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TEXTES THÉORIQUES DE ZOLA

Publié le 09/03/2012

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zola

 

Texte 1

Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. 

 J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. [...] 

  On commence, j'espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. [...] J'ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.

 

Préface de Thérèse Raquin (1868).

Texte 2

 

Je veux montrer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, à  vingt individus, qui paraissent, au premier coup d'œil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur. 

  Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre, comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble. 

  Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices.  Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan.

Préface de La Fortune des Rougon (1871)

Texte 3

Dans mes études littéraires, j'ai souvent parlé de la méthode expérimentale appliquée au roman et au drame. Le retour à la nature, l'évolution naturaliste qui emporte le siècle, pousse peu à peu toutes les manifestations de l'intelligence humaine dans une même voie scientifique. Seulement, l'idée d'une littérature déterminée par la science, a pu surprendre, faute d'être précisée et comprise. Il me paraît donc utile de dire nettement ce qu'il faut entendre, selon moi, par le roman expérimental.

Je n'aurai à faire ici qu'un travail d'adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force et une clarté  merveilleuses par Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Ce livre, d'un savant dont l'autorité est décisive, va me servir de base solide. [...]

[...] Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n'est là qu'une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l'anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout.

I

[...] Avant tout, la première question qui se pose est celle-ci : en littérature, où jusqu'ici l'observation paraît avoir été seule employée, l'expérience est-elle possible?

Claude Bernard discute longuement sur l'observation et sur l'expérience. Il existe d'abord une ligne de démarcation bien nette. La voici: "On donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre; on donne le nom d'expérimentateur à  celui qui emploie les procédés d'investigations simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les présentait pas." Par exemple, l'astronomie est une science d'observation, parce qu'on ne conçoit pas un astronome agissant sur les astres; tandis que la chimie est une science d'expérimentation car le chimiste agit sur la nature et la modifie. Telle est, selon Claude Bernard, la seule distinction vraiment importante qui sépare l'observateur de l'expérimentateur.

[...] Du reste, pour arriver à déterminer ce qu'il peut y avoir d'observation et d'expérimentation dans le roman naturaliste, je n'ai besoin que des passages suivants :

"L'observateur constate purement et simplement les phénomènes qu'il a sous les yeux... Il doit être le photographe des phénomènes; son observation doit représenter exactement la nature... Il écoute la nature, et il écrit sous sa dictée. Mais une fois le fait constaté  et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient, et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène. L'expérimentateur est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée, des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique des prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue... Dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute observation, sans idée préconçue. L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en observateur; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer, et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats."

[...] Eh bien! en revenant au roman, nous voyons également que le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. L'observateur chez lui donne les faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. [...] En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale.

[...] Je citerai encore cette image de Claude Bernard, qui m'a beaucoup frappé: "L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature." Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions.

Mais voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu'on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale appliquée dans le roman, avec toute la rigueur scientifique que la matière supporte aujourd'hui. Un reproche bête qu'on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c'est de vouloir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on n'en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'impossibilité d'être strictement vrai, sur le besoin d'arranger les faits pour constituer une œuvre d'art quelconque. Eh bien! avec l'application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes; c'est là notre part d'invention, de génie dans l'œuvre. Ainsi, sans avoir à recourir aux questions de la forme, du style, que j'examinerai plus tard, je constate dès maintenant que nous devons modifier la nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. Si l'on se reporte à cette définition: "L'observation montre, l'expérience instruit", nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette haute leçon de l'expérience.

[...] Je résume cette première partie en répétant que les romanciers naturalistes observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, des phénomènes inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres.  

 

II

[...] Claude Bernard, en parlant des vitalistes, écrit ceci: "Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les feront disparaître." Et il pose cet axiome : "Chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une façon absolue."

[...] Dès ce jour, la science entre donc dans notre domaine, à nous romanciers, qui sommes à cette heure des analystes de l'homme, dans son action individuelle et sociale. Nous continuons, par nos observations et nos expériences, la besogne du physiologiste, qui a continué celle du physicien et du chimiste. Nous faisons en quelque sorte de la psychologie scientifique, pour compléter la physiologie scientifique; et nous n'avons, pour achever l'évolution, qu'à apporter dans nos études de la nature et de l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale. En un mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants. Le déterminisme domine tout. C'est l'investigation scientifique, c'est le raisonnement expérimental qui combat une à une les hypothèses des idéalistes, et qui remplace les romans de pure imagination par les romans d'observation et d'expérimentation.

Certes, je n'entends pas ici formuler des lois. Dans l'état actuel de la science de l'homme, la confusion et l'obscurité sont encore trop grandes pour qu'on se risque à la moindre synthèse. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a un déterminisme absolu pour tous les phénomènes humains. [...] Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la question d'hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une importance considérable au milieu. Il faudrait sur la méthode aborder les théories de Darwin; mais ceci n'est qu'une étude générale expérimentale appliquée au roman, et je me perdrais, si je voulais entrer dans les détails. Je dirai simplement un mot des milieux. Nous venons de voir l'importance décisive donnée par Claude Bernard à l'étude du milieu intra-organique, dont on doit tenir compte, si l'on veut trouver le déterminisme des phénomènes chez les êtres vivants. Eh bien! dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants je crois que le milieu social a également une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute mécanisme de la pensée et des passions; nous saurons comment fonctionne la machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. [...] Et c'est là ce qui constitue le roman expérimental: posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. [...]

[...] J'en suis donc arrivé à ce point : le roman expérimental est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. Maintenant, je passe à la grande question d'application et de morale.  

 

III

Le but de la méthode expérimentale, en physiologie et en médecine, est d'étudier les phénomènes pour s'en rendre maître. Claude Bernard, à chaque page de l'Introduction, revient sur cette idée. Comme il le déclare : "Toute la philosophie naturelle se résume en cela: connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à ceci: prévoir et diriger les phénomènes."[...] Eh bien! ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à l'étude naturelle et sociale de l'homme la méthode expérimentale. Notre but est le leur; nous voulons, nous aussi, être les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes expérimentateurs, montrant par l'expérience de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social.

Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive possible. Et voilà où se trouvent l'utilité pratique et la haute morale de nos œuvres naturalistes, qui expérimentent sur l'homme, qui démontent et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l'influence des milieux. Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n'y aura plus qu'à agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d'une application plus large. Être maître du bien et du mal, régler la vie, régler la société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les questions de criminalité, n'est-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain? Que l'on compare un instant la besogne des romanciers idéalistes à la nôtre; et ici ce mot d'idéalistes indique les écrivains qui sortent de l'observation et de l'expérience pour baser leurs œuvres sur le surnaturel et l'irrationnel, qui admettent en un mot des forces mystérieuses, en dehors du déterminisme des phénomènes. [...] Claude Bernard dit avec raison: "La conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme, à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme." Notre vraie besogne est là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu à l'inconnu, pour nous rendre maître de la nature tandis que les romanciers idéalistes restent de parti pris dans l'inconnu, par toutes sortes de préjugés religieux et philosophiques, sous le prétexte stupéfiant que l'inconnu est plus noble et plus beau que le connu. [...]

Et j'arrive ainsi au gros reproche dont on croit accabler les romanciers naturalistes en les traitant de fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n'acceptions pas le libre arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions l'humanité  au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de la destinée! Il faut préciser: nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même chose. Claude Bernard explique très bien les deux termes: "Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. [...] Ceci est décisif. Nous ne faisons qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les conditions des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.

Voilà donc le rôle moral du romancier expérimentateur bien défini. Souvent j'ai dit que nous n'avions pas à tirer une conclusion de nos œuvres, et cela signifie que nos œuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateur n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut pour lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience devant le public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner, ni à approuver personnellement: telle est la vérité, tel est le mécanisme des phénomènes; c'est à la société de produire toujours ou de ne plus produire ce phénomène, si le résultat en est utile ou dangereux. [...]                   

Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée. Et voyez à côté de la nôtre, la besogne des écrivains idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique. C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale.  

 

IV

[...] Claude Bernard lui-même a indiqué les évolutions de l'esprit humain. "L'esprit humain, dit-il, aux diverses périodes de son évolution, a passé successivement par le sentiment, la raison et l'expérience. D'abord, le sentiment seul s'imposant à la raison créa les vérités de foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scolastique. Enfin l'expérience, c'est-à-dire l'étude des phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées, de prime abord, ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables; mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi qu'apparut, par le progrès naturel des choses, la méthode expérimentale qui résume tout et qui s'appuie successivement sur les trois branches de ce trépied immuable: le sentiment, 1a raison, l'expérience. Dans la recherche de la vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori ou l'intuition; la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l'expérience."

J'ai donné toute cette page, parce qu'elle est de la plus grande importance. Elle fait nettement, dans le roman expérimental, la part de la personnalité du romancier, en dehors du style. Du moment où le sentiment est le point de départ de la méthode expérimentale, où la raison intervient ensuite pour aboutir à l'expérience, et pour être contrôlée par elle, le génie de l'expérimentateur domine tout; et c'est d'ailleurs ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte en d'autres mains, est devenue un outil si puissant entre les mains de Claude Bernard. Je viens de dire le mot : la méthode n'est qu'un outil; c'est l'ouvrier, c'est l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'œuvre. [...] Que devient donc le génie chez le romancier expérimental? Il reste le génie, l'idée a priori, seulement il est contrôlé par l'expérience. Naturellement, l'expérience ne peut détruire le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète; est-il nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment, que son idée a priori soit fausse? Non, évidemment, car le génie d'un homme sera d'autant plus grand que l'expérience aura prouvé davantage la vérité de son idée personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme, notre maladie romantique, pour qu'on ait mesuré le génie d'un homme à la quantité de sottises et de folies qu'il a mises en circulation. Je conclus en disant que, désormais, dans notre siècle de science, l'expérience doit faire la preuve du génie.

Notre querelle est là, avec les écrivains idéalistes. Ils partent toujours d'une source irrationnelle quelconque, telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle. Comme Claude Bernard le déclare: "Il ne faut admettre rien d'occulte; il n'y a que des phénomènes et des conditions de phénomènes." Nous, écrivains naturalistes, nous soumettons chaque fait à l'observation et à  l'expérience; tandis que les écrivains idéalistes admettent des influences mystérieuses échappant à l'analyse, et restent dès lors dans l'inconnu, en dehors des lois de la nature. [...] Ce qu'il faut accepter seulement, c'est ce que je nommerai l'aiguillon de l'idéal. Certes, notre science est bien petite encore, à côté de la masse énorme de choses que nous ignorons. Cet inconnu immense qui nous entoure ne doit nous inspirer que le désir de le percer, de l'expliquer, grâce aux méthodes scientifiques. Et il ne s'agit pas seulement des savants; toutes les manifestations de l'intelligence humaine se tiennent, tous nos efforts aboutissent au besoin de nous rendre maîtres de la vérité. [...]

Il est bien entendu que je parle ici du comment des choses, et non du pourquoi. Pour un savant expérimentateur, l'idéal qu'il cherche à réduire, l'indéterminé, n'est jamais que dans le comment. Il laisse aux philosophes l'autre idéal, celui du pourquoi, qu'il désespère de déterminer un jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà une besogne assez large, de chercher à connaître le mécanisme de la nature, sans s'inquiéter pour le moment de l'origine de ce mécanisme. [...]

Bien souvent, j'ai écrit les mêmes paroles, donné les mêmes conseils, et je les répéterai ici. La méthode expérimentale peut seule faire sortir le roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction. Je suis sourd à la voix des critiques qui me demandent de formuler les lois de l'hérédité chez les personnages et celles de l'influence des milieux; ceux qui me font ces objections négatives et décourageantes, ne me les adressent que par paresse d'esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscient à des croyances philosophiques et religieuses... La direction expérimentale que prend le roman est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution scientifique, de l'étude de l'homme elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes écrivains qui me lisent, car j'estime qu'il faut avant tout leur inspirer l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes. "  

 

V

[...]

Ce que j'ai répété vingt fois, que le naturalisme n'était pas une fantaisie personnelle, qu'il était le mouvement même de l'intelligence du siècle, Claude Bernard le dit [...] "La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non plus d'autorité scientifique personnelle. Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance; l'expérimentateur, au contraire, fait acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des hommes à celles de l'expérience et des lois de la nature."

[...] Donc, dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs d'école. Il y a simplement des travailleurs plus puissants les uns que les autres.

 [...] J'ai négligé jusqu'ici la question de la forme chez l'écrivain naturaliste, parce que c'est elle justement qui spécialise la littérature. Non seulement le génie, pour l'écrivain, se trouve dans le sentiment, dans l'idée a priori, mais il est aussi dans la forme, dans le style. Seulement, la question de méthode et la question de rhétorique sont distinctes. Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans la méthode expérimentale, dans l'observation et l'expérience appliquées à la littérature. La rhétorique, pour le moment, n'a donc rien à voir ici. Fixons la méthode, qui doit être commune, puis acceptons dans les lettres toutes Ies rhétoriques qui se produiront; regardons-les comme les expressions des tempéraments littéraires des écrivains.

Si l'on veut avoir mon opinion bien nette, c'est qu'on donne aujourd'hui une prépondérance exagérée à la forme. J'aurais long à en dire sur ce sujet; mais ceci dépasserait les limites de cette étude. Au fond, j'estime que la méthode atteint la forme elle-même, qu'un langage n'est qu'une logique, une construction naturelle et scientifique. Celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des vérités. Nous sommes actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort que le grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près de culbuter dans la démence; le grand style est fait de logique et de clarté.

 [...] Le romancier expérimentateur est donc celui qui accepte les faits prouvés, qui montre dans l'homme et dans la société le mécanisme des phénomènes dont la science est maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment personnel que dans les phénomènes dont le déterminisme n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus qu'il le pourra ce sentiment personnel, cette idée à priori, par l'observation et par l'expérience.

[...] En somme, tout se résume dans ce grand fait: la méthode expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les sciences, est en train de déterminer les phénomènes naturels, individuels et sociaux, dont la métaphysique n'avait donné jusqu'ici que des explications irrationnelles et surnaturelles.  

Le roman expérimental (1880) 

 

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