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Vous direz si la représentation vous paraît indispensable pour apprécier et comprendre pleinement une pièce de théâtre

Publié le 15/05/2011

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Le terme théâtre vient du grec « theatron » qui désigne le lieu de la représentation, lui-même issu du verbe grec « theomai » qui veut dire regarder, contempler. D’après son étymologie, le théâtre est un lieu où l’on regarde, observe, d’où l’importance d’une mise en scène. Malgré ce sens marqué par le regard, Alfred de Musset, suite à l’échec de sa première comédie La Nuit vénitienne, a renoncé à faire représenter ses pièces : ce choix est traduit dans l’intitulé de son recueil de comédies : Un spectacle dans un fauteuil. Pour lui, vraisemblablement, le théâtre peut être destiné à la seule lecture.

Il convient donc de se demander si la représentation est indispensable pour apprécier et comprendre pleinement une pièce de théâtre. En d’autres termes, peut-on apprécier totalement une œuvre théâtrale par la seule lecture du texte ou est-il nécessaire d’assister à sa mise en scène ?

Nous verrons dans un premier temps que la lecture peut contribuer à apprécier une pièce de théâtre puis, dans un second temps, nous nous demanderons dans quelle mesure la mise en scène est importante pour la saisir dans son intégralité.

 

Comme toute œuvre littéraire, un texte théâtral peut faire le bonheur du lecteur.

En effet, le dramaturge est un écrivain dont le style particulier charme, captive, interroge ceux qui le lisent. Nombreux sont ceux qui ont travaillé leurs vers en véritables orfèvres, notamment au XVIIème siècle. La tragédie classique, comme les comédies de caractère, ont su inventer des situations originales et exprimer, dans des répliques éblouissantes, la diversité des sentiments humains. Certaines de ces répliques sont si belles qu’elles sont restées dans la mémoire collective, souvent enseignées à l’école, comme la fameuse réplique de Rodrigue au père de Chimène : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend point le nombre des années. » dans Le Cid de Corneille ou encore le trouble de la Phèdre de Racine, qui s’éprend de son beau-fils : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;/ Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; / Je sentis tout mon corps et transir et brûler » La beauté du texte nous touche d’autant plus que la lecture permet de prendre le temps de les savourer.

En effet, le lecteur peut aller à son rythme pour découvrir l’œuvre dramaturgique : il s’accorde des pauses, effectue des retours en arrière, des recherches – tant de vocabulaire que sur le contexte -  tout ce qui lui permet de mieux en saisir le sens. Certains textes écrits dans la langue du XVIIème, plus difficile d’accès aujourd’hui ou dont l’intrigue, complexe, doit être démêlée, invitent à prendre son temps. C’est le cas des pièces de Marivaux, où les héros se déguisent, mentent sur leur identité, où règnent les quiproquos, comme dans Le Jeu de l’amour et du hasard ou Les Fausses confidences où Dubois, le valet, intrigue tant et si bien qu’il parvient à perturber le lecteur autant que sa maîtresse. Pour parfaitement saisir les enjeux d’une pièce comme l’Ecole des femmes de Molière, il est essentiel de connaître la situation de la femme au XVIIème siècle, si contraignante, qui ne laisse quasiment aucune place aux désirs personnels. Lire et relire permettent ainsi de goûter pleinement la richesse du texte théâtral. De plus, les précisions apportées par les didascalies sont un moyen de se représenter les scènes imaginées par le dramaturge.

Les informations données par les didascalies ajoutent, en effet, au plaisir du lecteur. Les dramaturges, surtout contemporains, multiplient les indications sur le décor, les costumes, les mouvements des personnages, leurs mimiques et leurs intonations. Le lecteur peut donc parfaitement comprendre où se situe l’action, imaginer les déplacements sans avoir besoin d’en voir une mise en scène. Alfred de Musset, en particulier, a pris soin de fournir d’abondantes didascalies pour traduire l’effervescence d’une ville italienne à l’époque de la Renaissance, dans Lorenzaccio. Le marchand « ouvre sa boutique », il « étale ses pièces de soie », il bâille… D’autres vont encore plus loin dans le détail, animés par une volonté de metteur en scène, précisant chaque geste, chaque objet… On pense surtout à Beckett et ses longues didascalies initiales comme dans Fin de partie. La scène initiale est décrite « sans meubles », avec une « lumière grisâtre, des fenêtres et des tableaux retournés » sur les murs. Toutes ces indications décrivent bien sûr le décor, mais de façon vague, imprécise, ce qui laisse place à l’imagination du lecteur.

Ainsi, la lecture permet d’imaginer le décor et les personnages comme on le souhaite. Le lecteur peut combler à sa fantaisie les « blancs » des didascalies du théâtre classique – quand on sait seulement que « la scène est à Paris » pour l’Avare de Molière – ou apporter sa touche personnelle aux didascalies-fleuves du théâtre contemporain, qui n’en crée pas moins des univers sans repères, dans des espaces vides, comme c’est le cas de En attendant Godot de Beckett, où les personnages hantent une « route à la campagne, avec arbre. » Il réalise sa mise en scène personnelle et solitaire : n’est-ce pas à cela que l’invitait déjà Musset, lorsqu’il renonça à faire représenter ses pièces ? Libre à lui, alors d’imaginer Cyrano comme il l’entend : grand et fort ou mince et agile, blond ou brun, affligé d’un nez immense ou au contraire, minimisant sa soi-disant infirmité (rappelant au passage que le propre d’un complexe est de s’exagérer)…

La lecture semble donc permettre de savourer une pièce de théâtre, en laissant libre cours à l’imagination et en donnant le droit de prendre son temps… Encore faut-il avoir « des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre. », d’après Molière ! C’est dire combien la mise en scène est essentielle pour le texte de théâtre.

 

 

En effet, la représentation est un moment primordial dans le processus de création.

Car le spectacle est lui-même une expérience intense, qui repose sur le charme d’un lieu et le partage collectif des émotions. La salle, la scène, le décor, les costumes participent à la magie de la représentation théâtrale. Le texte a besoin d’être porté par cette atmosphère, par les conditions dans lesquelles, rassemblé, immobile dans l’obscurité, le public découvre la pièce. Celui-ci est alors solidaire, comme l’était le public du théâtre grec qui retrouvait au spectacle la conscience collective de la cité. C’est que toutes les classes sociales sans distinction se réunissaient et goûtaient le spectacle dans la beauté stupéfiante des amphithéâtres, toujours merveilleusement situés. En outre, de nombreuses œuvres reposent sur la présence réelle de l’assistance. C’est ainsi qu’Harpagon, dans l’Avare, prend à partie le public en le soupçonnant d’avoir dérobé sa cassette ou qu’Arnolphe, dans l’Ecole des femmes, lui confie sa peine lorsqu’il découvre que sa pupille a fréquenté Horace – même s’il ne parvient pour autant à susciter la compassion. Le texte a besoin de la présence d’un public pour exister et tout autant, du corps des acteurs pour s’incarner.

Ainsi, les acteurs sont des êtres vivants, présents, avec leur visage et leur corps, qui donnent une existence complète au texte. Ils sont indispensables pour rendre perceptibles toutes les intentions de l’auteur qui auraient pu échapper à la lecture : l’humour, l’ironie, la dérision, le dépit passent souvent par un geste ou une intonation qui éclairent le sens de l’œuvre. Les quiproquos, le comique de farce reposant sur des gestes, les coups de théâtre prennent toute leur dimension sur scène, lorsqu’on les voit effectivement joués par des acteurs. Dans Les Fourberies de Scapin, l’incroyable énergie de ce valet, prenant des accents différents, frappant tout son soûl un maître pleutre qui le maltraite le reste du temps, n’apparaît que lorsqu’un comédien nous la révèle dans toute sa force. Alors, le rire est inextinguible tandis qu’à la lecture nous avions à peine ébauché un sourire… De même, la beauté saisissante du texte ne nous prend vraiment à la gorge que lorsque le désespoir et la folie de Médée - héroïne éponyme de la pièce d’Euripide - s’apprêtant à tuer ses enfants, sont incarnés par une actrice. Cette présence est d’autant plus émouvante qu’ils sont bien dirigés par un metteur en scène.

Il faut dire que depuis le début du XXème siècle, l’importance du metteur en scène dans la création théâtrale est déterminante. Chaque représentation d’une pièce, si ancienne soit-elle, est l’occasion d’un dialogue entre l’auteur et le metteur en scène. Ce dernier renouvelle le sens de la pièce aux yeux du public contemporain, mettant en valeur son actualité, son universalité. Un grand metteur en scène révèle la pièce dans une dimension insoupçonnée ; ainsi, Didier Bezace, lorsqu’il met en scène L’école des femmes de Molière en 2002 au festival d’Avignon, souligne le tragique dans le personnage d’Arnolphe, qui avait surtout été montré dans son aspect bouffon. Il voit et nous invite à voir tout le tragique de l’intrigue : tout est joué d’avance ; Arnolphe ignore que la femme qu’il a « créée » et qu’il compte épouser, est déjà amoureuse d’un autre, que leur mariage est en route, scellé par leurs pères qui n’attendent que le dernier acte pour se manifester. Ou encore Peter Brook, lorsqu’il propose une mise en scène d’Hamlet de Shakespeare au théâtre des Bouffes du Nord à Paris en 2000 : avec un texte volontairement raccourci, resserré sur l’essentiel, dans un décor très épuré qui correspond à son idéal de théâtre, le metteur en scène donne le premier rôle à un jeune noir américain, Adrian Lester, dont le talent éclate aux yeux de tous. Il ouvre ainsi le théâtre occidental à l’universalité de la révolte de Hamlet contre le vice, l’hypocrisie…

La représentation constitue bien l’aboutissement d’une œuvre théâtrale, elle lui donne cette existence palpable à travers le corps des acteurs, que le texte attendait comme une seconde naissance.

 

L’accès aux textes de théâtre est aujourd’hui facilité par la multiplication des éditions de poche et par la possibilité d’en lire des extraits en ligne ou sur un e-book. Toutefois, il ne faut pas oublier que ces pièces ont été écrites pour être jouées, comme le soulignait déjà Molière au XVIIème siècle et c’est en assistant au spectacle, lorsque c’est possible, que l’on a le plus de chance d’apprécier pleinement une œuvre théâtrale. Lecture et représentation sont complémentaires et la seconde apporte à la première le supplément de vie qui lui manquait.

A l’heure actuelle où la lecture est délaissée et les théâtres fréquentés surtout par une élite malgré ses efforts pour s’ouvrir à tous, peut-on considérer que le cinéma représente une solution pour accéder aux grandes œuvres théâtrales ? En effet, certains metteurs en scène comme Peter Brook filme leurs mises en scène et d’autres adaptent au cinéma des pièces célèbres, comme Jean-Paul Rappeneau avec le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Le film a connu un grand succès, ouvrant ainsi une œuvre majeure de notre patrimoine aussi à des gens qui n’auraient pas franchi le seuil d’un théâtre ni ouvert un livre… Pour autant, la présence physique des acteurs est-elle remplaçable ?

 

 

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