pas à pas le cheminement de la pensée du narrateur. Le lecteur est guidé par les connecteurs logiques tels que : \"donc\" dans la phrase \"Ma vie, donc, n'était pas un rêve\" qui est mise en valeur par son isolement par rapport au reste du texte. Le texte suit également une progression chronologique : \"Soudain\", \"La séquence d'actualité avait duré trois ou quatre minutes, tout au plus.\" Cette phrase, située vers la fin du texte étudié, peut peut-être nous diriger vers une lecture particulière du texte. En effet, le texte mélange des passage narratifs où l'auteur raconte et décrit ce qu'il voit dans la salle de cinéma. Puis se greffe en filigrane une réflexion sur le genre du documentaire et la possibilité de représenter une expérience au croisement de l'histoire et de l'intime.                                Les pensées sont développées sous la forme d'une apparente improvisation rendue par une certaine oralité du texte sensible grâce aux enchainements des phrases entre elles qui sont très brefs : \"Les images en effet (...) étaient muettes. Pas seulement parce que (...).\"  Tout ceci nous pousse à penser que les réflexions théoriques sont en fait la matière fictionnelle même du texte. Bien que ces pensées aient très bien pu être celles de l'auteur à ce moment de sa vie, nous notons une mise en fiction du \"Je\" et de ses idées dans ce texte. On pourrait alors penser que ces réflexions livrées sur le mode de la confession, sont celles que l'auteur a pu avoir au moment de la projection du film d'actualité. Ce sont le \"tourbillon de pensées et d'émotions\" que le narrateur évoque à la fin du texte.                               Enfin, la dramatisation de la pensée se fait aussi grâce à une poétisation du texte: en effet, le texte ne peut se réduire à l'explication d'une thèse sur la manière de représenter et transmettre la vérité d'une expérience. L'auteur emplois des images fortes, telles que \"son reflet glacial et néanmoins brûlant\" : cette opposition antithétique entre la chaleur et le froid vise à rendre compte de la puissance maléfique du \"Mal\", et la difficulté d'en parler de manière rationnelle. De même, on trouve dans le texte : \"En voyant apparaître sur l'écran du cinéma, sous un soleil d'avril si proche et si lointain, (...)\". Cette phrase semble indiquer l'ambigüité et le trouble extrême éprouvés par le narrateur, qui connait des difficulté à se situer lui même et les images cinématographiques dans le temps, dans une chronologie précise au moment de la projection. La poétisation du texte se fait aussi à travers le motif du rêve qui vient hanter la seconde partie du récit. Le narrateur fait comprendre au lecteur l'horreur de ses souvenirs, en expliquant que ces souvenirs lui semblaient irréels, que sa conscience avait probablement dû censurer ses souvenirs. C'est pourquoi, on remarque que le mot de rêve est utilisé par trois fois dans un intervalle assez court : \"rien n'avait été un rêve. (...) je n'avais pas rêvé de Buchenwald. (...) Ma vie donc n'était pas un rêve.\" Donc, pour restituer une expérience aussi traumatisante et intime, le narrateur se voit obligé de passer par la fiction afin de rendre compte de ce sentiment d'irréel.

 

                Ainsi, nous avons vu que le texte de Jorge Semprun développe une thèse très intéressante sur la possibilité de la représentation d'un événement des plus intime, qui se situe au croisement de l'histoire commune, le patrimoine historique d'un peuple et de l'intime expérience de l'horreur vécue dans le camps de Buchenwald. Mais nous avons aussi vu que ce texte ne peut se résumer à son fond, et que la forme adoptée par l'auteur permet au lecteur de suivre, et même presque de vivre ces réflexions en même temps que le narrateur. Il semble donc que Jorge Semprun est parvenu à l'objectif qu'il s'était fixé, soit celui de transmettre la vérité d'une expérience des plus intimes, parce que terrifiante.

 

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